FloriLettres

Entretien avec Bertrand Marchal. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition février 2019

Entretiens

Bertrand Marchal est un enseignant, chercheur, éditeur critique. Il est directeur de l’École doctorale « Littératures françaises et comparée » à l’université de Paris IV-Sorbonne depuis 2008. Auteur de plusieurs essais sur Mallarmé (publiés chez Corti) ainsi que d’un ouvrage sur le symbolisme (Lire le symbolisme, Dunod), Bertrand Marchal a réalisé l’édition des Œuvres complètes de Mallarmé pour l’édition de la Pléiade.


Vous avez établi, présenté et annoté cette nouvelle édition de la correspondance de Stéphane Mallarmé (1842-1898) qui paraîtra le 28 mars prochain chez Gallimard dans la collection Blanche. Elle regroupe en un seul volume toutes les lettres du poète déjà publiées et d’autres retrouvées… Pouvez-vous nous expliquer l’histoire de cette entreprise éditoriale ?

Bertrand Marchal C’est une assez longue histoire qui commence officiellement  dans les années 1950 quand le grand collectionneur, spécialiste de Mallarmé et médecin, Henri Mondor, après avoir écrit une biographie intitulée Vie de Mallarmé (1941) et publié des lettres choisies sous le titre Propos sur la poésie, entreprend de faire une édition de la correspondance du poète. Édition fondée pour l’essentiel sur la collection qu’il a rassemblée et sur d’autres lettres qu’il a pu consulter chez différents libraires et dont il a pris des copies. À cette époque-là, il dispose d’à peu près un millier de lettres. Il s’agit principalement de celles de Mallarmé. Parce que lui-même n’est pas un philologue attitré, il s’adjoint les services d’un universitaire : Jean-Pierre Richard, bien connu des études mallarméennes, qui est en train de travailler à sa thèse. C’est lui qui établit le premier tome des trois alors envisagés, premier tome qui paraît en 1959 et couvre les années 1862-1871. Ce sont les années capitales, celles des débuts dans la poésie et de la grande crise qui va affecter Mallarmé au milieu des années 1860 et qui bouleversera sa conception de la poésie. Ce volume s’arrête en 1871, date du retour à Paris après huit années d’enseignement en province comme professeur d’anglais depuis 1863. Cette publication est un événement considérable. Cependant, l’ouvrage est relativement critiquable parce que la plupart des lettres n’ont pas été établies sur les originaux mais sur de simples copies avec les risques d’erreurs qui en résultent. Beaucoup de lettres sont donc fautives.
Jean-Pierre Richard ayant décidé de quitter l’entreprise afin d’achever sa thèse qui paraîtra en 1961, Henri Mondor cherche un autre collaborateur pour les tomes suivants. En raison du grand nombre de correspondants anglophones dans la période couverte par le deuxième tome prévu, il fait appel à Lloyd James Austin, un universitaire anglais d’origine australienne, professeur à Cambridge. Mais avant même la parution du tome II, Henri Mondor meurt et c’est Lloyd James Austin qui va assurer tout le travail jusqu’à la fin de l’entreprise. Il ne se doute pas encore qu’il se retrouvera devant un ensemble qui aboutira à un peu plus de 2700 lettres au total car, au fur et à mesure que le temps passe, d’autres lettres sont découvertes, et il se met lui-même en quête de nouvelles. Le chiffre initial est multiplié par trois, ce qui signifie aussi des tomes supplémentaires. Le deuxième tome sort en 1965 et le troisième en 1969, puis un quatrième, un cinquième, un sixième…, jusqu’à un onzième tome. Onze tomes en douze volumes parce que le quatrième est en deux volumes. L’entreprise est achevée en 1985 après bien des aléas car évidemment le projet coûte plus cher que prévu. Comme on trouve constamment de nouvelles lettres, en annexe s’ajoutent des lettres du volume précédent. Pour le lecteur qui recherche une lettre, c’est un véritable labyrinthe. Naturellement, la majorité sont à leur date, mais il faut aussi chercher constamment dans les suppléments, voire les errata et addenda, pour retrouver telle lettre qui peut figurer dans les tomes III, IV, V ou XI alors qu’elle devrait être dans le tome I ou II. Lloyd Austin a achevé une entreprise exceptionnelle, magnifique qui est en même temps d’un maniement malcommode en raison du nombre de volumes et des suppléments continuels. Tout est publié chez Gallimard et chaque volume compte en moyenne 350 pages.

