FloriLettres

Jacques Schlanger, En fin de parcours. Par Gaëlle Obiégly (Suivi d'un entretien de 2006)

édition avril 2025

Articles critiques

On n’est jamais sûr d’écrire son dernier livre, même si l’on se considère en fin de parcours. Pour Jacques Schlanger, le moment est venu de relater son aventure intellectuelle. Mais simplement. Il s’assoit à sa table, comme il l’a toujours fait, pour mettre sa pensée au net. Il a écrit de nombreux ouvrages sur des philosophes. Cette fois, il aborde sa propre vie d’un point de vue philosophique. Pour autant, il ne s’agit pas d’une autobiographie. Ce genre s’appuie sur les commencements et les étapes d’une vie. C’est d’une autre manière que Jacques Schlanger expose sa passion intellectuelle. Son incessant questionnement prend place dans un texte dense où l’expérience humaine est analysée, à partir de la sienne. Sept catégories la caractérisent. Être, idéer, savoir, croire, philosopher, vivre, mourir. Il s’agit d’un autoportrait à l’aune de l’activité philosophique. Celle-ci a rempli la vie de Jacques Schlanger. 

Mon compte-rendu s’arrêtera sur un nombre restreint des développements de cet ouvrage inépuisable. Son intérêt tient en premier lieu à son énonciation. A son élocution, faudrait-il dire. Car si la pensée de l’auteur captive à ce point, cela repose sur le lien qu’il parvient à établir entre ses expériences et nous autres. Comme s’il nous parlait au creux de l’oreille. Et pour formuler cette proximité, il utilise le meilleur outil de communication qui soit. Il dit je. 

Sous-titré Autoportrait d’un philosophe de chambre, cet essai se réfère à la musique de chambre par opposition à la musique symphonique. L’auteur établit une comparaison entre celles-ci et les philosophes. D’aucuns, tels Platon, Aristote, Spinoza, élaborent une philosophie publique, impersonnelle, symphonique. D’autres, auxquels Jacques Schlanger se rallie, nous parlent « d’esprit à esprit, d’intellect à intellect, ils s’adressent à nous ». Pour caractériser la philosophie de chambre, l’auteur se fie au genre de philosophie pratiquée par Montaigne dans sa chambre, où il s’est enfermé pour méditer et pour exprimer ce qu’il a à dire. C’est donc à la manière de Montaigne dans la solitude de sa tour que Jacques Schlanger observe son monde idéel, en considérant ce qui l’environne. Disant je, partant ainsi de soi, il s’exprime selon une démarche certes intime mais en intégrant d’autres penseurs. Notamment ceux qu’il a commentés dans ses nombreux ouvrages. 

Professeur émérite de philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem, il refuse de se désigner lui-même philosophe n’ayant pas, dit-il, développé une philosophie propre. Néanmoins son approche de cette discipline est non seulement savante mais aussi personnelle. Ainsi le propos soutenu dans ce livre qui est aussi sobre qu’abondant laisse entendre une réflexion découlant de sa longue vie. Dans la veine de Marc-Aurèle, d’Epictète, Jacques Schlanger exprime, à la première personne, une philosophie de petit format et de grande portée. Il s’adresse à chacun de nous, à la manière de ses illustres prédécesseurs de l’Antiquité. C’est une écriture que l’on suit avec confiance, dont on épouse le questionnement. Celui-ci est porté par la vie même dans ses aspects aussi bien triviaux que spirituels. Il nous emmène au fond des choses. 

Bien qu’il s’approche de la mort, il n’y a rien d’élégiaque dans son propos. Il l’envisage calmement, comme un phénomène naturel. Cette méditation sur la vie humaine se doit d’en aborder la finitude. Certes, le caractère joue dans sa manière de considérer les adieux à la vie. De nombreuses choses ont été dites, écrites, au sujet de cette ultime expérience. Il s’en démarque. Événement inéluctable mais imprévisible, il suscite chez l’auteur maintes questions d’ordre médical, pratique, administratif, mystique, funéraire et surtout philosophique. « Qu’est-ce que cela veut dire pour moi d’être mort ? » Le livre se clôt sur la recherche non pas de la vérité mais d’une signification personnelle. Ce qui conduit chacun à sa propre réflexion. Au reste, c’est tout l’intérêt de cet ouvrage magistral que de nous inciter à l’activité philosophique. Ceci à partir de ce qui fonde notre humanité. 

