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Entretien avec Éric-Emmanuel Schmitt. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition avril 2025

Entretiens

Éric-Emmanuel Schmitt est né en 1960. Il est dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste. Normalien, agrégé de philosophie, auteur d’une thèse sur Diderot, il s’est d’abord fait connaître au théâtre en 1991 avec La Nuit de Valognes, son premier grand succès. En 2001, le Grand prix de l’Académie française couronne l’ensemble de son œuvre théâtrale. En 2012, l’Académie royale de la langue et littérature françaises de Belgique lui offre le fauteuil n° 33, occupé avant lui par Colette et Cocteau. En 2016, il est élu par ses pairs comme membre du jury Goncourt. Il est traduit en 45 langues. Ses œuvres en français sont éditées par Albin Michel.


affiche de Grignan 2025, une plume de stylo peinte à l'encre de chine

Le Festival de la correspondance de Grignan, dont vous êtes le directeur artistique depuis 2022, aura pour thème cette année : « En quête de sens et de sacré ». Qu'est-ce qui guide votre choix pour déterminer le thème du festival ? Et pourquoi cette thématique, cette année ? 

Éric Emmanuel Schmitt : Mes choix sont très personnels. Je m’oriente vers des sujets qui me passionnent en ayant l’innocence de croire qu’ils peuvent aussi passionner les autres. C’est ainsi que j’ai construit ma carrière et finalement mes intuitions ne sont pas si mauvaises ! Je me tourne également vers ce que j’ai envie de faire connaître. La correspondance est un lieu où peuvent affleurer les interrogations métaphysiques, la recherche du sens, parfois sa vacuité ou celle de nos vies… Parce qu’elle est une parole privée, la correspondance peut révéler une part intime, et je me suis aperçu que ce qui touche le plus les lecteurs, c'est souvent l'aspect le plus intime de l'auteur. En d'autres termes, plus on plonge à l’intérieur de soi, plus on rencontre les autres. Par conséquent, j’ai pensé qu’un tel sujet, « En quête de sens et de sacré », qui oblige l’auteur à se découvrir dans ses doutes, ses affirmations, ses enthousiasmes, allait pouvoir intéresser beaucoup de personnes. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde déstabilisé, extrêmement violent, et il faut quand même conserver un chemin, c’est-à-dire s'appuyer sur des valeurs et une spiritualité. Il m’a semblé qu’on avait besoin de partager avec de grands auteurs la recherche du sens.

Chaque année, vous proposez à des auteurs d'entretenir avec vous une correspondance sur le thème du festival. Comment s’élabore ce projet ?

ÉE.S. : Je me suis dit que ce serait bien de faire discuter ensemble un juif, un chrétien et un musulman. J’ai pris le rôle du chrétien et j’ai dialogué avec le journaliste et écrivain Pierre Assouline dont l'identité juive est assumée, ainsi qu'avec Abdennour Bidar qui est un philosophe dont la réflexion sur l’Islam des Lumières est extrêmement intéressante. J’aimerais que sa réflexion devienne majoritaire. À nous trois, des hommes de bonne volonté, nous verrons, dans cette correspondance inédite écrite pour le festival, si nos différences de foi entraînent forcément la haine, si nous hésitons entre la fraternité et le fratricide. Nous avons commencé à nous écrire au mois de janvier. Il s’agit donc d’une correspondance entretenue pendant plusieurs mois. Ce projet est aussi le plaisir de retrouver un échange réfléchi loin de l’immédiateté du SMS ou du mail. Nous composons un texte qui a un début, un milieu et une fin, puis nous l’adressons. C’est l’art de la correspondance.


Cet échange épistolaire est ensuite présenté lors de la soirée d’ouverture du festival. Qu’apporte à la correspondance une « mise en lecture » ?

