FloriLettres

Extraits choisis - Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah

édition septembre 2018

Lettres et extraits choisis

Pauline Delabroy-Allard
Ça raconte Sarah
© Éditions de Minuit

I

9.

Je lui demande comment elle définirait la latence. Elle penche un peu la tête quand je lui explique que j’ai ce mot en surimpression sur les images de ma vie, qu’il ne quitte pas mon esprit, que je ne sais pas très bien pourquoi mais qu’il m’obsède.

Après un silence : « C’est le temps qu’il y a entre deux grands moments importants. »

13.

Elle me propose de l’accompagner à la Cartoucherie, voir une pièce de théâtre. Elle m’attend au métro Château de Vincennes, sur la ligne 1. Elle porte une robe qui ne lui va pas du tout, comme d’habitude. Elle me salue d’un grand rire, et elle parle pendant tout le trajet à travers le bois de Vincennes. La nuit tombe. Elle parle, elle parle, un vrai moulin à paroles. Elle est vivante. Elle me pose des questions sur mon métier, sur le lycée où j’enseigne. Elle ne s’arrête de parler que lorsque les lumières s’éteignent. Dans l’obscurité, nos genoux se touchent.

14.

Le théâtre s’appelle : Théâtre de la Tempête.

31.

C’est prodigieux de découvrir qu’elle prend plaisir exactement aux mêmes choses que moi, lire dans des cafés, manger japonais, aller au théâtre, se perdre dans des ruelles méconnues, organiser des fêtes. Elle habite Les Lilas, au bout de la ligne 11. Elle rit quand je lui raconte que je suis devenue spécialiste de la station République, que je vole, littéralement, pour faire le changement entre la ligne 8 et la ligne 11 quand je vais chez elle, parce qu’une rame de métro loupée et il me semble que le monde s’écroule, que perdre trois minutes sur le temps passé ensemble m’est intolérable. Elle rencontre ma fille, elles se jaugent quelque fois avant de bien s’entendre puis de s’entendre à merveille. Elle se réveille parfois avant moi, passe du temps avec l’enfant dans la cuisine, à préparer le petit déjeuner, ça m’émeut et ça m’amuse. C’est le printemps, la vie est douce, je ne regarde plus les pétales pâles des magnolias en sortant du lycée. Elle m’attend, c’est une surprise, dans un recoin, cachée des élèves. Elle ne sait pas que je n’écoute plus que des quatuors à cordes, que je regarde en boucle, dès que j’ai un instant seule, des vidéos dans lesquelles elle joue avec son quatuor à elle, que mes préférées sont celles où elle est premier violon, où tout son visage grimace dans l’interprétation, où elle ressemble à un monstre.

32.

Dans un dictionnaire médical. Latence : état de ce qui existe de manière non apparente mais peut, à tout moment, se manifester par l’apparition de symptômes.

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II

19.

(...) Je tourne mon visage vers la lumière. Dehors, je suis dehors. Une odeur de fumée flotte dans l’air. C’est comme être revenue en enfance, d’être ici. Le soleil blanc du mois d’avril, au bord de l’Adriatique, ressemble au soleil blanc des mois d’avril de quand j’avais cinq ans. Les garages de rien, fabriqués avec un peu de bois et beaucoup de tôle, le mur en brique, au fond, et puis l’ancien jardin partagé au pied de la maison bleue, c’est comme si j’étais déjà venue ici, c’est comme si je connaissais déjà tout ça par cœur. Le vert amande des volets écroulés d’un ancien abri, cette odeur de fumée qui m’entête, le chant des oiseaux. C’est le printemps, c’est le printemps, un printemps à rendre mélancolique n’importe qui. Je ne sais plus pourquoi je suis venue ici, dans cette Italie paumée. Paris-Trieste, pour l’oublier, elle, Sarah ? Pour aller quelque part où elle n’est jamais allée, pour aller à un endroit dont elle n’a jamais prononcé le nom ? Un territoire vierge d’elle, de nous. Et voilà que je tombe sur l’enfance. À Trieste, il y a le temps retrouvé.