Vous avez donc tout repris…

B.M. Lorsque la Correspondance est achevée en 1985, Austin découvre de nouvelles lettres et il va publier des suppléments périodiques dans une revue anglaise intitulée French Studies. Dans chaque supplément - il en publiera six - il y a en moyenne une vingtaine de lettres. Puis en 1994, très fatigué (il mourra quelque temps après), il me demande de prendre la suite. Je vais à mon tour publier deux suppléments de lettres, le premier dans French Studies. Puis, la revue décidant d’arrêter les frais, j’en sollicite donc une autre : la Revue d’histoire littéraire de la France accepte un nouveau supplément qui paraît en 1999. Et toujours de nouvelles lettres réapparaissent, notamment à l’occasion de ventes publiques… En 1994, c’est aussi l’époque où je travaille à l’édition des Œuvres complètes de Mallarmé dans la Pléiade, et à deux éditions de correspondances. La première est une commande de l’éditeur qui, pour la collection Folio, veut refaire le tome I dont les erreurs altèrent parfois gravement la signification des lettres. Il s’agit d’une réfection complète du volume qui couvre les années 1862-1871, et il s’y ajoute une sélection de lettres plus tardives strictement centrées sur la poésie. La deuxième édition est une sollicitation de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet où se trouvent les fameuses lettres de Mallarmé à Méry Laurent. Or ces lettres avaient été léguées par Henri Mondor avec un interdit de publication par précaution en raison de son caractère intime. Cet interdit courait jusqu’au-delà de l’an 2000. Nous sommes en 1995 et François Chapon, alors directeur de la Bibliothèque Jacques Doucet, prend connaissance de cette correspondance, constate qu’elle n’a rien de scandaleux et qu’elle est tout à fait intéressante. Il lève donc l’interdit et me demande de la publier, ce qui est fait l’année d’après, en 1996. J’ai donc disposé de l’ensemble des lettres à Méry Laurent dont certaines n’étaient connues que par des extraits, et la plus grande partie inédites.

Et en 1996, vous recevez le Prix Sévigné pour l’édition de ces Lettres à Méry Laurent…

B.M. Oui, c’était la première année du Prix Sévigné. Ces deux expériences m’ont préparé à travailler sur la correspondance complète. Au fur et à mesure que j’accumulais de nouvelles lettres, je les intégrais à l’ensemble de la correspondance publiée que j’avais intégralement dactylographiée. Et quand je découvrais les originaux des lettres déjà publiées, je pouvais faire les corrections nécessaires. À partir du moment où les lettres nouvelles ont dépassé la centaine, je me suis dit qu’il serait bon d’envisager une nouvelle édition. Une édition en un seul volume qui serait beaucoup plus maniable. Bien sûr, la condition pour qu’elle soit viable, puisque l’édition originale comportait onze tomes, était de limiter l’appareil critique à 20% du texte. Il s’agissait donc de fournir le maximum d’informations dans le minimum de place, et de formuler les notes de la façon la plus brève, la plus laconique possible. Le pari a été tenu, et le volume fait 1968 pages.

Vous commencez votre texte introductif par un extrait d’une lettre (1864) de Mallarmé à son ami (médecin et poète) Henri Cazalis dans laquelle Mallarmé dit « abhorrer » les lettres et vous poursuivez en montrant combien son discours est contre la correspondance, alors que l’on dénombre 3 340 lettres dans ce volume !

