Récits
Cécile Bartholomeeusen, À nos ardeurs. « De nous deux, il ne reste que moi. Mais de toi, il reste : tous les êtres que tu as touchés. » Elles étaient deux amies inséparables depuis l’école primaire. L’une s’est suicidée à l’âge de vingt-sept ans, l’autre a dû trouver « Un nouveau mode sur lequel vivre. Un nouveau mode pour vivre avec (son) absence. » Le premier livre de Cécile Bartholomeeusen est un récit de deuil, un vibrant hommage à son amie d’enfance disparue. Cette jeune femme si singulière, magnétique, d’une sensibilité extrême, profondément connectée à la nature, aux animaux, a fini par perdre tout espoir face au cynisme et à l’injustice de notre monde écocide. Où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, Cécile Bartholomeeusen sent sa présence. Elle se souvient de leurs jeux d’enfants, de leurs deux corps roulant du haut d’une colline, de leur complicité d’adolescentes, de sa joie à partager le quotidien d’une famille anticonformiste, de la passion de son amie pour son mustang noir, de son esprit libre. Avec elle, tout était plus intense, plus lumineux, elle lui a ouvert les yeux sur d’autres manières de percevoir les choses, d’appréhender le vivant. « Il y a eu deux chocs : ton suicide et ma difficulté à le laisser impacter le réel, à faire de la place à ton absence. » La jeune autrice belge raconte sa traversée du deuil, comment elle s’est plongée dans quantité de textes sur la mort, cherchant consolation dans la pensée d’écrivains, de philosophes et de scientifiques. Les mots de Roland Barthes, de Maggie Nelson, de Virginia Woolf, de Ralph Waldo Emerson ou de Donna Haraway ont été des phares dans la nuit de son chagrin. La disparition de son amie a provoqué de profonds questionnements, l’a poussée à reconsidérer son rapport au monde, à modifier sa propre trajectoire, à se tourner vers l’écriture, dans un geste tout à la fois intime et collectif. « C’est bien ta perte que je pleure, car ce que j’aimais de moi en toi ne s’est jamais actualisé. Il fallait, pour que je goûte à la liberté, que tu sois là. À tout le moins, que tu existes. » Éd. Les avrils, 176 p., 19 €.. Élisabeth Miso
Pascale Bouhénic, Magirama. « La fiction est le vrai moyen de retrouver ce qui a été perdu. Je cherche dans les films mes images perdues. » Sur le modèle du Magirama, dispositif cinématographique, qui projette une histoire sur trois écrans en simultané, Pascale Bouhénic se penche, dans son nouveau livre, sur le pouvoir des images et de la fiction comme activateurs de mémoire. Alors qu’elle regarde le film Charles et Lucie de Nelly Kaplan, elle reconnaît dans une scène de marché à Marseille, Jeanne, sa grand-mère maternelle. Aussitôt une troublante superposition visuelle s’opère, entre le cadre du film et le cadre de son salon parisien, entre passé et présent. La caméra de Nelly Kaplan, lui renvoie le reflet d’une femme dynamique et malicieuse, loin du souvenir d’une femme métamorphosée par la maladie d’Alzheimer. « Là, imprimée sur la pellicule du film, à tout jamais, ma grand-mère dans la vérité de ce qu’elle a été. Indiscutable. » Une fugace scène de fiction a ranimé des pans de son passé, qu’elle croyait enfouis. Une histoire se recompose, celle de sa famille, qui a dû quitter l’Algérie en 1962 et se réinventer en France. Jusqu’à l’âge de cinq ans, elle a vécu chez ses grands-parents maternels à Saint-Denis, protégée par l’amour inconditionnel de Jeanne, mais aussi imprégnée par son anxiété constitutive, ses rites d’une autre époque. Elle déménage ensuite à Clermont-Ferrand, avec ses parents. Dans sa famille, on évoquait rarement l’Algérie. « Moins il y avait de mots, moins il y avait de tristesse, moins il y avait de douleur. Alors on ne parlait pas. » Sa mère, toujours gaie, était le pilier du foyer. Son père, à la forte personnalité, était un inquiet. Avide de mots et grand lecteur, il mettait un point d’honneur à toujours trouver des sujets de conversation intéressants avec ses enfants. L’écrivaine et documentariste ouvre les portes de lieux, laisse affleurer les visages, et nous invite à nous laisser emporter par la fiction qui nous éclaire beaucoup sur nous-mêmes et sur les liens que nous tissons. « Les récits mettent parfois du temps à s’élaborer. Il faut trouver les mots. Et pour trouver les mots, il faut visiter les images, celles qui flottent dans l’appartement de la mémoire. » Éd. Gallimard, l’arbalète, 144 p., 18 €. Élisabeth Miso
Catherine Cusset, Ma vie avec Marcel Proust. Comme Proust, elle est née d’une mère juive et d’un père catholique, mais la fascination de Catherine Cusset pour l’auteur et la lecture de À la Recherche du temps perdu ne commence pas là. Elle y voit une ample leçon de vie : le grand roman de la société. Dès l’âge de quinze ans, elle est troublée par tout ce qui touche au désir, le provoque, le vit, en même temps qu’elle découvre l’univers proustien et La Recherche, ce qu’il écrit sur l’amour, la « légitimation du désir », entre fiction et réalité. Ce qu’elle aime, ce qu’elle saisit chez Proust, c’est ce qu’il met en scène de la nature humaine, c’est son découpage en trois axes : l’amour, la société, l’écriture – ce qu’il dit de l’amour, qu’il soit pour sa mère, sa grand-mère, l’amant, et qui parle à sa sensibilité