Jacques Schlanger rend compte d’un cheminement intellectuel. Il découvre ce qu’est sa pensée en la formulant. C’est la raison d’être de son écriture : dialoguer avec soi-même. En vue, bien sûr, de communiquer avec autrui, par le biais du livre. Il ne s’adresse pas uniquement à ses pairs, comme c’est hélas souvent le cas chez les philosophes, mais à n’importe quel être humain. Le lecteur éprouve un plaisir intellectuel tout au long d’un ouvrage parfaitement construit. 

En effet, les chapitres développent une réflexion d’une grande clarté en se focalisant sur les caractéristiques de notre espèce, les facultés engagées dans l’existence. Idéer, savoir, croire, philosopher. L’expérience humaine s’y déploie jusqu’au mourir. 

Quand il se demande : Qui suis-je ? Le philosophe commence par inventorier ce qu’il sait sur lui-même. Il fait ainsi de lui un objet de savoir, s’explore comme s’il était une terre inconnue, détaillant son être dans bien des aspects. Puis il étend son examen à tout humain. Son approche ontologique reprend une distinction classique chez les Anciens. Distinction qui repère trois modes de l’âme. L’âme végétative dont les fonctions vitales sont communes aux plantes, aux animaux et aux humains ; l’âme animale où l’on retrouve des traits psychiques partagés par les animaux et les humains ; l’âme raisonnable, propre aux êtres humains. Cette dernière modalité de l’âme désigne les capacités mentales et intellectuelles de notre espèce. Jacques Schlanger les renomme âme basse, âme moyenne, âme haute afin d’adapter cette distinction à l’ontologie qu’il soutient. 

Le fait d’être, pour tout être humain, résulte de fonctions vitales et de facultés intellectuelles. Celles-ci sont à l’œuvre tout au long de la vie ; quelles que soient les activités auxquelles nous nous consacrons. La première de ces capacités examinées par l’auteur est désignée par le verbe « idéer ». La fabrication d’idées en est le travail. Pour le philosophe, c’est à la table d’écriture que l’idée se sculpte, se peaufine. Jacques Schlanger nous fait entrer dans son atelier. Occupé à dire l’idée qu’il a en tête, il est assailli par d’autres idées dont il n’avait pas la moindre idée. Cette observation l’amène à s’interroger sur le processus d’où procède notre compétence à idéer. Comment l’on retient ces idées qui viennent en nous ? Comment se manifestent-elles en nous ? Si le langage en est le vêtement, les idées le précèdent ; mais encore nues et pauvres. Ce sont des traces d’idées, à partir desquelles se construisent des objets idéels. Cette phase active consiste à la production d’idées, à leur expression. 

Ensuite, Jacques Schlanger considère le savoir, qui mobilise tous les hommes. Le désir de savoir se repère dans bien des attitudes ; étonnement, curiosité, questionnements. Ils sont les signes du vouloir-savoir. Mais comment se constitue le savoir ? Le processus, là encore, est examiné. Mais aussi ce qui en résulte : un objet appréhendé par un sujet est nécessairement transformé par les mécanismes cognitifs de l’individu. Existe-t-il alors un savoir objectif ? 

La subjectivité est à l’œuvre tout au long de cette réflexion dont la solidité intellectuelle repose sur l’observation, la connaissance et l’étonnement. L’ouvrage explore l’activité philosophique, à laquelle Jacques Schlanger a consacré sa vie. Ce dont témoigne prodigieusement cet autoportrait aussi intime qu’universel.


