Écrits de prison 1940-1944
© Éditions Belin
Mercredi 21 août 1940.
Mon petit amour bien-aimé,
comme je t’écrirai chaque jour, fût-ce quelques lignes, et que je te préviendrais si j’en avais été empêché, tu pourras ainsi me dire si mes lettres te parviennent bien régulièrement […]. Mon domaine m’est devenu plus familier en 24 heures. Il n’est pas grand, mais simple. C’est une pièce carrée ou presque, d’environ 4 mètres sur 3 mètres 50, murs crépis à la chaux. Une fenêtre grillée, bien entendu, mais fenêtre, que je puis ouvrir et qui donne sur une cour intérieure où je vois des « collègues » se promener. Il y a mon lit dans un coin (un pied de châlit militaire très convenable), une table et un banc. Ajoutons une grande cruche à eau, un sceau, une cuvette et une sorte de petite boîte à ordures. Le tout est très propre ; la pièce est très claire. La porte de ma chambre est ouverte et donne sur un petit palier, dont j’ai l’accès. Ce n’est que la porte de ce palier qui est fermée, car c’est là le quartier réservé aux officiers, dont je suis le seul habitant. Je puis donc, à mon gré, faire quelques pas sur ce palier. Mais, surtout, accompagné d’un militaire, je puis descendre me promener dans une espèce de chemin de ronde assez spacieux où je me trouve seul et qui fait le tour de la cour ordinaire, qui m’est masquée par un grand mur et avec laquelle je n’ai pas de contact. Il y a ici de très nombreux locataires, qui vont encore augmenter, mais je n’en rencontre que par hasard quelques-uns dans les escaliers. […] Dans ma chambre, il y a la lumière électrique, mais elle est trop faible pour lire […] Comme préventionnaire, j’ai le droit de lire (j’ai apporté cinq ou six bouquins et pourrai en faire venir d’autres), d’écrire librement et de fumer. […] Mon adresse est : Prison militaire, rue Pélissier, Clermont-Ferrand. […] Confiance et courage, mon amour chéri !
Mercredi 28 août 1940.
Quelle émotion ce soir ! Quel coup, quel saisissement, quelle joie subite et brusque, à la nouvelle magnifique, que je n’attendais pas avant quinze bons jours ! quand, à 8 heures du soir, au moment où la nuit tombante envahit ma chambre et où j’allais allumer l’électricité, un garde vint me remettre le télégramme de Papa, parti de Rabat à 11 heures 50 […]. Je lus le télégramme au bord de ma fenêtre et je me souviendrai toute ma vie de mon éblouissement, de mon saisissement. Je me suis mis, en même temps, à rire et à pleurer, partagé tour à tour entre la joie immense de me savoir une nouvelle petite fille et la douleur de n’avoir pas été à tes côtés pendant cette épreuve […]. J’ai tourné en rond pendant des heures, embrassé vos photos et le télégramme que j’ai gardé toute la nuit sur mon coeur, comme le seul geste de tendresse que je pouvais faire, malgré la distance, envers ma petite fille Hélène. J’ai rêvé cent fois, reconstitué les événements de mille manières différentes. Cinq minutes après avoir reçu le télégramme, j’avais besoin d’annoncer la nouvelle à quelqu’un : je l’ai criée à travers la porte des sous-officiers qui logent en face de mon palier ; ils m’ont félicité et dit que 3 kilos, c’était très bien. […] Maintenant, je puis attendre, maintenant le temps passera vite, maintenant un nouveau motif puissant de courage me soutient […] Mon amour chéri, mon amour bien-aimé, que de joies, que de réconforts tu m’auras donnés ! Je t’adore et suis heureux.
Jean
Vendredi 13 septembre 1940.
Il y a un an ce matin, je passais mes pouvoirs à mon successeur Yvon Delbos, et j’entends encore le Directeur de l’Enseignement Supérieur, Rosset, me dire au revoir dans une petite allocution : « En démissionnant pour faire la guerre comme un autre citoyen, disait-il, vous avez voulu donner personnellement ce sur quoi l’Université, que vous commandiez depuis quarante mois, est fondée : l’Exemple. Et elle ne l’oubliera pas. Aucun de nous ne l’oubliera ». Si, à ce moment […] un démon était venu me souffler à l’oreille : « Eh bien pars ! Tu feras toute la guerre ; tu manqueras vingt fois, comme les autres, d’être tué ou fait prisonnier. Mais, quatre jours avant la fin de la guerre, pour te récompenser, tu seras insulté par la presse, accusé, emprisonné et traité de Déserteur ! » Qu’aurais-je fait ?
