FloriLettres

Charles Baudelaire : Portrait. Par Corinne Amar

édition mars 2019

Portraits d’auteurs

(Quand Enki Bilal rencontre Charles Baudelaire)

À New York, en 2095, la pyramide des divinités égyptiennes flotte au-dessus de Manhattan, Jill Bioskop pleure des larmes bleues, et pour elle, le dieu Horus a traversé l’univers : bande dessinée ou film, on est dans la trilogie Nikopol, et dans le monde entre ciel et terre d’Enki Bilal. De son arrivée à Paris, enfant, avec son père, derrière la vitre d’un taxi passant devant la Tour Eiffel qu’il voit géante, il confie, des années plus tard : « Mon imaginaire aérien de la ville, avec des taxis volants et des piétons en hauteur, vient de là. Pour citer Baudelaire, j’aime m’élever au-dessus des miasmes morbides ». Enki Bilal signe l’affiche de l’édition 2019 du Printemps des Poètes, dédiée à La Beauté.
Enki Bilal. Dessinateur de la couleur, de ce trait inimitable de gris mêlé de noir, de cendre, de chair, d’ocre, de bleus par fulgurances, de fantômes du futur, d’un New York futuriste et décadent, de la femme comme sentinelle du monde, né à Belgrade, réalisateur, scénariste. Invité de France-Culture, à l’émission La Dispute (31 octobre 2014) sur ses choix littéraires, il citait Baudelaire d’emblée : « J’ai appris à l’âge de dix ans le français, et j’ai eu mon premier coup de foudre pour Baudelaire, je l’ai dit partout, je l’ai même cité dans mes ouvrages ». Baudelaire, Paris, la ville rétro-futuriste qu’il a choisie de mettre en avant, mais aussi New York, Moscou ou Sarajevo, en singulier visionnaire de notre temps, habité par le cinéma, son vrai pourvoyeur de rêve. Il est séduit par Baudelaire – il le dit, l’écrit, invite sa poésie jusque dans ses films – on pense au dernier vers du poème Le poison de Baudelaire, à la fin d’Immortel (ad vitam) : Baudelaire trône au panthéon d’Enki Bilal.

L’étranger. – « Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? – Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. – Tes amis ? Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. – Ta patrie ? J’ignore sous quelle latitude elle est située. – La beauté ? Je l’aimerais volontiers déesse et immortelle ; – L’or ? Je le hais comme vous haïssez Dieu. Eh ! qu’aimes-tu donc extraordinaire étranger ? – J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages ! » Le Spleen de Paris.

Ce poème en prose, le poète l’a inscrit au cœur du Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose), un ensemble de tableaux, rêveries, anecdotes, portraits, petits récits, qui ne paraîtra pas du vivant de Charles Baudelaire (1821-1867) mais deux ans après, quoiqu’une partie déjà ait été publiée dans des revues au début des années 1860, juste après la deuxième édition des Fleurs du Mal. Le Joujou du pauvre, l’Invitation au voyage, Un hémisphère dans une chevelure… Libéré des contraintes poétiques traditionnelles, jouant avec les ondulations de la rêverie, Le Spleen de Paris allait immortaliser les déambulations du poète dans la ville, l’expérience de la solitude dans la foule, le rêve de beauté, l’ivresse qui permet de s’évader. À sa mère dont il est si proche, Baudelaire écrit, de Bruxelles, le 8 août 1863 : « Je suis si affaibli, si dégoûté de tout et de moi-même, que quelquefois je me figure que je ne saurais jamais achever ce livre interrompu depuis si longtemps, et dont j’ai cependant tant caressé l’idée. » Deux ans avant sa mort, le 9 mars 1865, il poursuit dans sa correspondance : « Oui, je continue les Poèmes en prose. […] tu as pu deviner, par la lecture des quarante ou cinquante qui ont paru, que la confection de ces petites babioles, est le résultat d’une grande concentration d’esprit. Cependant, j’espère que je réussirai à produire un ouvrage singulier, plus singulier, plus volontaire du moins que Les Fleurs du mal, où j’associerai l’effrayant avec le bouffon, et même la tendresse avec la haine … »* Dans sa correspondance, c’est à sa mère, son idole et son camarade, que s’adresse le plus souvent Baudelaire, en intimes confessions, à elle, qu’il confie tout – des luttes qui constituent son quotidien à ses souffrances physiques ou morales, à ses désespoirs – c’est à elle qu’il demande de tout garder de ses publications, c’est à elle encore, qu’il confie ses idées de suicide ou ses dernières volontés. C’est à elle toujours, qu’il écrit : « Je suis seul, sans ami, sans maîtresse, sans chien et sans chat, à qui me plaindre. Je n’ai que le portrait de mon père qui est toujours muet (6 mai 1861). »

