FloriLettres

Lettres choisies - Stéphane Mallarmé

édition février 2019

Lettres et extraits choisis

Stéphane Mallarmé - Correspondance
© Gallimard, mars 2019.

 

1 - À Numa Mallarmé [1854 ?]

Mon cher papa

J’avais appris un compliment,
Et j’accourais pour célébrer ta fête,
On y parlait de sentiment,
De tendre amour, d’ardeur parfaite ;
Mais j’ai tout oublié,
Lors que je suis venu,
Je t’aime est le seul mot que j’ai bien retenu


28 - À Henri Cazalis

Sens. [Jeudi] 25 Septembre 1862

Mon bon Henri,

J’aurais dû, je le sais, te répondre il y a huit jours, mais je ne sais plus faire autre chose que penser à Marie. D’abord, elle était à la campagne, et j’étais comme un corps sans âme : je n’aurais pas eu le courage de soulever une plume. Depuis, elle est revenue, et je suis tellement à elle, cœur et tête, que cela me semble presque une impiété que de prendre dans mon bureau une feuille de papier qui ne sera pas remplie à son intention. Je crois lui voler un temps qui lui appartient. Toutefois, comme notre amitié est sœur de mon amour, causons longuement aujourd’hui, cher am...oureux.
Je relis encore ta lettre qu’illumine le souvenir d’un si beau Rêve !
J’ai bien pensé à toi, va, pendant ton voyage, et, plus d’une fois, en tirant ma montre, Je me suis dit : « Il arrive... »
Quel Rêve ! quel rêve, cher Cazalis ! et que la réalité doit être pénible maintenant ! Je suis sûr que tu ne peux croire que tu l’as vue comme avant tu n’osais croire que tu la verrais ! Je connais cela.
Et elle a toujours été la même ? Neige, hermine, plume de cygne — toutes les blancheurs.
Malheureux ! comment peux-tu maintenant griffonner dans une étude et respirer l’odeur nauséabonde du papier timbré !...
Peut-être, cependant, cela t’est-il bon — en t’empêchant de penser, et, par suite, d’être malheureux ? Oh ! les voyages ! les voyages !
Voici plusieurs jours que pour poème unique je lis un Indicateur des Chemins de Fers ! Si tu savais quelles jouissances exquises je goûte à voir ces chiffres alignés comme des vers ! Et ces noms divins qui sont mon horizon bleu : Cologne, Mayence, Wiesbaden. C’est là que je voudrais m’envoler avec ma douce sœur, Marie ! La Prusse, l’Allemagne, l’Autriche, tout cela se confond dans mon désir, et ces stations Allemandes ont pour moi un parfum indicible.

Allons-nous-en par l’Autriche !
Nous aurons l’aube à nos fronts ;

Je serai grand, et toi riche,
Puisque nous nous aimerons.

Oui, je passe des heures sur ce papier captivant. Il y a parfois de gros chiffres soulignés qui éclatent avec le bruit hâtif des locomotives passant sur les disques de bois des gares — et des noms en grandes lettres qui sont des « Qu’il mourût ! »
Je suis fou, n’est-ce pas ? La preuve, c’est que je vais faire un poème en prose sur ces projets de voyage.
(…)


56 – À Henri Cazalis

[Tournon,] Jeudi matin [7 ? janvier1864]

