FloriLettres

Extraits d'entretiens sur l'écriture épistolaire

édition avril 2025

Entretiens

Quelques extraits d'entretiens, parus dans différents numéros de FloriLettres, qui ont notamment pour sujet l'écriture épistolaire, avec Martin Rueff, Lídia Jorge et Geneviève Haroche-Bouzinac ainsi que des passages d’un texte de Marc Escola, « La lettre et les lettres ».

Martin Rueff, lauréat du prix Sévigné 2024
Propos recueillis par Nathalie Jungerman
novembre 2023 (FloriLettres n°244, extraits)

Poète, traducteur et philosophe, Martin Rueff est actuellement professeur à l'Université de Genève et dirige chez Verdier la collection Terra d'Altri, spécialisée en littérature italienne. Il a été responsable chez Gallimard de l'édition des OEuvres de Cesare Pavese dans la collection « Quarto ». Il est l'auteur de textes de création poétiques et critiques, ainsi que de nombreuses traductions. Il a publié aux Éditions Nous (2023), Liguries, un recueil d'inédits d'Italo Calvino. Il est, avec Christophe Mileschi, le traducteur du Métier d’écrire, recueil de 315 lettres de Calvino qu'il a établi et préfacé. Nous l'avions interviewé en novembre 2023, à l'occasion de la paru­tion de cette correspondance soutenue par la Fondation La Poste. 

Martin Rueff a reçu le prix Sévigné 2024 le 15 janvier 2025 pour son édition de la Correspondance d'Italo Calvi­no, Le métier d'écrire (Gallimard, coll. Du Monde entier, octobre 2023)

Écrire des lettres fait partie du métier d’écrire.

Liguries de Calvino, recueil bilingue que vous avez traduit et présenté, est publié aux éditions Nous et a paru en même temps que Le Métier d’écrire. Ce recueil est formé d’un ensemble de textes inédits de Calvino, poèmes et proses. Est-ce que traduire la Correspondance d’Italo Calvino présente (ou ne présente pas) des difficultés particulières ? Est-ce que le travail de traduction est différent quand il s’agit d’autres textes ? « Il écrit ses lettres comme il écrit ses livres (…) Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte c’est l’écriture. », peut-on lire dans votre préface…
Martin Rueff : Les lettres d’Italo Calvino ne présentent pas de difficultés particulières. La langue d’Italo Calvino vise partout la clarté, la vitesse, la profondeur sans affectation, la légèreté et la fermeté. Il faut être aussi attentif que lorsque l’on traduit ses fictions ou ses essais. Au reste, certaines de ces lettres se présentent comme de véritables dissertations. On peut même penser que certaines furent écrites pour être publiées. On notera des effets de contagion : des morceaux d’articles deviennent des lettres, des bouts de lettres se retrouvent dans des articles. Écrire des lettres fait partie du métier d’écrire.

Calvino s’étonne que Pavese puisse tenir un journal intime, lui qui n’en a jamais tenu et « n’écrivait pas des lettres pour se confier »… Quel était pour Calvino le rôle de la correspondance et du correspondant ?
M.R. : Calvino écrit pour comprendre et se comprendre. [...] Pour lui, inciter son correspondant à s’améliorer, c’est aussi s’entraîner. Comme chez Sénèque, il s’agit pour Calvino de s’entraîner sa vie durant et de recourir à l’appui d’un correspondant pour progresser. Comme chez Sénèque enfin, et pour citer Michel Foucault, « le travail que la lettre opère sur le destinataire, mais qui est aussi effectué sur le scripteur par la lettre même qu’il envoie, implique donc une « introspection » ; mais il faut comprendre celle-ci moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu’on donne à l'autre sur soi-même ». La morale n’est pas absente de la correspondance de Calvino et il arrive aussi qu’il écrive pour s’éprouver, pour dire ses désaccords et se comprendre dans ses différends. Il écrit ainsi à Silvio Micheli : « cela fait un bout de temps que nous ne nous écrivons plus et c’est grave. Il est très important que nous continuions à nous disputer par lettres, et c’est très utile pour tous les deux » et à Fortini, avec quelle profondeur : « les divergences entre nous sont profondes et anciennes. Toute collaboration entre nous qui n’en tiendrait pas compte serait insincère. »

florilettres244.pdf


Lídia Jorge
Propos recueillis par Nathalie Jungerman
Mars 2004 (FloriLettres n°39, extraits)

La forme épistolaire est un modèle, quelque chose de profond dans mon écriture : j'écris toujours pour un destinataire.