Charles Baudelaire naît à Paris. En 1821, son père, François Baudelaire, prêtre défroqué pendant la Révolution, lettré, amateur de peinture, est sexagénaire, sa mère Caroline n’a que vingt-huit ans. Veuve six ans plus tard, elle se remarie avec le commandant Aupick, militaire promu à une brillante carrière, futur ambassadeur puis, sénateur. Elève doué mais difficile, Charles a de mauvaises fréquentations, affiche une liberté de mœurs qui déplaît. Dandy, dès le collège, il étonne par ses manières étranges. Ensuite, étudiant dilettante, il affirme son souci d’élégance ; gants rose pâle, chemise de mousseline plissée, habit noir impeccablement coupé. À sa majorité, riche de l’héritage paternel, il le fera fondre comme neige au soleil dans des goûts immodérés de luxe. « C’est dans la figure du dandy que s’unissent dès l’enfance deux traits essentiels de sa personne et de sa pensée : la recherche obsédante de l’originalité et la volonté de s’opposer », expliquera Marie-Christine Natta, spécialiste du dandysme, dans son essai sur Baudelaire**, précisant plus loin, que si Baudelaire, enfant, voulait être comédien, c’était dire toute l’importance qu’il voyait à l’artifice ; une philosophie bien plus qu’une mode juvénile. À vingt ans, il affirme sa volonté d’être auteur, se lie avec la bohême, déçoit sa famille par sa décision de se vouer à la littérature, choque par ses liaisons ; la prostituée Sara la Louchette ou Jeanne Duval, la belle mulâtre qui tenait des rôles dans un petit théâtre, et sera pour Baudelaire, la maîtresse des maîtresses, sa Vénus noire, la muse qu’on retrouvera dans le poème Le Balcon, Parfum Exotique, La Chevelure, Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne… C’est à sa mère qu’il demandera, dans une lettre du 11 octobre 1860, de veiller à ce que s’il meure avant elle, Jeanne soit assurée d’une rente, convaincu qu’un jour viendra où tout ce qu’il a fait se vendra très bien.
Il est journaliste, critique d’art, il fait ses débuts dans la petite presse, écrit ses premiers textes sur l’art – David, Ingres, Delacroix sont ses références. Il est surtout, poète.
« Le poète jouit de cet incomparable privilège, écrit-il, dans Les Foules, l’un des poèmes du Spleen de Paris, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme des âmes errantes qui cherchent un corps, il entre quand il veut dans le personnage de chacun. ».
Une enfance volée par la mort de son père et le remariage de sa mère, des œuvres mal accueillies, feront de lui un poète bilieux, irritable, orgueilleux, aux contradictions déchirantes, dandy sûr qui cultivera un « goût passionné de l’obstacle », le plaisir d’étonner comme celui, aristocratique de déplaire : « étranger au monde et à ses cultes » il se devra de le faire sentir. Vilipendé par la critique, devenu la figure du poète maudit, sa gloire ne commencera qu’après sa mort.

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* Baudelaire, présenté par Marcel Jullian, éd. Fixot, 1992, p. 341
** Marie-Christine Natta, Baudelaire éd. Perrin, Biographies, p.10