à elle. Proust n’est pas plus tendre envers lui qu’elle ne l’est envers elle-même, nous ayant habitués à disséquer son moi, et si, homosexuel et secret, il condamne l’hypocrisie sociale, il ne condamne jamais le désir. « Proust ne se contente pas de peindre des histoires d’amour, de nous immerger en elles. Il articule avec une intelligence infinie les sentiments confus, violents, douloureux, qui m’habitent. Il énonce les symptômes et les articule. » Proust fait de la « psychologie dans le temps », il suit ses personnages dans la durée. Au fur et à mesure qu’elle explore les résonances, les ramifications dans l’univers littéraire, mondain, social de Proust, elle instaure une sorte de couple à trois, Proust, le lecteur, elle. Elle nous raconte ses trois lectures de La Recherche, son usage méticuleux de Proust aux trois périodes clés de sa vie : ses 15 ans, ses 20 ans, ses 50 ans. De lui, « l’indiscrète », « l’ignorante », « l’indélicate » – telle qu’elle se dissèque dans ses romans – apprend la compréhension des êtres, l’ironie, la drôlerie, et nous emmène avec elle dans son oeuvre à lui, nous immerge dans un temps élargi. Éd. Gallimard 235 p., 18 €. Corinne Amar
Janusz Konorski, Une enfance dans la nuit, Récit d’un survivant juif polonais. C’est l’histoire d’un petit garçon né en 1931, à Varsovie ; c’est l’histoire d’un homme qui, pendant plus de soixante ans, n’a pu raconter ses souvenirs d’enfant caché en Pologne tout le temps que dura la guerre et qui, aujourd’hui seulement, peut commencer à les évoquer, se libérer du poids. Janusz Konorski entreprend ce voyage difficile, extraordinaire de simplicité – acte de résilience ultime – dans les « entrailles » de son existence. À commencer par son enfance protégée dans un immeuble bourgeois de Varsovie : il a huit ans dans une famille aimante et assimilée, entre un père avocat d’affaires, une mère musicienne qui joue du piano dans la maison et une nourrice qui l’aime. Elle l’emmène au parc, à la patinoire, il ne connaît pas ces quartiers juifs de Varsovie où habite « la grande majorité des trois cent-cinquante mille Ashkénazes de la capitale », où on parle yiddish, cet idiome sans frontières des Juifs de l’Europe orientale, il n’y est jamais allé avec son père. L’orage gronde partout en Europe, les lois antijuives frappent en vigueur, la Pologne tombe sous le joug allemand. « Nous sommes à la fin de l’été 1942. Me voilà donc sans ma gouvernante, seul avec ma mère. L’errance commence. Les Juifs sont désormais interdits des lieux publics, ils n’ont plus l’autorisation d’émigrer et ne sont plus couverts par la loi civile. » Personne ne lui avait jamais dit qu’il était juif, il l’apprend. Par peur d’être dénoncés, ses parents doivent s’enfuir, se séparer. Au détour d’une conversation entre sa mère et la jeune femme qui les loge tous les deux, Janusz apprend que son père est mort. C’est un enfant désespéré qui ne peut être consolé. Commencent alors des années d'errance, de cache d’une maison à l’autre, de cauchemars, de peurs, de faim. Au printemps 1945, l’Allemagne capitule sans condition : il est vivant. À plus de 90 ans aujourd’hui, Janusz Konorski fait partie des derniers survivants de la Shoah. Éd. Le Cherche-Midi, 195 p., 20 €. Corinne Amar
Écrits poétiques
Karen Finley, Je n’étais pas censée être talentueuse. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Malik Boutebal. Chloé Delaume, qui signe la préface, est à l’initiative de la publication, pour la première fois en France, de ces écrits de jeunesse (1985-1994) de Karen Finley. Artiste visuelle, performeuse, musicienne, poétesse new-yorkaise, Karen Finley, est connue pour la radicalité de son œuvre contre toute forme d’oppression. Native de Chicago, elle se fait d’abord remarquer dans le milieu underground de San Francisco puis s’impose comme une artiste incontournable à New York, au début des années 1980. En 1990, sa performance We Keep Our Victims Ready, lui attire les foudres de sénateurs républicains ultraconservateurs qui obtiennent gain de cause en 1998, auprès de la Cour suprême. Les bourses fédérales ne seront plus allouées qu’à des artistes jugés décents. Nourri de sa vie personnelle et du regard lucide qu’elle porte sur l’état de notre société, son art dénonce avec rage les violences sexistes et sexuelles, les injonctions patriarcales, l’homophobie, l’invisibilisation des malades du sida, des personnes en souffrance psychique, des abusés sexuels, des laissés-pour-compte. « Bébé, laisse‐moi te montrer ce que c’est que d’être hors de contrôle, furieuse, hyperémotive, folle à lier, en plein syndrome prémenstruel, d’être des femmes irrationnelles et unies dans la rage de renverser le contrôle des hommes sur leurs vies. Personne ne me contrôle, personne ne me contrôle, répétez, mes soeurs, personne ne contrôle mon corps. » Les dessins, les extraits de performances, de poèmes et d’enregistrement réunis ici, donnent à voir la puissance de son « langage émotionnel et cathartique », la portée politique de son engagement créatif. Sa révolte féministe et sa détermination à combattre les injustices, ne peuvent être qu’inspirantes dans ce monde de plus en plus livré à des idéologies nauséabondes. Éd. Seuil, « Fictions & Cie », 112 p, 15 €. Élisabeth Miso