À l'occasion de la sortie en France aux éditions Métailié du septième roman de Lídia Jorge, Le Vent qui siffle dans les grues (2004), et de la réédition dans la collection Suites chez le même éditeur de La Couverture du Soldat, nous avions fait la connaissance de la romancière portugaise dont l'œuvre exigeante, construite, fait entendre « la voix de ceux qui généralement n'ont pas la parole ». Ce qui nous avait le plus frappé c'est la clarté savoureuse et l'éloquence avec lesquelles elle exprimait son goût pour la littérature, l'écriture et le travail de mémoire. Lídia Jorge écrit contre l'oubli, tente, par la fiction, d'appréhender le réel, de saisir une vérité et de rompre les silences. Elle met en scène des univers qui s'opposent, se déchirent. Á travers le destin d'une famille, elle dénonce les trahisons, la misère sociale, les mutations de la société portugaise ; parle du désir et de l'attente, de l'immobilisme et de l'être en exil. Á la fois attentive à ce qu'il y a de plus contemporain et de plus ancestral, Lídia Jorge rythme ses romans de références mythiques. D'une écriture qui se déploie en descriptions lyriques, elle tisse les destinées avec une intensité, une mélodie singulière, mêlant la forme épistolaire à la narration.

L'envoi épistolaire, la lettre, l'écriture intime se mêlent à la narration : dans La Couverture du soldat les extraits des lettres des fils qui ont fui le domaine familial, les dessins d'oiseaux envoyés par le père absent à sa fille, la lettre où il annonce son retour et, dans La Forêt dans le fleuve où s'insèrent les pages d'un journal intime postérieur au récit, un texte dans le texte… Quel lien entretenez-vous avec la forme épistolaire ?
Lídia Jorge : La forme épistolaire est un modèle, quelque chose de profond dans mon écriture : j'écris toujours pour un destinataire. Je veux imaginer un destinataire. Il est parfois abstrait, parfois c'est quelqu'un qui émerge du jardin de ma mère et que je vois à travers la fenêtre. C'est quelqu'un qui est là mais à qui je ne peux donner un visage. J'ai besoin d'une oreille, d'un cœur, je ne suis pas capable de parler avec un « je » sans un « tu », un « toi », et c'est vrai que même mes romans sont une espèce de lettre déguisée, une adresse. Dans le dernier roman par exemple, c'est difficile de le découvrir mais ça y est, à la fin de la narration, quand on comprend que la cousine de Milene ne laisse pas tomber dans l'oubli le crime trahi. Tous ces livres sont une grande lettre. Peut-être que j'écris pour un « toi » qui est proche même quand je ne dis pas « je », « tu », j'ai besoin de penser à un destinataire, presque une écriture orale, d'ailleurs c'est sans doute un trait caractéristique, je n'utilise pas beaucoup de pages avec des thèmes abstraits, je fuis l'abstraction.

Votre écriture est en même temps très travaillée, poétique aussi…
L.J. Oui, et parfois mes livres sont plus longs à cause de ça, je n'ai pas une écriture de type anglo-saxon, ni français. C'est quelque chose qui vient de ma langue, du rythme de ma langue, qui exige des images propres au portugais, à notre mode de pensée. Si je faisais de courts récits directs, tout serait perdu, je n'en suis d'ailleurs pas capable. J'aime déployer calmement le récit, inviter l'autre, le lecteur à entrer. Pour chaque livre, c'est comme une longue missive que j'adresse à quelqu'un. La forme épistolaire m'intéresse beaucoup.

