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François Truffaut, Correspondances avec des cinéastes. Par Gaëlle Obiégly

édition mai 2025

Articles critiques

Avant de faire des films, François Truffaut fut un critique de cinéma respecté de tous et redouté par quelques-uns. Certains se sont manifestés, lui ont fait part de leurs griefs. Mais la férocité de sa plume de critique disparaît quand il s’adresse personnellement aux cinéastes. Quoi qu’il en soit, faire de la critique et faire des films témoignent d’une vie vouée de toutes parts au cinéma. Critique et réalisateur, producteur également, et même éditeur, la passion du cinéma anime François Truffaut et ses lettres en témoignent. Affectueuses, pratiques, admiratives, honnêtes, favorables ou non, mais toujours portées par l’énergie de leur auteur. La transition de la critique vers l’art s’opère chez Truffaut, comme chez Godard, vers 1958. Et ce parcours est commun à presque tous les membres de La Nouvelle Vague.
Le 4 mai 1959 est présenté au festival de Cannes le premier long métrage de François Truffaut, Les 400 coups. Le film est reçu avec succès et obtient le prix de la mise en scène. À la suite de cet événement cinématographique, c’est davantage au cinéaste Truffaut qu’au critique que les réalisateurs s’adressent. Abel Gance, notamment, deux jours après la projection des 400 coups, qu’il n’a pas encore vu mais dont il souligne « l’éclatant succès », lui écrit une lettre au style travaillé dans laquelle il avoue que ce succès l’empêche dorénavant de lui demander de l’aide dans la mise en scène de son Austerlitz. Le tournage sur le point de commencer s’annonce orageux et Gance, aux références littéraires, invoque le jeune cinéaste comme une divinité capable de lui porter secours. Et susceptible même d’inspirer le maître ancien. On voit donc le vert cinéaste changer de carrure et attiser le lyrisme de son aîné.
La présente anthologie offre en filigrane un triple portrait de Truffaut. Critique, producteur et réalisateur. Ses années de critique lui ont donné l’occasion d’exprimer avec franchise la mauvaise opinion qu’il a de quelques cinéastes de la génération précédente, mais aussi de lier des amitiés avec d’autres, qu’il admire. D’aucuns sont ses contemporains – Alain Resnais, Marcel Ophüls – d’autres sont ses aînés. Abel Gance, Jean Renoir, notamment. Et plus tard, une relation s’établira avec Alfred Hitchcock. Ce sont, dans tous les cas, des relations dont l’intimité se noue dans le souci du cinéma. Aussi bien sa réception que sa fabrication. Truffaut a d’abord été journaliste à l’hebdomadaire Arts, de 1954 à 1958. On entrevoit son activité dans la rédaction du journal grâce à une lettre adressée à Rohmer. Il lui commande plusieurs articles, notamment un sur le cinéma d’animation du Bertrand, une salle parisienne à présent fermée. Du reste, cet ouvrage déplie en arrière-plan une carte des salles de cinéma parisiennes. Et c’est aussi le Paris de La Nouvelle Vague que l’on retrouve. Pendant les années où il travaille pour Arts, Truffaut se montre dans ses lettres très impliqué dans le choix des articles, leur ordre de priorité, et s’exprime sur un rythme vif. Le montage final des articles lui importe, et il s’insurge qu’un entretien avec Renoir ait été raccourci à son insu. Il lui écrit pour lui dire qu’il est innocent dans cette coupe sacrilège : « J’ai été indigné et désolé à l’idée que vous puissiez me croire l’instigateur de cette ânerie. »
