FloriLettres

La Lettre et le secret - Épistolaire n°44. Par Gaëlle Obiégly

édition février 2019

Articles critiques

Il arrive qu’on griffonne au dos des enveloppes. À l’instar des gribouillis dont elles sont souvent le support, les enveloppes sont des rebuts. Négligées par les collectionneurs de lettres, elles n’en sont pourtant pas totalement dénuées de valeur et de sens. Ce numéro de la revue Épistolaire étudie avec sa rigueur habituelle la place occupée par l’enveloppe dans la correspondance. L’approche juridique et historique par lesquelles commence le dossier est suivie d’analyses concernant la poétique de l’enveloppe. Pliage qui sert à dissimuler un message, elle est aussi – chez Mallarmé – l’espace du poème. Mais un poème utilitaire. L’enveloppe déplace, protège, cache, orne une lettre que, la plupart du temps, on conservera sans cet habit qui a des points communs avec le langage écrit.
Selon les époques, le matériau et l’esthétique de l’enveloppe varie. Objet de mode au XIXème siècle, elle est doublée de soie. Cela peut encore être le cas aujourd’hui, selon l’importance que l’on accorde à la relation épistolaire. Mais, plus étonnant, chez les Mésopotamiens la correspondance sur tablette d’argile circule, déjà, dans des enveloppes. Si elle n’est pas alors « feuille de papier pliée en forme de poche », telle qu’on la définit, la simplicité caractérise l’enveloppe dès la première heure. Son usage millénaire nourrit la réflexion des différents chercheurs qui ont participé au colloque publié par la revue Épistolaire.

Moins nombreuses que les lettres dont elles permettent la circulation, les enveloppes sont souvent réutilisées. Elles sont éphémères, recyclables, réduite à leur dimension matérielle. Les correspondances offrent toujours de nouvelles pièces aux collectionneurs, aux chercheurs ; particulièrement lorsqu’il s’agit de la seconde moitié du XIXème siècle. On dénombre une quantité de ventes qui alimentent les collections d’autographes. Les grands écrivains de l’époque, Hugo, Flaubert, Maupassant ou Zola, y sont très présents. Mais dans cet inépuisable vivier d’autographes, rares sont les enveloppes. Elles ont accompagné les lettres, pourtant. Les catalogues d’autographes les mentionnent quelquefois, ce sont toujours des indications marginales. Les enveloppes n’intéressent pas les collectionneurs ; sont-elles pour autant dépourvues d’intérêt ? Si sa présence ou son absence n’influe aucunement sur la cote d’une lettre, celle-ci, sans son enveloppe, a quelque chose mutilé. Cette discrimination s’explique par la dégradation que ferait subir à une lettre le pliage que lui impose l’enveloppe. De protectrice, elle devient d’une coercition destructrice. Une fois extraites des enveloppes, les lettres sont conservées dépliées. On les range à plat dans des chemises. Alors que dans les enveloppes, elles se fragmenteraient en raison des pliures qui s’accentuent avec le temps. Donc, la préservation d’une lettre nécessite qu’on la garde hors de son réceptacle d’origine. Obstacles à la conservation, les enveloppes sont jetées la plupart du temps. Mais, peut-être moins parce qu’on les néglige que parce qu’elles sont nuisibles à la sauvegarde des lettres. Désertées, on ne leur voit plus aucun intérêt. À tort.
Dans l’article consacré à Zola, l’attention est portée sur le message des enveloppes et, dans ce cas précis, sur ce qui motive la conservation ou non des enveloppes dans cette correspondance. Ainsi, dans le cas de petites séries épistolaires, si le destinataire conserve tout, c’est qu’il possède peu de pièces. Par exemple, le corpus de lettres adressées à Saint-Georges de Bouhélier, un de ses derniers disciples, comprend cinq cartes de visites dont le format correspond à celui de l’enveloppe. De fait, on peut conserver une carte de visite dans son enveloppe, sans risquer de l’abîmer. À l’inverse, la correspondance intime de Zola et d’Alexandrine, qui se compose de 530 lettres, offre peu d’enveloppes. Elles offrent, pour l’épouse, peu d’intérêt. De même, l’écrivain, qui a conservé soigneusement toutes les lettres qui lui ont été adressées, s’est débarrassé des enveloppes. Elles ne lui apprennent rien, indiquant seulement son nom et sa propre adresse.
Cela n’est pas le cas de toutes les enveloppes. Mallarmé en a fait le support de poèmes. Les quatrains-adresses. En effet, dans la seconde moitié des années 1880, il commence à inscrire sur les enveloppes de ses courriers des quatrains en forme d’adresse. Il en publiera certains. Il le fait par « pur sentiment esthétique » précise-t-il dans la préface des « Loisirs de la Poste », « à cause d’un rapport évident entre le format des enveloppes et la forme d’un quatrain ». Barbara Bohac s’interroge sur ce qui a conduit ce poète absolu à se livrer à des « créations aussi futiles ». Le sont-elles ? C’est tout l’intérêt de cet article que d’analyser ces vers légers à partir de la perplexité des exégètes. Contrastant avec les poèmes mallarméens, la lisibilité de ces vers tient à leur utilité immédiate. Le sens caché au fond de la syntaxe n’a plus cours. Car, ici, sur l’enveloppe le message est direct. Il doit être intelligible au facteur. Cette production utilitaire que sont les quatrains-adresses amène les spécialistes de l’œuvre, selon Barbara Bohac, à considérer la dimension sociale qui, dans ce cas, étonne. C’est ce qui est étudié dans cet article émaillé de quelques-uns de ces petits poèmes adressés au facteur, le premier à les déchiffrer. Puis au destinataire de la lettre contenue dans l’enveloppe arrivée à bon port grâce à l’interprétation du postier.
Cette question de l’adresse et de la poésie est abordée dans un autre article de la revue à propos des cartes postales - dépourvues d’enveloppes justement. L’inscription de la carte postale dans l’histoire de la littérature y est étudiée à travers l’emploi que les poètes ont fait de ce support matériel comprenant un espace destiné à l’écriture et un autre à l’image. Les interactions entre le textuel et le visuel, les contraintes du format produisent un genre lyrique marqué par un imaginaire de l’instantané et du présent. Sur carte postale on fait part à un autre de ce que l’on a sous les yeux au moment où l’on écrit. Cela a des conséquences sur ce qui est dit : on cherche à stimuler la curiosité du destinataire. Il s’agit d’une écriture déterminée autant par le regard de l’énonciateur que par la sensibilité de celui auquel on s’adresse.
Plus loin, dans la revue, l’adresse, mot pris largement dans son sens de destination, est traitée sous l’angle de la philosophie. À qui s’adressent les philosophes ? C’est la question que pose Jacques Derrida, en 1980 : « À qui crois-tu qu’il écrit ? Pour moi, c’est toujours plus important que de savoir ce qu’on écrit ; je crois d’ailleurs que ça revient au même, enfin à l’autre. » L’auteur de l’article où prend place cette citation, Luis Felipe Alarcon, s’appuie sur elle pour déployer une réflexion où la philosophie assume une communication à la fois universelle et sentimentale. Ce paradoxe est mis à l’étude ici. Le livre de Jacques Derrida, La carte postale, nourrit une pratique d’écriture qui articule les registres philosophique et épistolier. Adressé à quelqu’un, à un toi, le texte est indéchiffrable, malgré sa lisibilité. C’est, du reste, pourquoi ce philosophe aime la carte postale dont il dit que « même sous enveloppe, c’est fait pour circuler comme une lettre ouverte mais illisible. » Illisible puisqu’adressée à la seule personne qui puisse la comprendre.