Lídia Jorge
La Forêt dans le fleuve (2000)
La couverture du soldat (1999)
Le vent qui sifle dans les grues (2004)
Éditions Métailié


Geneviève Haroche-Bouzinac

Propos recueillis par Nathalie Jungerman
Janvier 2015 (FloriLettres n°160, extraits)

Une correspondance soutenue est la promesse d’une œuvre à deux plumes, et évoque les formes littéraires de l’Entretien ou du Dialogue.

Geneviève Haroche-Bouzinac, professeure émérite à l'université d'Orléans, est l'auteure de biographies remarquées qui lui ont valu de nombreux prix. En 2024, elle a reçu le Prix de la biographie du journal Le Point et le prix Goncourt de la biographie pour Madame de Sévigné, une femme et son monde au Grand Siècle (Flammarion, 2023). Geneviève Haroche-Bouzinac a fondé (en collaboration) Épistolaire, Revue de l’AIRE. dont elle dirige le comité de rédaction depuis 1990.

Au début du 40e numéro de la revue de l’AIRE, quatre ou cinq questions ont été posées à huit spécialistes de l’épistolaire. Pourriez-vous, à votre tour, répondre à la question suivante : « Quels sont les quatre termes que vous associez spontanément à la lettre ?» Et pourquoi ?
Geneviève Haroche Bouzinac : Lien. Je dirai, pour emprunter à Boris Cyrulnik le titre de son bel ouvrage, que toute correspondance est placée « sous le signe du lien. » Elle le tisse, l’enrichit et parfois même le rompt. C’est ce qui donne à la lettre son caractère vital et sa pérennité. L’ardeur que mettent nos contemporains à s’entretenir par mail n’est probablement qu’une des manifestations actuelles d’un besoin de dissiper une solitude, de rester en contact (ou d’en avoir l’illusion avec d’autres individus. 
Mémoire parce que toute correspondance fabrique du souvenir tantôt sur le mode nostalgique, tantôt sur celui du soulagement. Elle se nourrit de la durée, crée son propre système temporel au rythme du dialogue et conserve la trace d’une relation dont quelques feuillets sont les derniers témoins. En outre, la mémoire de l’épistolier puise dans ses réserves : des citations recopiées, des extraits, des anecdotes créent des effets de résonance avec le présent .
Amitié et constance, bien sûr, car l’amitié ne saurait se conserver sans ces signes qui jettent un pont sur l’absence. Une correspondance soutenue est la promesse d’une œuvre à deux plumes, et évoque les formes littéraires de l’Entretien ou du Dialogue. L’amitié est aussi ce qui donne du courage aux épistoliers. Amitié, constance, courage... Constantia et fortitudo... bien des correspondances de guerre notamment, mériteraient cette devise. 
Poésie. Dans les lettres y compris dans celles des épistoliers « ordinaires, des « non écrivains » des effets poétiques se dégagent : poésie des choses quotidiennes, des sentiments simplement exprimés (qui ne sont pas nécessairement simples). La distance et la liberté que les épistoliers peuvent prendre grâce à l’absence du destinataire permettent sans doute cette poétisation du réel. Ce rapport entre « Lettre et Poésie » a fait l’objet d’un dossier dans Épistolaire.


Marc Escola

La lettre et les lettres 
Avril 2002 (FloriLettres n°2 - extraits)

Parce que toute lettre s’écrit dans cette conscience de l’absence et dans une fiction de l’im­médiateté, parce qu’elle sait en outre devoir être lue à distance dans l’es­pace comme dans le temps, elle met en jeu les données fondamentales de la communication littéraire.

Marc Escola est Professeur de littérature française de l’âge classique et de théorie littéraire à l’Université de Lausanne. Il est l’auteur de plusieurs essais sur les rapports entre morale et fiction au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles : dans les Caractères de La Bruyère, les Fables de La Fontaine, ou les Contes de Perrault. Il a rédi­gé plusieurs ouvrages de théorie littéraire dont Le Misanthrope corrigé. Critique et création (Hermann, 2021), ainsi qu'un essai sur le théâtre de Diderot aux éditions Mimèsis sous le titre Le Cinéma des Lumières. Diderot, Deleuze, Eisenstein (Mimèsis, 2022)... Il est aussi directeur de la collection d’essais anthologiques de théorie littéraire « GF-Corpus » (Flammarion), et l’un des principaux animateurs du site Fabula. En 2002, nous lui avions proposé d'écrire un texte pour le deuxième numéro de FloriLettres.