Mon Henri,

Je t’envoie enfin ce poème de l’Azur que tu semblais si désireux de posséder. Je l’ai travaillé, ces derniers jours, et je ne te cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de mal, — outre qu’avant de prendre la plume il fallait, pour conquérir un moment de lucidité parfaite, terrasser ma navrante Impuissance. Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche, et que le premier mot, qui revêt la première idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet général du poème, sert encore à préparer le dernier. L’effet produit, sans une dissonance, sans une fioriture, même adorable, qui distraie, — voilà ce que je cherche.  Je suis sûr, m’étant lu les vers à moi-même, deux cents fois peut-être, qu’il est atteint. Reste maintenant l’autre côté à envisager, le côté esthétique. Est-ce beau, y-a-t-il un reflet de la Beauté ? Ici, commencerait mon immodestie si je parlais, et c’est à toi de décider.
Henri, qu’il y a loin de ces théories de composition littéraires à la façon dont notre glorieux Emmanuel prend une poignée d’étoiles dans la voie lactée pour les semer sur le papier, et les laisser se former au hasard en constellations imprévues ! Et comme son âme enthousiasme [sic], ivre d’inspiration, reculerait d’horreur devant ma façon de travailler ! Il est le poète lyrique, dans tout son admirable épanchement. Toutefois, plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poe.
Le poème inouï du Corbeau a été ainsi fait. Et l’âme du lecteur jouit absolument comme le poète a voulu qu’elle jouît. Elle ne ressent pas une impression autre que celles sur lesquelles il avait compté. — Ainsi, suis ma pensée dans mon poème, et vois si c’est là ce que tu as senti en me lisant. Pour débuter d’une façon plus large, et approfondir l’ensemble, je ne parais pas dans la première strophe. L’azur torture l’impuissant en général. Dans la seconde, on commence à se douter, par ma fuite devant le ciel possesseur, que je souffre de cette terrible maladie. Je prépare dans cette strophe encore, par une forfanterie blasphématoire Et quelle nuit hagarde, l’idée étrange d’invoquer les brouillards. La prière au Cher Ennui confirme mon impuissance. Dans la troisième strophe, je suis forcené comme l’homme qui voit réussir son vœu acharné. La quatrième commence par une exclamation grotesque, d’écolier délivré. Le ciel est mort ! Et, de suite, muni de cette admirable certitude, j’implore la Matière. Voilà bien la joie de l’Impuissant. Las du mal qui me ronge, je veux goûter au bonheur commun de la foule, et attendre patiemment la mort obscure... Je dis : Je veux ! Mais l’ennemi est un spectre, le ciel mort revient, et je l’entends qui chante dans les cloches bleues. Il passe, indolent et vainqueur, sans se salir à cette brume et me transperce simplement. À quoi je m’écrie, plein d’orgueil et ne voyant pas là un juste châtiment de ma lâcheté, que j’ai une immense agonie. Je veux fuir encore, mais je sens mon tort et avoue que je suis hanté. Il fallait toute cette poignante révélation pour motiver le cri sincère, et bizarre, de la fin, l’azur... — Tu le vois, pour ceux qui, comme Emmanuel et comme toi, cherchent dans un poème autre chose que la musique du vers, il y a là un vrai drame. Et ç’a été une terrible difficulté de combiner, dans une juste harmonie, l’élément dramatique, hostile à l’idée de Poésie pure et subjective, avec la sérénité et le calme de lignes nécessaires à la Beauté.
Mais tu vas me dire que voilà beaucoup d’embarras pour des vers qui en sont bien peu dignes. Je le sais. Cela, toutefois, m’a amusé de t’indiquer comment je juge et je conçois un poème. Abstrais de ces lignes toute allusion à moi, et tout ce qui a rapport à mes vers, et lis ces quatre pages, froidement, comme l’ébauche, fort mal écrite et informe, d’un article d’art.
Tuus,

Stéphane Mallarmé.

Je ne me relis pas. Et je te plains d’avoir à me lire, povero !


115. À Villiers de l’Isle-Adam

Tournon, [dimanche] 31 décembre 1865

Mon bon Villiers,

Une lettre entre nous deux est une mélodie banale que nous laissons aller au hasard, pendant que nos deux âmes, qui s’entendent si merveilleusement, font une basse naturelle et divine à sa vulgarité. Je crois, du reste, que nous avons ce talent de ne savoir joindre deux mots que quand nous écrivons un Poème : ajoutez que, depuis ce matin, je remplis de copie une quarantaine d’enveloppes dédiées à des êtres charmants que j’ai rencontrés jadis et qui m’ont aimé, et que je n’ai pas la cruauté d’oublier. Mais je ne suis plus à leur diapason, et ne peux leur offrir que de vides paroles.
Cette fatigue, avec la haine d’écrire quand ce n’est pas pour l’Art, m’ excusera, n’est-ce pas, puisque je fais cette concession à la réalité, vous sentant sans cesse près de moi et parmi ma solitude, d’aimer que vous receviez un papier de moi le jour du nouvel an.
Travaillez-vous, mon bon ami, dans votre exil ? Dites-moi bien cela. Pour moi, j’ ai eu tous les ennuis depuis mon retour à Tournon, mon temps morcelé par le collège, une visite ennuyeuse d’un mois faite à ma femme par une sœur qui ne m’est pas sympathique, et, il y a quinze jours, quand je rêvais admirablement mon poème entier d’Hérodiade,  j’ ai été interrompu par la mort d’un grand-père qui m’appelait à Versailles. Mais je vais me remettre au travail, avec bonheur ! J’ai le plan de mon œuvre, et sa théorie poétique qui sera celle-ci : « donner les impressions les plus étranges, certes, mais sans que le lecteur oublie pour elles une minute la jouissance que lui procurera la beauté du poème » En un mot, le sujet de mon œuvre est la Beauté, et le sujet apparent n’est qu’un prétexte pour aller vers Elle. C’est, je crois le mot de la Poésie.
Je vous adresse la note assez exacte du vers, dans un petit poème composé après le travail de la nuit auquel j’ai acclimaté mon esprit en souvenir de vous. Le poète, effrayé, quand vient l’aube méchante, du rejeton funèbre qui fut son ivresse pendant la nuit illuminée, et le voyant sans vie, se sent le besoin de le porter près de sa femme qui le vivifiera.