Sans doute, je serais parti quand même car je n’aurais pas cru un mot d’une pareille prédiction. L’avenir, croit-on, peut vous réserver, sauf l’invraisemblable, l’absurde, l’impossible. Or, il faut croire que l’impossible existe… Pour combien de temps ?
Vendredi 20 septembre.
Ma chère petite Mado chérie.
Quand je suis rentré de l’instruction, mardi soir, après sept heures, c’était la première fois que je me trouvais dans les rues aux lumières, depuis un mois. « Dans les rues » est une façon de parler. Je veux dire dans le taxi qui m’emmène et me reconduit. Mais, par les fenêtres de ce taxi, j’apercevais les lumières, les cafés, les passants, bref tout un spectacle que j’avais l’impression d’avoir presque oublié et qui me produisait un étrange effet. C’est depuis que je suis ici que j’ai compris le courage de ceux qui demeurent des mois, quelquefois des années, sur un lit ou dans la retraite. Je pense aussi au sort des prisonniers, dans leurs camps, aggravé par l’absence de nouvelles des leurs, ce qui doit être la partie la plus douloureuse de leur supplice. Et, puisque j’ai de bonnes nouvelles de vous, je n’ai pas le droit de me plaindre. Cette dure période nous montre tant de malheurs que nous devons facilement supporter une séparation provisoire […] D’une des fenêtres de mon étage, on aperçoit le Puy-de-Dôme et sa route en torticolis que je fis autrefois, un jour de tourisme !
Le temps devient gris et sent les approches de l’automne, mais vous devez avoir encore du soleil africain. Il y aura un mois après-demain que je vous ai quittés ! Ce cauchemar finira bien… Je t’envoie tous mes affectueux baisers,
Jean
Mardi 24 septembre.
Cher Papa
[…] Mon affaire approche de son dénouement et je n’en suis pas fâché après les 36 jours passés ici […]. Après une instruction minutieuse […] cette affaire extraordinaire se présente dans des conditions de clarté et de simplicité, de bon sens dirai-je presque, qui ne font qu’accroître ma confiance et ma tranquillité. […] Tu as vu la réforme de l’Enseignement ? L’unité du second degré et le Lycée avec le bachot pour les instituteurs, ce sont là deux des idées maîtresses de mon projet déposé en septembre 1937, voici trois ans. Ce sont deux des points pour lesquels je me suis le plus ardemment battu… contre ceux qui les adoptent aujourd’hui dans la presse, et qui m’attaquaient également quand je voulais instituer l’éducation physique quotidienne et obligatoire à l’école ! ! J’ai eu tort d’avoir raison trop tôt et je ne m’attendais pas à ce qu’on rappelât ma paternité dans ces réformes !
Lundi 30 septembre.
Ma petite Mado bien-aimée.
Moi qui ai si souvent tenu entre mes mains des actes d’accusation concernant des inconnus que j’allais défendre devant la Cour d’Assises ou le Tribunal militaire, j’ai reçu avec une sensation étrange, ce matin, celui qui porte mon nom et il me faut faire un effort presque impossible pour m’imaginer qu’il me concerne, que celui qu’on accuse ainsi d’un crime est bien moi et que tout ceci n’est pas le fruit d’une erreur insensée qui va se dissiper en regardant le papier de plus près. Mais je ne rêve pas ; il faut m’en convaincre. L’acte d’accusation […] prétend […] que la désertion a été instantanée, parce que « commise en présence de l’ennemi », et qu’il n’y a donc aucun compte à tenir de ce qui s’est passé ensuite […] Mais il ne dit pas pourquoi, alors, j’aurais déserté, pour quoi faire, dans quel but, au surlendemain de la demande d’armistice […]. Je suis innocent, ma conduite militaire suffit à le démontrer, et c’est elle seule dont je veux faire la preuve devant les juges. C’est de tout cela que je me suis longuement entretenu avec Alexandre Varenne, le meilleur des avocats et notre conversation m’a montré une fois de plus que je serai excellemment, admirablement, défendu. Quant à moi, ma voix sera celle de ma conscience. Le reste regarde la conscience du Tribunal et j’ai confiance en elle.
Mon amour chéri, je vous embrasse tous mille fois, et je te serre longuement sur mon cœur
Jean