Entretien avec Jacques Schlanger
Propos recueillis par Nathalie Jungerman
Juin 2006 (FloriLettres n°74 - extraits)
En 2006, nous avions rencontré et interviewé pour FloriLettres Jacques Schlanger, à l'occasion de la sortie de Nouvelle solitude aux Éditions Métaillié. Les propos et réflexions partagés lors de cet entretien trouvent un écho dans son ouvrage En fin de parcours récemment publié chez Hermann.
Extrait de Nouvelle Solitude :
Écrire
Écrire, plaisir d'écrire, de tenir un stylo à la main, de le faire passer sur le papier, d'avancer, de noircir la feuille - plaisir physique de l'écriture. Aujourd'hui, avec le clavier de l'ordinateur, j'ai l'air désuet à vanter le plaisir de tenir un stylo à bille à la main et de faire provenir la trace de l'écriture directement du prolongement de mes doigts. J'ai une écriture illisible, surtout quand j'écris vite, quand j'essaie de capter, de retenir, de noter la pensée qui flotte, les mots qui se bousculent pour sortir, le plein d'idées que je veux débroussailler pour en faire un texte, pour insérer ligne par ligne des éclairs diffus d'écriture. Il n'en reste pas moins que j'aime l'acte même d'écrire, d'immobiliser par écrit les textes que je découvre en moi, les paroles que j'invente, les idées que je cherche à retenir. Il y a dans l'écriture un plaisir physique de l'invention, de la rétention de la pensée, étonnement du passage du blanc au noir, du vide au plein, d'un vide qu'ébranlent des signes de plein.

Les événements autobiographiques sont pour vous le point de départ d'une réflexion…
Jacques Schlanger : En effet, je fais usage de moi, de certaines anecdotes de ma vie, de certaines de mes manières d'être, pour communiquer avec autrui, pour me révéler à lui, pour être en contact avec lui. Je ne me raconte pas pour le plaisir narcissique de m'exposer, mais pour créer un lien entre moi et mon lecteur. Je creuse en moi-même le fond sur lequel je m'appuie pour faire vibrer mon lecteur à l'intérieur de lui-même. En me voyant être ce que je suis, il me comprend, et cela parce qu'il se comprend : mon « particulier » porte en soi la trace de notre « universel », et cet « universel » qu'il découvre en moi, il le lie à son propre « particulier » ; c'est ainsi qu'il se retrouve en moi, et que je me retrouve en lui. J'aimerais donc qu'on considère ce que je raconte de ma vie, non pas comme une confession ou une complaisance, mais comme autant d'ouvertures sur chacun de nous-mêmes, sur notre vie, sur notre manière d'être, d'agir, de réagir. C'est en ce sens que je considère ma vie comme exemplaire, car toutes les vies humaines sont exemplaires dans la mesure où chacune d'elles exprime à sa manière l'humanité toute entière. Je me cite : 
« Ma vie est une vie, c'est-à-dire la vie ; ma pensée est une pensée, c'est-à-dire la pensée ; mon désir est un désir, c'est-à-dire le désir ; et ainsi de suite. Voilà qui fonde mon usage de moi, ton usage de toi, l'usage que chacun fait de soi. En examinant ma vie, je retrouve la vie des autres; en partant de ma vie, j'entre en relation avec la vie des autres. » (p.9).
Ainsi, la manière précise dont j'ai perdu la foi et l'anecdote qui s'y rattache n'est pas intéressante en elle-même. Ce qui m'importait c'est de faire comprendre ce que j'entends par « vivre ma croyance en Dieu », par « vivre en ayant cesser de croire en Dieu », comment un changement si radical peut-il arrivé : bref un ensemble de questions qu'un grand nombre d'entre nous se posent ou se sont posées. Changer de croyance, de quelqu'ordre que soit cette croyance, qu'elle soit religieuse, sociale, politique, idéologique, voilà le vrai problème – et ce qui m'est arrivé personnellement n'est qu'une illustration, un exemplum, sans pour autant être un modèle à suivre. Je n'ai livré l'histoire de ma mécréance qu'à partir de ma réflexion sur le problème plus général de la croyance et du changement de croyance.
Dans votre chapitre « Espérer », vous parlez du rapport au temps, en évoquant la manière dont les Stoïciens et les Épicuriens vivent le présent…
J.S. : Il faut d'abord que je vous dise que je suis un grand admirateur d'Épicure, je dirai même qu'il est mon philosophe favori, celui avec lequel je me sens le plus à l’aise. Pour en revenir à votre question, aussi bien les Stoïciens que les Épicuriens vivent intensément le présent, mais ils le vivent d'une toute autre manière. Pour le Stoïcien, tout est déterminé d'avance, le présent est une suite nécessaire du passé, et le futur est un complément nécessaire du présent : une suite nécessaire de causes et d'effets. Par contre, pour l'Épicurien, le monde est en permanente transformation aléatoire ; il vit dans un état d'incertitude, et c'est dans un tel monde qu'il doit apprendre à bien s'intégrer. Alors que le Stoïcien doit se faire à la nécessité qui s'impose à lui, l'Épicurien accepte le poids de sa liberté. Mais tous les deux vivent entièrement au présent, surtout dans leur relation à leur propre mort, dans le sentiment de son inéluctabilité. C'est pourquoi j'ai intitulé mon dernier chapitre « Mourir/vivre », c'est-à-dire vivre à l'ombre lumineuse de la mort.
Pouvez-vous commenter la phrase « je vis à l'ombre de ma mort » qu'on trouve dans « Mourir/vivre » ?
J.S. : Effectivement, je pense beaucoup à ma mort. Le fait de savoir profondément que je vais mourir organise ma vie, me sert de cadre de vie, me rassure même d'une certaine manière dans ma vie. La seule chose définitive, c'est que je vais mourir, et en soi ce n'est pas dramatique : voir la mort comme un point fixe de notre vie relativise les drames de la vie. Ne nous prenons pas trop au sérieux, nous allons tous mourir. Cela ne veut pas dire que je ne dois pas vivre comme il faut, agir comme il faut, jouir de la vie comme cela me convient, mais cette pensée de ma mort me calme, me fait voir les choses à leur juste proportion. Plus encore, l'inéluctabilité de la mort me sert de rempart contre certaines lâchetés de la vie : il y a des limites d'abaissement, d'avilissement, d'indignité, que la mort inéluctable nous permet de ne pas franchir. Il faut à la fois ne pas faire trop attention à la vie, et y faire très attention. On est là tout le temps dans une sorte de va-et-vient, à la recherche du bon équilibre de vie, en prévision de la mort. En ce sens, l'ombre de la mort dans laquelle je vis me permet une plus grande liberté, et même des choix radicaux, parce que je sais que cela ne sera pas pour toujours.
J'ai bien sûr une appréhension, celle de la déchéance, « le naufrage de la vieillesse ». C'est cela qui fait vraiment peur, non pas le fait de mourir, mais la voie qui nous y mène. Les gens âgés voient beaucoup de gens âgés qui meurent mal, dans la douleur, dans la démence, dans les excréments : la mort est là une véritable délivrance. Le rêve : mourir, ni trop tôt, quand la vie vaut encore la peine d'être vécue, ni trop tard, quand la vie n'est plus qu'une honte à supporter.