B.M. Il y a là, bien entendu, une part de boutade, mais c’est en même temps tout à fait compréhensible. La correspondance est une activité qui prend énormément de temps. Dans la première partie de sa vie, Mallarmé n’écrivait qu’à quelques correspondants privilégiés mais il faisait toujours de longues lettres. Et même à cette époque-là où il écrivait beaucoup moins qu’à la fin de sa vie, il donnait à ses interlocuteurs le sentiment que ses lettres n’étaient pas de vraies lettres. Un des motifs de sa correspondance était de dire : « Ceci n’est pas une lettre ». À Henri Cazalis, en 1867 : « (Je me mets d’abord sur la défensive en te prévenant que ceci n’est pas une lettre !) » ; ou encore : « Je suis exténué de lettres : ceci n’en est donc pas une. »
Lorsqu’il acquiert assez tardivement la notoriété, à partir de 1884, toute une jeune génération de poètes ou d’écrivains le découvre et fait de lui un modèle et un maître à penser. Par conséquent, Mallarmé va recevoir les premiers essais, édités ou manuscrits, des écrivains débutants, sans parler des écrivains confirmés et collègues qui lui envoient aussi leurs livres dédicacés. Il y a donc un rituel du remerciement, un rituel de la réponse que le poète a la particularité de toujours soigner même si, évidemment, il y a une hiérarchie entre les lettres, longues pour les gens importants et des billets courts pour les débutants. Il s’ingénie à faire des lettres personnalisées qui font la fierté de celui qui les reçoit. Dans l’emploi du temps de Mallarmé, il y a ce qu’il appelle « les jours de lettres », des jours entièrement consacrés à la correspondance. Dans un mois, il peut y avoir plusieurs « jours de lettres », et dans un même jour, Mallarmé peut écrire jusqu’à une cinquantaine de lettres. Il s’impose ainsi une forme d’esclavage. Après tout, il pourrait ne pas répondre. Mais il respecte chacun et s’applique à répondre à tous, par civilité. Ce ne sont jamais des phrases anodines, jamais deux fois la même formule, toujours des mots qui donnent au récipiendaire le sentiment d’avoir été lu et compris.

À combien de correspondants s’adresse-t-il et à qui ?

B.M. Environ 550 (si l’on ne tient compte que des lettres retrouvées). Il y a sa famille bien sûr, les correspondants privilégiés ; il y a ceux qui appartiennent au monde littéraire, les écrivains confirmés ou débutants, mais il y a aussi une catégorie spéciale qui est très largement représentée : les éditeurs. La relation de Mallarmé avec eux est tout à fait de capitale parce qu’il est un auteur très exigeant qui demande à ses éditeurs de toujours soigner non seulement la présentation, la mise en page, mais aussi la typographie dont on sait l’importance qu’elle a pour lui. Les principaux éditeurs auxquels il a affaire sont Lemerre, Vanier, Dujardin et Deman. Édouard Dujardin, le futur auteur des Lauriers sont coupés, a un peu plus de 20 ans, quand il se prend de passion pour Mallarmé (comme il s’est pris de passion pour Wagner) et décide d’être son éditeur. C’est lui qui publiera la première édition des Poésies en 1887, tandis que l’éditeur belge Edmond Deman, après avoir publié les Poèmes d’Edgar Poe, publiera la deuxième édition des Poésies, posthume, en 1899.  

Il est aussi en relation avec de nombreux peintres, Fantin-Latour, Berthe Morisot et son mari Eugène Manet, frère d’Édouard Manet, Odilon Redon, Whistler, etc.