ÉE.S. : L’attention captive du spectateur. Quand on écrit des livres, on s'interroge sur la manière dont le lecteur va lire. Est-ce qu’il va s’interrompre toutes les deux pages ? Lira-t-il tout d’une seule traite ? On n’est pas le maître du temps. En revanche, moi qui suis également dramaturge, je sais que je maîtrise le temps au théâtre : le spectateur s'installe et repart une heure et demie ou deux heures plus tard. J’ai son attention et donc je vais m’en servir, sculpter le temps et jouer avec ses attentes... Dans l’écriture, on n’a jamais cette dynamique. Je trouve que la « mise en lecture » permet de créer cette chambre d’écoute et cette captivité de l’attention.

Que signifie, à l’ère du numérique, mettre à l’honneur l’écriture épistolaire dans un festival ? Pourquoi selon vous faut-il continuer à s’intéresser aux correspondances aujourd’hui ? 

ÉE.S. : Il est sûr que la nature de nos correspondances, de nos échanges a évolué. À l’époque de Madame de Sévigné – puisqu’elle est enterrée à Grignan et qu’elle est la figure tutélaire du festival –, la poste aux chevaux mettait plusieurs jours pour acheminer une lettre et le retour pouvait également prendre un certain temps. Cette réalité conditionnait le type d’écriture. C’est-à-dire qu’elle était plus réfléchie. Alors qu’aujourd’hui, où nous échangeons avec des moyens beaucoup plus rapides, l’écriture peut être davantage émotionnelle et moins réfléchie. Le vecteur change véritablement la nature de ce qu’on dit. Mettre à l’honneur l’écriture épistolaire dans un festival signifie réincarner des voix disparues, leur restituer une vibration grâce à la voix d’un acteur ou d'une actrice, leur redonner chair, montrer qu’une personne qui a écrit il y a trois siècles était bien vivante. Portée par la parole des comédiens, elle retrouve une existence.
Le festival nous met face à d’immenses personnalités qui ont jalonné les siècles. Il permet de les rendre absolument présentes par la grâce de la lecture et de l’incarnation. C’est pour moi très important. J’ai ce rapport à la culture dans ma propre vie : je peux lire aussi bien Platon que les auteurs contemporains. Je lis d’ailleurs beaucoup la littérature actuelle puisque je suis membre du Goncourt. Le festival est à chaque fois l'occasion pour moi de dialoguer avec un auteur, même s'il a disparu depuis deux mille cinq cents ans ! Grignan nous permet de retrouver cette parole vivante.

Dans la revue Épistolaire n°40 de l’A.I.R.E des questions dont celle-ci ont été posées à huit spécialistes de l'épistolaire : « Quels sont les quatre termes que vous associez spontanément à la lettre ? » Pourriez-vous y répondre également et dire pourquoi ?

ÉE.S. : Le premier terme qui me vient à l’esprit c’est « cher/chère » devant le prénom. Pour moi, la lettre est une parole adressée, chaleureuse qui recrée l’intimité d’une relation. Ensuite, je dirais « épanchement » car une lettre doit suivre de façon fluide les émotions ou les sentiments de celui qui écrit, de la parole qu’il adresse à l’autre. J'écris des lettres très souples et très liquides parce que je tiens à ce que mes phrases enveloppent l’autre. Le troisième terme serait « question ». Chaque lettre est selon moi accompagnée d’une question. Ce n'est pas une demande, mais une véritable invitation à partager des pensées, des réactions ou des intentions. On écrit à l’autre pour lui demander ce qu’il pense, comment il réagit, comment il va agir, etc. Cela crée un lien vibrant, ancré dans la relation. Et pour terminer, ce que j’adore c’est l’embrassade finale. Je m’amuse beaucoup à varier les tournures qui sont toujours accordées à des humeurs différentes. cette manière de quitter l’autre très amusante à écrire.


Éric-Emmanuel Schmitt
Le défi de Jérusalem, Éditions Albin Michel, 2023, 224 pages

Éric-Emmanuel Schmitt
Diderot ou la philosophie de la séduction, Éditions Albin Michel, coll. « Idées »1997, 330 pages