Dans « Espérer » vous écrivez : « La sagesse se présente comme une manière de ruser avec ce qui nous arrive en s'en accommodant… Espérer, c'est rester enfant, c'est croire qu'on peut recevoir ce qui ne nous revient pas, croire qu'il est possible de plaire aux puissances. Le sage sait que cela n'est pas possible… » De quel sage s'agit-il ?
J.S. : Je rêve de sagesse, j'aimerais être sage, mais je sais que je ne le suis pas, et que je ne le serai jamais. J'admire la lucidité du sage, sa froideur même, son acceptation, sa résignation, mais je n'arrive pas à m'y faire. Trop de choses s’emmêlent en moi, l'espoir, le désespoir, le désir, la crainte, la haine, l'amour, autant de traits dont se dispense l'in-humanité du sage, autant de traits qui marquent notre humanité. Le sage ruse avec ce qui lui arrive pour chercher à le dominer ; et nous autres, restés enfants, nous nous débattons avec ce qui nous arrive, en faisant de notre mieux et en espérant que la chance soit avec nous. Un garde-mobile a sauvé ma vie, et mon ami Chimy est mort à Auschwitz : je n'arrive pas à m'en sortir.

(FloriLettres n°74, juin 2006 )
L'entretien complet est en ligne sur le site de la Fondation La Poste