B.M. Oui, Mallarmé a eu des relations privilégiées avec beaucoup de peintres. Fantin-Latour est un des premiers mais il y a peu d’attestations d’un échange suivi. Ceux avec qui il a été en relation étroite sont Édouard Manet, son frère Eugène et sa belle-sœur, Berthe Morisot, Monet, Gauguin, Degas, Renoir, Whistler, Munch… Les grands peintres du petit monde des impressionnistes sont des amis proches de Mallarmé, mais aussi les Nabis (Maurice Denis, Vuillard) et des peintres plus inclassables (Odilon Redon qu’il a connu à partir de 1885 par l’intermédiaire de Huysmans, Puvis de Chavannes). En ce qui concerne Édouard Manet, on n’a qu’une lettre de Mallarmé à lui adressée parce que pendant les dix années où ils se sont connus de 1873 à 1883 (date de la mort de Manet), ils se voyaient tous les jours ou presque. Ils habitaient très près l’un de l’autre et lorsque Mallarmé rentrait du lycée, il pouvait s’arrêter dans l’atelier du peintre et discuter avec lui. C’était une conversation quasi-quotidienne.

Manet, son ami, son collaborateur comme Mallarmé aime à l’écrire lorsqu’ils travaillent ensemble au Corbeau de Poe, est très largement cité dans la Correspondance. Mallarmé parle aussi en son nom : « Manet vous remercie mille fois de l’envoi d’An Epic of Women que je lui traduirai quelque soir de cet hiver » ; « je serai très content, et Manet aussi, le jour où vous mettrez la main sur le paragraphe relatif au Corbeau » ; « Manet, qui n’écrit guère, en sa qualité de peintre, vous envoie un long et silencieux pressement de main. » Quelques mots sur sa relation à Édouard Manet ?

B.M. Il y a vraiment un compagnonnage entre les deux hommes, une amitié exceptionnelle et la mort de Manet, en 1883, a été pour Mallarmé un déchirement. Mallarmé a rencontré Manet en 1873 mais on ne peut faire que des hypothèses quant aux circonstances précises de leur première rencontre. Ils ont pu faire connaissance tout simplement en tant que voisins ou bien par l’intermédiaire de Méry Laurent, le modèle de Manet, elle-même voisine de Mallarmé. Elle habitait le même immeuble que le poète, 29 rue de Moscou, ce qu’on a d’ailleurs découvert assez tard. Outre leur collaboration pour Le Corbeau et L’Après-midi d’un faune, Mallarmé, après Baudelaire et Zola, s’est fait le défenseur de son ami, et lui a consacré un grand article dont il ne reste que la traduction anglaise, « The Impressionists and Edouard Manet », en 1876. Une autre relation privilégiée avec un peintre se nouera en 1888 avec Whistler, à la différence que nous avons, cette fois, une correspondance très fournie, tant pour les lettres du poète que pour celles du peintre américain.

Qu’apporte cette nouvelle édition dans laquelle il est possible de distinguer trois périodes ?

B.M. Les lettres retrouvées concernent davantage les deux dernières périodes que la première. Et c’est évidemment dans la troisième période que l’apport de cette édition est le plus sensible car le nombre de lettres à retrouver était beaucoup plus important, même s’il s’agit de simples billets. Mais il y a aussi des lettres inédites à Gide, à Valéry, à Huysmans, à Marcel Schwob, à Aubrey Beardsley, aux dames Mallarmé (notamment au début de la maladie d’Anatole), à des hommes politiques qui étaient aussi des hommes de lettres comme Clemenceau ou le poète catalan et ministre espagnol Victor Balaguer. Et indépendamment des lettres nouvelles, cette nouvelle édition a permis de corriger des lettres déjà connues, de compléter des lettres dont on ne connaissait que des fragments, voire, parfois, de redater des lettres mal datées.
Cette correspondance manifeste en tout cas que le monde de Mallarmé ne se limitait pas à celui des lettres et des arts. Il y a véritablement un réseau de sociabilité significatif de l’époque, et de la place de la littérature et même de la poésie, place beaucoup plus importante qu’elle ne l’est aujourd’hui.


