FloriLettres

François Truffaut : Portrait. Par Corinne Amar

édition mars 2022

Portraits d’auteurs

Né à Paris en 1932, François Truffaut meurt en 1984, à l’âge de cinquante-deux ans. Qui était-il, ce cinéaste de la passion dont le domaine de prédilection fut le monde des sentiments ? Qui était-il celui qui compta parmi les grands noms de la Nouvelle Vague et qui, depuis son premier film, Les Quatre Cents Coups (1959) – puisant son inspiration dans sa propre enfance – nourrit son œuvre de sa vie ? Qui était-il ce timide, solitaire, qui trouva très tôt refuge dans la lecture puis dans un cinéma au caractère personnel, intime et d’une si légendaire sincérité ?
« Ce qui me donne le courage de faire des films, c’est qu’au cinéma on ne se sent pas solitaire. Le drame des peintres abstraits et des musiciens actuels, c’est la solitude. Mais quand on tourne un film et que j’ai le trac, je sens que les acteurs sont plus fragiles que moi, je sens qu’ils sont perdus dès le premier jour de tournage et qu’ils me font confiance. » (François Truffaut)*

Le cinéma de François Truffaut est connu dans le monde entier, et pour nombre de ses disciples, ses vingt et un longs-métrages sont des livres de chevet. Son enfance, il s’en souviendra pour ses manques. Premières années en nourrice, puis élevé par sa grand-mère, jusqu’à la mort de celle-ci, alors qu’il a huit ans. Il retourne alors chez lui. Enfant unique, pas désiré, père inconnu. Sa mère, Janine de Montferrand, secrétaire-dactylo, a accouché, à 17 ans en secret. Roland Truffaut, architecte-dessinateur, l’épouse et donne son nom à l’enfant. C’est à sa mère – qui le voulut silencieux et invisible – qu’il est redevable d’avoir très tôt aimé la lecture. Il le confiera. « Elle m’avait interdit de jouer, de bouger ou même d’éternuer. Je ne devais pas quitter la chaise qui m’était allouée, mais par contre je pouvais lire à volonté à condition de tourner les pages sans faire de bruit. »** Fugues, mensonges, petits larcins ; à quatorze ans, il quitte l’école pour vivre sa vie. Et pour lui, la vie, c’était l’écran. Un très jeune homme, seul et renfermé, va voir une quantité de films au cinéma et se construire, seul. Les Quatre Cents Coups c’est le temps de l’école buissonnière et des parents absents, des maîtres autoritaires et injustes, une constante rébellion. Au sortir de la guerre, François Truffaut a abandonné ses études et vit de petits boulots. Son seul point fixe, sa passion, c’est le cinéma – et tout simplement, parce que le cinéma comme la littérature sauvera l’enfant mal aimé et livré à lui-même.
Truffaut, symboliquement, intellectuellement orphelin, s’est trouvé un père de substitution dans la personne du grand théoricien du cinéma français, André Bazin, qui le fera entrer comme critique aux Cahiers du cinéma – et rejeter avec virulence toute forme d’académisme ou de cinéma français à la vision étriquée – avant de devenir cinéaste lui-même. Il s’impose alors et imposera la figure de son double, Antoine Doinel, interprété par Jean-Pierre Léaud, autre double – anachronique et romantique, tout autant qu’il est lui, nostalgique et à l’inspiration constamment tournée vers le passé.
Une première époque, intime et en partie autobiographique, suit les aventures d’Antoine Doinel, toujours interprété par Jean-Pierre Léaud : L’Amour à vingt ans (1962), Baisers volés (1968), Domicile conjugal (1970) et L’Amour en fuite (1979). À cette veine, s’ajoutent La Peau douce (1964), L’Homme qui aimait les femmes (1977), L’Enfant sauvage (1970) et La Nuit américaine (1973). Un autre ensemble sera constitué d’adaptations – dont celles d’Henri-Pierre Roché, Jules et Jim, (1961), Les Deux Anglaises et le continent (1971) – de romans noirs américains… « Je n’aime pas l’idée selon laquelle le cinéma s’adresserait aux gens qui ne lisent pas. Des films m’ont décidé à devenir metteur en scène mais avant cela, des romans m’avaient donné l’envie et l’espoir de devenir un romancier. »*** Des films que Truffaut a tournés d’après des livres, il dira qu’ils ne constituaient pas dans son esprit des « adaptations » d’histoires littéraires, mais plutôt des « hommages filmés », à des livres qu’il aimait. 