— Mon papier est plein, c’est une raison, comme une autre, de ne pas vous écrire toute la nuit, je vous presse les mains de tout mon coeur en vous souhaitant une belle et grande année, — votre ami,

Stéphane Mallarmé


1542- À Melle Mallarmé

[Valvins,] Samedi matin [11 juillet 1891]

Tu t’es donc fait mal aux pieds, ma pauvre enfant : nous en causons, longuement. Avec le mauvais temps aussi, n’est-ce pas ? la mer est belle. Tu souriras de Valvins en revenant. Il continue à ne s’y rien passer. Si, une rixe de rôdeurs hier soir commencée sur le pont et finie devant les sainte-Colombe ; et le pauvre âne va être abattu, petite mère a parlé, avec véhémence, à César, devant Madame Mary stupéfaite et on n’a plus remis à l’eau le patient. Moi, j’ai fait une promenade à voile vers Thomery hier ; le soir, on a complété le ponton comme par le passé, le canot prend des airs plus nobles. On vend la yole, du moins j’ai écrit à Tellier.
Petit chat, tu m’excuseras, près de Madame Ponsot, l’autre jour de ne lui avoir pas glissé la carte sous une enveloppe à elle, mais c’était dans un coup de feu de facteur ; et tu embrasseras Eva (tout simplement.)
Tu vois, pour que je ne te parle pas d’abord de la santé de petite mère, il faut qu’il n’y ait rien à dire, ni en très bien non plus. Moi, je me suis remis, presque.

Je te baise la main

ton papa.


3077. À Ambroise Vollard

Valvins, par Avon (Seine-et-Marne)
[Mercredi] 15 Septembre [1897]

Cher Monsieur Vollard

Bonjour, amitiés. Vous savez que la Maison Didot traîne infiniment : j’ai eu trois fois des épreuves, mais à des mois d’intervalle, les intermédiaires assez satisfaisantes ; les dernières, inconsidérément et sans indication mienne, modifiées. Tout ceci de petits ennuis, tout en présentant cette gravité que je n’ai encore tenu rien d’assez net pour le communiquer à Redon. Je viens d’écrire, de presser et espère avoir quelque chose de propre cette fois-ci : vous pouvez, de votre côté, vous occuper de la fabrication du papier, vingt-quatre pages soit six feuilles du format convenu.
Terminons le Coup de Dés ; avant Hérodiade : oui, je serais enchanté que Vuillard illustrât ce poème-ci, ouvrez-vous-en à lui et qui sait s’il ne cédera pas à la tentation ; car il peut tout faire. Nous causerons de l’opportunité de publier, selon mon habitude, en épreuves, dans une revue — ou pas — les additions que je fais ; jamais, du reste, l’œuvre entière qui doit paraître, telle, chez vous, d’abord, certainement. Je n’en suis pas là, du reste : ces morceaux nouveaux, comme je les vois, étant considérables ; à eux deux, prélude et finale, allant jusqu’à plus que doubler le fragment qui existe.
Mon ami Mardrus est tout à fait un homme de parole et il est charmant à lui d’avoir souscrit le premier.
Votre main, mon cher
Éditeur, très affectueusement

Stéphane Mallarmé