D’ailleurs, il y a les « Mardis de Stéphane Mallarmé » (première allusion en décembre 1877 dans une lettre à Marius Roux). Que savons-nous de ces réunions hebdomadaires qui prolongent la tradition des Salons littéraires ?

B.M. Il est possible qu’il y ait eu des réceptions antérieures à 1877, mais à cette époque, Mallarmé est un écrivain peu connu sauf dans un petit milieu où il passe pour un « fou littéraire », un écrivain « absolument incompréhensible ». En revanche, à partir de 1884, qui est l’année de son accès à la notoriété grâce à la publication d’À rebours de Huysmans et des Poètes maudits de Verlaine, toute une génération nouvelle reconnaît en lui le poète moderne par excellence et le monde littéraire dans son ensemble accorde désormais plus de considération à ce poète original et bienveillant. Les Mardis deviendront pour les heureux élus le cénacle de la modernité poétique. Quand Mallarmé répond par un petit mot à ceux qui lui soumettent leurs premiers vers, le comble du remerciement est une invitation en post-scriptum : « Si vous n’avez rien d’autre à faire le Mardi, passez donc me voir ». Pour ces néophytes, cette intronisation aux « Mardis de Mallarmé » est la porte d’entrée en poésie.

Il y a une lettre adressée à Henri Cazalis, datée du 28 avril 1866, qui semble très importante où Mallarmé dit : « Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le Bouddhisme, et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire même à ma poésie et me remettre au travail, que cette pensée écrasante m’a fait abandonner. » Il s’agit d’un bouleversement qui aboutit chez lui à une autre logique de la poésie…

B.M. Effectivement. C’est une lettre capitale qui intervient à la fin du premier trimestre de l’année 1866, à une époque où il est en train de travailler sur Hérodiade et plus particulièrement sur l’Ouverture ancienne et corrige ses poèmes anciens qui vont paraître dans le Parnasse contemporain. Pendant trois mois, il a donc négligé sa correspondance. En avril 1866, il prend la plume enfin, pour rassurer son ami Cazalis, lui raconter ce qui s’est passé pendant tout ce temps où il n’a pas écrit : et il fait cet aveu capital qui est la découverte du néant. Cette découverte ne procède pas d’une réflexion philosophique, mais du travail poétique : c’est « en creusant le vers » qu’il rencontre le néant : « J’ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant auquel je suis arrivé sans connaître le Bouddhisme ». Cette découverte se double d’une véritable conversion : « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. » Celui qui était jusque-là, comme beaucoup de ses contemporains, un idéaliste forcené est devenu un matérialiste convaincu. Pareille conversion aurait dû aboutir à l’abandon de la poésie qui n’est pas pour rien définie traditionnellement comme « le langage des dieux », le langage de l’idéal, de l’absolu. Pourtant, Mallarmé n’abandonne pas la poésie, mais il va lui donner une autre fonction, celle d’être une poésie réflexive et critique (avec tout ce que cela comporte de difficulté de lecture). Cette lettre du 28 avril 1866 ouvre en tout cas une crise qui va durer plusieurs années. Ce n’est qu’au sortir de cette crise que Mallarmé pourra enfin accéder à un autre usage, à cette autre pratique de la poésie qui va l’occuper désormais jusqu’à sa mort. À partir de sa reconnaissance en 1884, il va d’une certaine façon imposer l’idée - qui nous paraît peut-être banale aujourd’hui - que ce qu’on peut appeler à tort ou à raison l’obscurité, ce n’est pas le signe d’une folie, mais peut-être une valeur poétique nouvelle. Mallarmé est en quelque sorte le premier qui a fait valoir une certaine difficulté de lecture comme caractéristique de la poésie parce qu’elle se distingue du langage courant.  