Jean Renoir mais aussi Roberto Rosselini, Max Ophüls, Alfred Hitchcock sont les maîtres de Truffaut. La correspondance qui leur est consacré est importante. Les lettres sont nombreuses. Elles témoignent d’échanges intimes avec ces hommes auxquels il accorde une place de père tant dans sa vie que dans son œuvre. On verra, au fil du temps, ses échanges avec Renoir gagner en sollicitude. Une fois celui-ci installé aux États-Unis, Truffaut devient tout à la fois son confident, son secrétaire particulier et son attaché de presse. Il l’encourage à écrire toutes sortes de livres, dont il est le premier lecteur, le commentateur et puis le promoteur investi. Il l’informe également des restaurations, rediffusions et rééditions de ses films et de l’accueil qui leur est réservé. Enfin, il devient un hôte familier de sa villa de Beverly Hills. Un an avant sa mort, Jean Renoir écrit une très courte lettre en réponse à celle de Truffaut qui l’avait fait beaucoup rire. Renoir au crépuscule de sa vie, comme pour donner une conclusion à leur relation, lui écrit : « Et maintenant que j’arrive à la fin du voyage, voilà que vous apparaissez. Il y a quelque chose de féérique dans nos relations. »
On perçoit, comme Renoir, que Truffaut écrit des lettres parce qu’il a quelque chose à dire. Ce sont parfois des informations, parfois des compliments ; toujours, sans flagornerie aucune, sans fioritures. Dès 1959, Abel Gance a loué chez le jeune cinéaste « l’ardente nécessité ».
Si ses correspondants sont nombreux, il est saillant que Renoir y occupe une place particulière. Cela tient à la découverte de son film La Règle du jeu, qui fut pour Truffaut une révélation. Un appel. Au printemps 1950, âgé de 18 ans, il voit la « version intégrale » de ce film de Jean Renoir auquel il confiera en novembre 1969 : « Je n’ai jamais pu (ou jamais su) vous dire à quel point La Règle du jeu, vue et revue vingt fois quand j’avais de 13 à 15 ans et que ma vie s’arrangeait si mal, m’a aidé à tenir le coup, à comprendre les mobiles des gens de mon entourage, et m’a permis de traverser l’adolescence sinistre. J’aurai toujours le sentiment que ma vie est liée à votre œuvre. »
L’autre cinéaste admiré avec lequel Truffaut correspond est Alfred Hitchcock. Dès ses années de critique, il a fait part de son enthousiasme pour cette œuvre alors moins considérée par la presse américaine que par le cinéphile français. Les critiques états-uniens se font du travail de Hitchcock une idée superficielle. À l’inverse, Truffaut voit en lui un auteur et non un habile fabricant de film. Pourtant dans leurs entretiens, c’est la question du savoir-faire qui sera centrale. Comme le remarque Bernard Bastide, l’éditeur de cette correspondance avec les cinéastes.
Il faut souligner la qualité de ce travail éditorial qui étoffe cette correspondance déjà généreuse. De plus, Bernard Bastide cite des ouvrages et des articles qui apportent vision et précision sur le rôle de Truffaut dont l’activité est considérable. Intellectuel, artiste, homme d’affaires. Patron, dans le sens où il entreprend. Producteur de cinéma, réalisateur, scénariste, spectateur, éditeur, son action est déployée jusqu’aux États-Unis où il est également reconnu. Depuis ses années de critique mais plus encore après son prix au festival de Cannes pour les 400 coups, Truffaut est devenu un interlocuteur pour nombre de cinéastes principalement américains. On lira entre autres les courriers échangés avec Nicholas Ray, Arthur Penn, Stanley Kubrick, Steven Spielberg. Et Alfred Hitchcock, bien sûr, qu’il a contacté en 1962 pour lui proposer de faire un livre d’entretiens au sujet de toute son œuvre.
À côté de ses maîtres et pères en cinéma, les lettres aux amis de La Nouvelle Vague ne sont pas moins importantes mais le ton est différent. Et leurs relations se modifient avec le temps mais surtout à cause de leurs œuvres respectives. Les partis pris cinématographiques ne signent pas seuls la rupture de Truffaut et Godard. On peut voir dans cette correspondance les deux symboles de La Nouvelle Vague devenir des frères ennemis.