FloriLettres

Félix Fénéon, Lettres & enveloppes rimées à Noura. Par Corinne Amar

édition septembre 2018

Articles critiques

« Au cœur du Massif central, début 1912, dans la station thermale du Mont-Dore où Fanny (son épouse) prenait les eaux, Félix Fénéon succomba au charme de ce que l’on appelait une danseuse de caractère... Véritablement conquis, Fénéon qui entretenait habituellement ses liaisons secrètes, parut un mois plus tard au bras de sa nouvelle amie, Suzanne Des Meules, costumé en Pierrot blanc, à un bal de Mardi-Gras, donné à Paris par Kees Van Dongen. Fénéon avait alors cinquante et un ans, Suzanne, vingt-quatre ». Leur relation, libre, tendre, érotique par-dessus tout, et liaison sans possession, perdurera jusqu’à la mort de Fénéon, en 1944.
Né en 1861, mort quatre-vingt-trois ans plus tard, Félix Fénéon fut au cœur des arts et des lettres de l’avant Première Guerre mondiale ; critique d’art à l’influence invisible (souvent discret qui publia beaucoup, et parfois, sous un autre nom que le sien), directeur d’une dizaine de revues entre 1883 et 1903, novateur d’un genre pour les faits divers de grands quotidiens qui le rendit célèbre : les « Nouvelles en trois lignes » – modèles de concision journalistique en même temps que traités d’humour noir -, encourageant de jeunes écrivains, publiant des œuvres neuves, comme Paludes, de Gide ou les Illuminations, de Rimbaud, révélant au public les textes de Laforge, Mallarmé, Apollinaire ou encore, les tableaux de Pissaro, Signac, Seurat, Bonnard, Van Dongen, Maurice Denis... Son influence agit aussi au sein du mouvement anarchiste pour les droits des travailleurs, qu’il encouragea activement. Il marqua ses amis, ses maîtresses, sa femme même, qui l’aima avec dévouement, mais, personnalité à la discrétion légendaire, il ne laissa, concernant sa vie, ni journal, ni mémoires. À tel point que, lorsqu’à la fin des années 60, l’universitaire Joan U. Halperin, à qui l’on doit une biographie de Félix Fénéon publiée dans la collection Biographies, nrf, de Gallimard (1991), montra certaines lettres érotiques retrouvées de sa correspondance à Noura, à Jean Paulhan, ce dernier en fut un peu sonné, qui avait connu « un Fénéon si délicat, usant de tant de circonlocutions », ne serait-ce que pour dire bonjour...
Les éditions Claire Paulhan publient aujourd’hui soixante-dix lettres érotiques (incluant cartes postales et télégrammes) et enveloppes rimées, de Félix Fénéon, écrites à sa maîtresse, Noura, écrites entre 1913 et 1942, suivies de cinq lettres de sa veuve, Fanny Fénéon à Noura.
Ce sont des lettres d’une fraîcheur folle, lorsqu’on connaît l’âge et la personnalité de celui qui les envoie – ode à la légèreté de l’être, à la beauté du corps aimé, à la volupté du désir, à la jouissance vigoureuse de l’amant, à la tendresse partagée. Lettres qui naissent entre 1913 et 1914, dans la proximité de la guerre et de sa barbarie, ne peuvent l’occulter, et pourtant, parviennent à la sublimer. « Ma Noura, [automne 1914] J’ai tant de douces raisons de penser à toi – que ce n’est certes pas par oubli que je ne t’ai pas écrit. (...) Les heures trop brèves que j’ai passées avec toi, cette nuit où les zeppelins ne sont pas parvenus à éteindre ton beau sourire, me restent précieuses. Elles ont d’ailleurs coïncidé avec le rétablissement d’une santé qui s’était un peu délabrée durant mon séjour à Londres. Quant à toi, sur qui nulle fatigue n’a prise, tu avais comme toujours ton teint magique. Sur les roses de tes joues et de ton coquillage, sur les blancheurs de ton corps et sur ses blondeurs en touffe, je mets des baisers et des baisers. » Il signera, par des Caresses, la priant de lui rappeler le livre qu’elle était curieuse de lire, et dont il avait oublié le titre, afin qu’il le lui expédie au plus vite. Illustré par des photographies d’époque, des aquarelles délicieuses, des dessins, des lavis, œuvres des peintres Émile Compard, Paul Signac ou du dessinateur, graveur Séverin Rappa ; Noura nue posant pour des peintres ou l’œil du photographe, Noura habillée, Noura en costume, Noura en danseuse ; c’est un petit recueil qui emporte l’adhésion par son charme, sa singularité, par une harmonie entre le texte et l’image, une affection vive, à la fois, de l’auteur pour son sujet, et de l’éditrice pour son auteur et son sujet. Noura – nom de scène qui, en arabe, signifie lumière divine – est belle et charmante, et pas seulement cela. Née en Suisse (1888-1975), installée en France où elle fera une carrière de danseuse, elle se portera volontaire comme infirmière, pendant la Première Guerre, soignant, souriant, bienveillante et maternelle. Très rapidement, et curieusement acceptée par cette dernière, elle se liera d’amitié avec la femme de Félix Fénéon, Fanny – auraient-elles ensemble partagé quelques plaisirs érotiques ? Fénéon sembla le croire ou du moins, il le laissa entendre. Néanmoins, lorsque bien plus tard, en 1940, le couple se verra souffrant, vieillissant, elle n’oubliera ni l’un ni l’autre, leur prodiguant ses soins, voire les hébergeant chez elle, dans la petite maison qu’elle s’acheta, à Marseille, et dans laquelle elle vivait avec Raoul, son compagnon, un ancien acrobate de cirque. Noura n’est pas qu’un corps, elle a de l’esprit, et Fénéon ne manque de le louer. « (1er mars 1916), Cette photographie aux bras levés, au torse nu, m’a fait un plaisir très vif. À la vérité, ton image est plus nette encore dans mon souvenir que sur cette carte, et même, le voile qui couvre tout une région de ton corps m’est transparent (...). Pourquoi dans une de tes lettres t’ingénies-tu à te faire des reproches ? Tu as de l’esprit comme tu respires : cela t’est si naturel que tu ne t’en aperçois même pas. (...) »
À sa manière, il lui resta fidèle, et quoique souffrant d’un cancer et affaibli à la fin de sa vie, il n’en continua pas moins à lui écrire, et à composer de nouveaux vers pour elle. Quand il lui arrivait de vouloir mettre dans la confidence les facteurs, il laissait à l’enveloppe fantaisiste le soin de porter le message, et rimait ainsi ses enveloppes, qu’il y mît ou non un nom de rue ou un numéro... « Sur le bois goudronné, l’asphalte ou le galet / Du côtier boulevard Bonne-Brise, dédaigne / Vingt-trois, vingt-cinq car c’est au vingt-quatre que règne/L’étoile d’Opéra Des Meules-Alazet /Dont l’œil est angélique et le sein sans corset. »
À sa femme, du reste, Fanny, qu’il aima telle qu’elle était, encouragea dans ses entreprises (elle voulut acheter un cinéma, ouvrir une brocante), il écrivait des lettres charmantes qui témoignaient de son amour et de son dévouement. Elle l’adorait. C’était un homme de son temps, anarchiste convaincu, épris de liberté et d’individualité, sans idée de possession, qui engagea sa vie à aimer plusieurs femmes (à commencer par sa mère), sans que cela lui posât de problème, dandy loyal, haïssant la pruderie bourgeoise, courant les excitations agréables, fuyant les excitations hostiles.