D’ailleurs il apprend d’Edgar Poe que la poésie n’est pas une expression sentimentale mais d’abord un travail sur les mots…

B.M. En 1860, alors que ses maîtres en poésie sont encore Hugo et Musset, Mallarmé fait la double découverte de Baudelaire et de Poe. Ce qu’il découvre de Poe, outre ses poèmes, c’est l’essai intitulé The Philosophy of Composition (que Baudelaire traduit par La Genèse d’un poème) dans lequel le poète américain explique comment il a écrit son poème Le Corbeau. Prenant le contre-pied d’un romantisme simpliste, Poe soutient que, si Le Corbeau est émouvant, s’il dégage une profonde mélancolie, cela ne veut pas dire que le poète est mélancolique. Autrement dit, la poésie n’est pas l’expression des sentiments du poète, de son état d’âme ou de quelque inspiration que ce soit. Poe développe au contraire une conception presque mathématique de la poésie, tout poème étant un problème qui peut se résumer ainsi : étant donné tel effet que le poète veut produire sur le lecteur, quels sont les moyens verbaux dont il dispose pour produire cet effet ? C’est ce qu’on appelle une poétique de l’effet. Ainsi le poète calcule ses moyens, choisit et combine les mots qu’il utilise en fonction non pas de sa propre sentimentalité mais de l’effet à produire. Poe apprend donc  à Mallarmé à jouer les ingénieurs de la poésie, les ingénieurs du mot de façon à créer tel ou tel effet délibéré. Il se trouve que Poe a révélé tardivement que cet essai était en réalité une boutade, mais Mallarmé a continué, tout en le sachant, à penser que Poe avait découvert une vérité de la poésie, et il est toujours resté fidèle à cet enseignement.

D’où aussi son intérêt pour les études linguistiques ?

B.M. Cet intérêt pour les études linguistiques est directement lié à la crise dont on a parlé avec la lettre du 28 avril 1866 où il écrit : « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme ». Par quel moyen l’homme qui n’est que matière produit-il ce que Mallarmé appelle ce « glorieux mensonge » de Dieu, de l’âme ou de la poésie ? En 1869, il découvre par la lecture du Discours de la méthode de Descartes la notion de fiction, qui permet de penser ce « glorieux mensonge » de la lettre de 1866, et surtout que l’instrument unique grâce auquel l’esprit humain produit des fictions, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, de mythes ou de représentations de toute sorte, c’est le langage. En somme, ce langage dont nous croyons être les maîtres quand nous parlons ou écrivons, c’est lui qui nous gouverne par les représentations qu’il produit à notre insu et dont nous sommes les dupes. Le langage est en quelque sorte notre inconscient. Si l’on veut donc comprendre ce qui se joue dans ces mécanismes inconscients du langage producteur de fictions (et la poésie en est une), c’est à la science du langage qu’il faut s’intéresser. Mallarmé est ainsi le seul poète du XIXe siècle qui ait refondé sa poésie sur la science linguistique contemporaine. On sait qu’il a lu les travaux du principal linguiste de son temps, Max Müller (1823-1900), qui a en outre fait servir la science linguistique à la déconstruction des mythes antiques en fondant une discipline nouvelle, la mythologie comparée. Ce que montre Max Müller, c’est que l’évolution du langage ne dépend pas de l’action concertée des êtres humains, mais relève d’un processus inconscient, et que le principal agent de cette évolution est la métaphore. Or qu’est-ce que la métaphore ? C’est le procédé poétique par excellence. D’où l’idée, pour Mallarmé, que le poète, qui, lui, fait un usage conscient de cette figure, est peut-être le mieux placé pour percevoir son importance, ce qu’elle produit dans la poésie et dans le langage en général.