« Comment ? j’aime à vous écrire ! c’est donc le signe que j’aime votre absence, ma fille : voilà qui est épouvantable. »
Quiconque s’est un jour essayé à rédiger une lettre s’est affronté à ce paradoxe auquel le nom de Mme de Sévigné demeure pour nous durablement attaché : s’il faut faire la part d’un feint étonnement dans cette déclaration de la marquise à sa fille Mme de Grignan (20 octobre 1677), elle vient dire quelle tension habite l’écriture épistolaire qui simule les conditions de l’échange oral pour assumer le fait qu’elle est une communication différée. Parce que toute lettre s’écrit dans cette conscience de l’absence et dans une fiction de l’immédiateté, parce qu’elle sait en outre devoir être lue à distance dans l’espace comme dans le temps, elle met en jeu les données fondamentales de la communication littéraire.

Les « ordinaires » de la marquise
La volumineuse Correspondance de la marquise de Sévigné doit beaucoup aux conditions de l’acheminement postal et au réseau de « relais de postes », créé par Richelieu, mais que Louvois entreprend de réorganiser à partir de 1662 en « monopole d’État » ; les délais se régularisent et certaines destinations sont désormais desservies à jour fixe deux à trois fois par semaines — les « ordinaires », auxquels la marquise ajoute souvent des courriers rédigés par avance (« de provision ») si bien que l’écriture épistolaire tend chez elle à la pratique d’une sorte de journal intime. Tout autant que le goût de la marquise pour les narrations détaillées, ce sont ces conditions toutes matérielles qui commandent en effet la forme de « relations » que l’épistolière a donné à ses lettres ; il n’est pas rare qu’elle ait à revenir d’une lettre à l’autre sur un même épisode de la chronique mondaine, dont elle avait ignoré d’abord tel détail ou dont elle apprend après coup les suites ; sa correspondance nous offre ainsi le plaisir des « séries » ou du « feuilleton » — et constitue aussi bien une mine extraordinaire de détails sur la vie quotidienne au temps de Louis XIV.

Frontières du littéraire
On verra donc bien plus qu’un heureux hasard de langue dans le fait que ce même mot de lettres puisse désigner l’oeuvre épistolaire et l’ensemble de la production littéraire. Substitut de l’échange oral, la lettre est un « discours des absents » (J.-Ph. Arrou-Vignod), un « commerce avec les fantômes » qui se confond avec un « tourment » (F. Kafka) : l’échange épistolaire le plus dénué d’intention esthétique et la vocation littéraire la mieux affirmée ont ceci de commun de s’écrire comme communication différée, de chercher à atteindre à distance un lecteur dont on ne peut mesurer les réactions et qui reste de ce fait en quelque façon inconnaissable. La lettre intègre d’autant plus facilement le panthéon des belles-lettres qu’elle vit finalement du même risque que le texte à vocation esthétique, et ce risque met à mal en retour le « je » qui l’énonce ; dans le temps de la rédaction, ce « je » cherche bien à s’inscrire comme substitut de celui qui s’exprimerait dans la conversation — c’est ici la « fiction » propre de la communication épistolaire : je t’écris comme je te parlerais si seulement tu étais encore là — mais celui-ci ne viendra finalement « toucher » son destinataire que comme un sujet désincarné, plus proche de l’instance énonciative d’un texte de fiction que de la subjectivité  du contexte oral — ce que tu m’écris, tu ne me l’avais pas su dire de vive voix et tu ne me l’aurais peut-être jamais dit. Le texte épistolaire le plus authentique et le texte de fiction ont au moins cette marge en commun : le ressort de l’échange tient dans ce conditionnel par quoi, écrivant, je prends le risque de devenir un autre, et ou, lisant, j’accepte que l’autre soit toujours différent.