Et de ses lectures et des livres, il sera toujours question, jusqu’à la fin de sa vie. « Dans les dernières années, même si le cinéma occupe toujours une place centrale dans la vie de François Truffaut, la lecture, l’écriture et l’édition de livres continuent à y jouer un grand rôle » écrira, en introduction à la correspondance inédite, tout juste publiée**** de François Truffaut à ses écrivains de prédilection, son éditeur, Bernard Bastide. En tant que lecteur, ses goûts ont évolué. Ainsi, Truffaut s’en explique-t-il lui-même : « Je lis peu de romans, peut-être quatre ou cinq par an seulement. À partir du moment où j’ai fait des films, ça a été plus difficile de lire des romans. Maintenant, à cinquante ans, je subis une loi qui se vérifie : en avançant dans la vie, on se détache beaucoup du roman pour se rapprocher du réel, à travers les documents, les biographies. »
Les héros de Truffaut sont très souvent des spectateurs de leur propre vie. Charles Denner, dans L’Homme qui aimait les femmes, obsédé par sa quête, tente en vain d’attraper les jambes de son infirmière, juste avant de mourir. Le premier titre du film était Le cavaleur. Truffaut voulait faire le portrait d’un homme qui place l’amour des femmes au-dessus de tout, jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’extase, telle une idée fixe, une occupation de chaque instant, et non un jeu, comme si toute sa vie en dépendait, sérieuse en somme – telle une façon, peut-être, d’exorciser le premier amour déçu envers la mère… Appétit de séduction, soif, besoin d’être aimé : chacun des héros de Truffaut est comme lui à la recherche d’un contact affectif qui lui est refusé ou qui ne pourra jamais le combler totalement, d’où cette quête permanente, désespérée de l’harmonie, du juste équilibre. C’est Adèle H. (Isabelle Adjani), dans le film éponyme, L’Histoire d’Adèle H. (1975), qui poursuit le lieutenant Pinson qui, lui, ne l’aime pas ou le dernier Antoine Doinel, L’Amour en fuite, mais peut-être aussi, ce titre pourrait-il s’appliquer à chacun des films du réalisateur ? Les personnages du cinéaste sont toujours des êtres passionnés, et peuvent l’être jusqu’à la folie – comme Adèle H., mais aussi comme les héros de La Femme d’à côté (1981), Bernard (Gérard Depardieu) et Mathilde (Fanny Ardant). Le désir est leur manière à eux d’échapper à la pesanteur du monde pour des instants de pure poésie. Dans La Nuit américaine, Truffaut choisit de nous faire voir le monde d’un studio de cinéma comme une certaine manière de nous montrer une possibilité d’harmoniser ce qui ne l’est pas dans la vie : pas « du cinéma vérité » non, mais une façon de sublimer le réel, en s’en écartant. Dans un article des Cahiers du cinéma intitulé « Avant-centre », que le critique Marcos Uzal consacrait à François Truffaut (novembre 2020), il évoque cette année 1973 où le réalisateur veut montrer avec La Nuit américaine une vision idéalisée d’un studio « à l’ancienne » ; la vision d’un studio de cinéma comme un « îlot préservé du monde, non pas étanche à la vie mais capable de répondre à ce qu’elle a d’ennuyeux et triste, à tous ces chagrins d’amour, séparations et deuils que les acteurs subissent à l’extérieur ». D’où la mémorable déclaration de Ferrand (François Truffaut) à Alphonse (Jean-Pierre Léaud) : « Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse […] Les gens comme toi et moi, on est faits pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »


*Annette Insdorff, François Truffaut, Les films de sa vie, Découvertes Gallimard, Cinéma, 1996.
**Op. cité, p.15.
***Op. cité, p.35.
**** François Truffaut, Correspondance avec des écrivains (1948-1984). Édition établie et présentée par Bernard Bastide, Gallimard, mars 2022.