Le Coup de dés (1897) est à la fois une expérience visuelle et musicale avec des arrêtés fragmentaires, des blancs de la page, une typographie, dans lequel le sens du texte est lié à la disposition, à la mise en scène… Le livre qui devait être illustré par des lithographies d’Odilon Redon n’a pas vu le jour du vivant de Mallarmé…

B.M. Le Coup de dés n’a pas été publié du vivant de Mallarmé parce que cette œuvre si neuve est restée inachevée pour des raisons techniques. En 1897, il y eut bien une prépublication dans la revue internationale Cosmopolis. Mais la forme n’était pas celle que souhaitait Mallarmé car le texte devait être disposé non pas sur la page simple mais sur la double page. Pour la prépublication, Mallarmé avait donc consenti à cette réduction spatiale, mais pour l’édition de luxe commandée par Ambroise Vollard, avec des lithographies de Redon, Mallarmé souhaitait revenir à la double page, et pour cela, réalisa une maquette manuscrite grandeur nature à destination de l’imprimeur (Firmin Didot). Mais pour celui-ci, la composition du texte sur la double page posait des problèmes quasiment insolubles. Les épreuves (au moins cinq tirages) envoyées au poète n’étaient jamais satisfaisantes faute de concordance entre la page de gauche et la page de droite. Il ne semble pas y avoir eu d’autres épreuves, après novembre 1897, et lorsque Mallarmé mourut en septembre 1898, le Coup de dés n’était toujours pas paru, et le projet fut abandonné par Vollard. Ce n’est qu’en 1914 que le gendre de Mallarmé et son exécuteur testamentaire, Edmond Bonniot, réalisa pour la NRF l’édition originale posthume du poème. Mais quels que soient ses mérites, cette édition, outre qu’elle ne comporte pas les lithographies, n’est pas non plus conforme à ce que voulait Mallarmé car on y a ajouté la préface de Cosmopolis, des pages de garde et une couverture séparée, alors que celle-ci aurait dû être la première page du texte. C’est ainsi qu’un volume de 24 pages (1ère et 4ème de couverture comprises) est devenu un volume de 36 pages. Quant aux quatre lithographies d’Odilon Redon exécutées pour illustrer Le Coup de dés, seules trois ont été conservées. On ne sait pas où elles auraient été placées. Une édition a été faite récemment chez Ypsilon (mai 2016) par Isabella Checcaglini qui a intégré les trois lithographies à une place probable mais non certaine.

Ce texte manifeste la grande modernité de Mallarmé…

B.M. C’est évidemment une œuvre fondatrice, même si Mallarmé n’est pas le premier à avoir pensé la poésie dans l’espace et à lui donner une dimension iconique. Le Moyen-âge tardif connaissait la pratique du carmen figuratum, dans une logique évidemment très différente. On sait que la littérature, comme la musique, est un art du temps, le temps de la lecture, par opposition à la peinture, art de l’espace. Le projet mallarméen participe de cette volonté de transgresser les limites de son art par une spatialisation de cet art du temps qu’est la littérature.

Il parle aussi de l’intonation dans sa préface au Coup de dés…

B.M. Il parle de l’intonation pour qui veut lire à haute voix. Deux lectures en effet sont possibles : par les yeux ou par l’oralisation. La mise en page constitue dans ce dernier cas une forme de partition musicale. Le poème regarde à la fois du côté de la musique et du côté de la peinture.  

Ses œuvres ont été mises en musique notamment par Debussy et par Ravel qui avait une prédilection pour la poésie de Mallarmé…

B.M. D’autres compositeurs beaucoup moins célèbres ont mis aussi en musique les poèmes de Mallarmé, comme par exemple un jeune musicien d’origine italienne aujourd’hui oublié, Vittorio Emanuele Lombardi qui avait composé Glose sur l’Après-midi d’un faune, avant même Debussy. Pierre Citron (1919-2010) qui était à la fois mallarmiste et musicologue avait fait la liste de tous les compositeurs qui avait pris pour sujet un texte de Mallarmé. Il faut citer bien sûr Boulez, le dernier en date, pour Pli selon pli.

