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Henri Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland. Par Gaëlle Obiégly

édition septembre 2018

Articles critiques

L’amitié de Sigmund Freud et de Romain Rolland est faite de désaccords, de différences et d’un point commun. L’un et l’autre ont connu un deuil précoce. Ce qui a mis fin à l’enfance ou, du moins, l’a marquée de la perte. Romain Rolland a cinq ans quand meurt Madeleine, sa jeune sœur. Tandis que Sigmund perd son petit frère Julius à deux ans. Chacun subit les conséquences du deuil maternel. Romain Rolland voit celui de sa mère se prolonger ; elle y enferme son fils. Il a sans cesse à la consoler. Et dès son enfance, il est affecté de maladies qui alimentent une incurable peur de la mort. Freud, lui aussi, a vécu l’effondrement de sa mère alors qu’à deux ans il est encore en symbiose avec elle. Ce deuil de l’enfance alimente la relation des deux hommes, tant au plan de l’affection qu’à celui de l’échange intellectuel. Car, le sentiment océanique, qui en constitue l’aspect principal, a sa source dans un événement crucial de la vie de Romain Rolland, la mort de sa petite sœur au bord de l’Océan. Il s’agit d’un concept provenant d’un vécu. Ce concept, Rolland l’a élaboré à l’usage de son interlocuteur. Il propose à Freud d’y voir un élément originaire de la vie psychique. Si ce concept découle de l’éclair de Spinoza dont les deux sont lecteurs, Freud, lui, a connu un autre type de dérangement des sens. Et trente-deux ans après avoir éprouvé une sorte d’illumination blanche qui a troublé sa mémoire il ressaisit cet événement psychique survenu sur l’Acropole en 1904 en le rapportant à Romain Rolland. Il y a, là aussi, quelque point commun entre les deux hommes. Mais cette parenté s’associe à un écart dans les sensations et leur interprétation. Ainsi le sentiment océanique sera un moment essentiel de leur dialogue en ce qu’il donne la mesure des similitudes et des oppositions à l’œuvre dans leur rapport. L’amitié, tout comme l’amour, s’estime à l’effort de compréhension mutuelle. Ils ne se ménagent pas ; ne reculent ni devant leur point de vue ni devant l’application à l’exposer. Ou bien dans des lettres ou bien dans des écrits sans destinataire nommé mais où l’on pressent qu’ils abordent des questions chères à l’ami. Ainsi Freud s’appuie sur une lettre de Rolland, datée du 5 décembre 1927, dont les remarques sur le sentiment océanique ne lui « ont laissé aucun repos ». Il déclare même l’avoir mis au travail, dans un texte alors en cours d’écriture. Il s’agit du Malaise dans la culture. Freud y mentionne le sentiment nommé océanique par Rolland pour tenter de l’interpréter à son tour – dans le sens de la psychanalyse. Mon essai, dit-il, s’étend à d’autres choses, traite du bonheur, de la culture et du sentiment de culpabilité ; je ne mentionne pas votre nom mais donne toutefois une indication qui le fera soupçonner.

Qu’est-ce, au juste, que la sensation océanique ? C’est une expérience personnelle que Rolland situe au fondement du sentiment religieux. Il soumet sa conception à l’analyse de Freud dans une lettre de décembre 1927. Il faudra à celui-ci deux ans pour y répondre, non par courrier mais dans un ouvrage. En effet, le premier chapitre du Malaise dans la culture est consacré à la sensation océanique sous l’angle de la psychanalyse. On peut y voir une lettre ouverte à Romain Rolland dont les propos ont stimulé la pensée de Freud. Leurs divergences sur l’existence d’un sentiment religieux naturel font l’objet d’un échange fructueux pour la science et pour l’art. Ils abordent l’âme humaine par des accès très différents, évoluent dans des mondes étrangers. Freud est fermé à la mystique ; Rolland y consacre des ouvrages. De même pour la musique. Malgré des sensibilités, des structures, des approches aux antipodes, l’amitié perdure jusqu’à un certain point.Rolland fournit à Freud quelques sujets d’études, bien qu’ils ne soient d’accord sur presque rien. C’est, du reste, la raison du dialogue entre le penseur et l’écrivain. Par une lecture précise de leur correspondance et de leurs œuvres, Henri Vermorel étudie la relation des deux hommes. Il met en lumière ses enjeux intellectuels, considérables. Romain Rolland est l’auteur de livres nombreux où il a investi ses talents de diverses manières, alors que Freud a pour centre d’intérêt uniquement la psychanalyse qu’il a créée. C’est un genre hybride, qui se situerait entre la médecine, la philosophie et la littérature. On perçoit, à la lecture d’extraits de lettres, que ce sont les fictions de Rolland qui donnent à Freud le plus de plaisir et peut-être le plus matière à penser. Mais alors parce qu’il a à cœur de sonder les origines de la création. On doit à Freud des études sur le génie créateur dans le domaine de la littérature et de l’art. Il s’agit des arts visuels, mais à la musique il n’entend rien, contrairement à Romain Rolland. Ce dernier a consacré ses premiers travaux d’historien aux origines du théâtre lyrique moderne. Cette étude lui aura permis d’exhumer, en novateur, Monteverdi et l’opéra baroque alors oubliés. Mais surtout il a porté son attention sur Beethoven dont il a écrit une biographie axée sur ses grandes époques créatrices. Cette analyse des sources de la création musicale fait écho aux travaux de Freud sur le génie. Leurs approches, il faut y insister, diffèrent là encore.

Ce que ce livre colossal, sobrement intitulé Sigmund Freud et Romain Rolland, examine tient à l’antagonisme constant des deux hommes. Fécond pendant une longue période, stimulant pour la pensée de Freud, favorable à leur amitié, il débouche, néanmoins sur une inimitié durable. Les échanges de Rolland et de Freud – qui ne se sont rencontrés qu’une fois – mettent en évidence chez le penseur viennois une tension entre l’esprit des Lumières et le romantisme. Sa fibre rationnelle se heurte le plus souvent à la veine mystique de l’écrivain français. Il faut reconnaître à Freud une bonne volonté à l’égard des tendances spiritualistes de son ami. Bien qu’il s’avoue fermé à cela, il essaie de pénétrer dans la « jungle hindoue » en lisant l’ouvrage que Rolland a consacré à la mystique indienne. Si Freud ne s’est jamais intéressé à ces sujets, cela tient, dit-il aux limites de sa nature. « L’amour hellénique de la mesure, le prosaïsme juif, l’anxiété du petit-bourgeois », de son propre aveu, lui ont fait se tenir à l’écart des thématiques de l’extase. Pourtant, la religion est un sujet que le psychanalyste a très souvent traité, avec celui de la sexualité. Mais d’une manière qui ne correspond pas aux attentes de Romain Rolland, selon ce qu’il lui écrit après avoir lu L’avenir d’une illusion. Rolland regrette que n’y soit pas abordé le sentiment religieux spontané, « le fait simple et direct de la sensation de l’éternel ». L’approche de Freud porte sur la critique des dogmes, des livres saints et s’interroge sur la valeur générale d’une expérience intérieure vécue individuellement. La vérité des doctrines religieuses s’appuient-elles sur un état extatique rare et personnel ? Dans ce cas, quelle importance peut avoir pour les autres une expérience religieuse individuelle ? Quelle place la religion occupe-t-elle dans la culture ? Telles sont les questions fouillées par Sigmund Freud stimulé par les conceptions toutes autres de Romain Rolland.