Son activité de traducteur a-t-elle un lien direct avec sa pensée poétique ? (Mallarmé a traduit Edgar Poe et le Ten O’Clock (1885) du peintre américain Whistler)

B.M. La traduction est non seulement en lien direct avec sa pensée poétique mais aussi avec son activité de professeur d’anglais, même si un professeur d’anglais n’est pas nécessairement traducteur. Pour le Ten O’Clock, il s’est fait aider par un poète franco-américain, Francis Vielé-Griffin (1864-1937) dont le nom n’apparaît pas dans la publication finale. Nous avons encore son manuscrit où il a signalé les erreurs de Mallarmé. Outre le Ten O’Clock, il a traduit neuf poèmes d’Edgar Poe dès 1860, il était alors âgé de 18 ans. Une traduction littérale, mot à mot. Il y reviendra bien sûr pour réaliser cette édition des Poèmes d’Edgar Poe avec portrait et illustration par Édouard Manet (1889).

L’ensemble de cette correspondance présente différents intérêts : biographique, sociologique, esthétique… Que dire en conclusion ?

B.M. Au regard de l’œuvre poétique de Mallarmé, les lettres peuvent paraître secondaires. Bien entendu, il y a une question liée au statut même de la correspondance qui ne relève pas de l’œuvre proprement créatrice. Pour ceux qui s’intéressent à Mallarmé, et plus généralement à la poésie, je pense que cette correspondance est une mine d’informations sur ce que peut être l’évolution d’un poète aussi important en France et dans le monde. Les lettres évoquent aussi le fonctionnement d’un milieu littéraire beaucoup plus homogène qu’il ne l’est aujourd’hui, qui se manifeste par des banquets de poètes ou de littérateurs comme il y a des banquets républicains. Elles permettent également d’obtenir les seules informations disponibles sur la genèse des poèmes de Mallarmé. L’ensemble de cette correspondance présente donc un quadruple intérêt : un intérêt biographique (on apprend beaucoup sur la vie de Mallarmé) ; un intérêt sociologique (la correspondance est un extraordinaire document sur les réseaux de sociabilité littéraire du dernier tiers du XIXe siècle) ; un intérêt génétique (on y découvre le principe de fabrication d’un poème). Le dernier intérêt, qui n’est pas le moindre, est la dimension esthétique, c’est-à-dire la conception que Mallarmé se fait de la littérature et des autres arts. La correspondance permet de mesurer à la fois la continuité et l’évolution de la poétique et plus largement de l’esthétique de Mallarmé. Bien sûr, nous disposons de ses textes poétiques, de ses textes critiques mais ils sont très difficiles à lire et le recours à la correspondance permet d’accéder souvent à une version plus accessible de ce qu’était la pensée mallarméenne. Sans ses lettres, nous serions beaucoup plus démunis.
Enfin, Mallarmé est un personnage vivant, très attachant et très touchant. Je ne parle pas seulement des épisodes excessivement douloureux comme la mort de son fils, ou à un degré moindre, celle de son grand ami Villiers de l’Isle-Adam, mais cette correspondance nous offre aussi, par exemple, quand il est seul à Valvins et qu’il écrit chaque jour à sa femme et à sa fille pour relater l’activité de ses journées, qu’il s’agisse de travaux littéraires, épistolaires, domestiques ou de jardinage, un mélange de bonhomie, d’humour et de conscience littéraire tout à fait original.


Sites Internet

Éditions Gallimard
http://www.gallimard.fr/

Musée Stéphane Mallarmé
(77870 Vulaines-sur-Seine)

http://www.musee-mallarme.fr/

Le Printemps des poètes
https://www.printempsdespoetes.com/

Lecture

Les Soirée de la Fondation La Poste
Le 12 mars 2019
Studio Raspail, Paris 14e

Les 20 ans du Printemps des Poètes
Didier Sandre lira des extraits de la Correspondance de Stéphane Mallarmé...