I Hector
Quiconque eût été présent ce jour-là, près du comptoir de ce café, aurait compris que quelque chose se jouait. L’un était en veston vert sapin, pantalon vert sapin, chemise blanche, tennis blanches, l’autre en jean, veste en jean et polo. Vert sapin celui-là aussi. Assis côte à côte, ils ne parlaient pas. Ils attendaient qu’arrive leur commande, puis ils attendirent qu’elle refroidisse. On eût dit qu’ils avaient du temps à tuer, mais rien à se dire, ou alors tant à se dire que rien ne sortait.
Carlo savait : inutile de meubler artificiellement un silence qui les enveloppait chaque seconde davantage et qui était, pour Hector, comme un épais manteau de fourrure dans lequel il se sentait peu à peu disparaître, survêtement de mutisme, cape d’invisibilité. Voilà une leçon que Carlo avait apprise par l’expérience et non en théorie, car elle ne figurait nulle part dans ses cours d’éducateur spécialisé : bavarder, c’est pour les valides. Vouloir remplir le vide par des banalités, par des ragots, c’est pour les valides. Considérer même l’absence de son comme un vide, ça aussi, c’est un truc de valides.
De la bouche d’Hector ne sortaient que des informations essentielles, des questions pratiques, parfois des éclairs de sensibilité qui avaient franchi, incontrôlés, l’épaisse barrière séparant ses pensées de sa réalité. La parole d’Hector était issue de la nécessité ; il se plaisait dans le silence.
Ainsi Carlo s’était-il trouvé dans l’embarras, il y avait de cela deux ans, lorsqu’il avait débuté une alternance en institut médico-éducatif pour s’occuper d’adolescents en situation de handicap. Habitué au babil constant des repas familiaux, des verres entre potes, aux intenses débriefings de sa copine Valentine quand elle revenait d’un café avec une amie, coutumier de l’incessant manège de voix des uns et des autres, auquel s’ajoutait volontiers la sienne pour râler contre ce prof de psycho insupportable, ou faire le récit de cette soirée dont il se rappelait pourtant si peu, lui qui considérait qu’il y avait toujours quelque chose à dire et à propos de tout se voyait désormais confronté à des personnalités emmurées, taciturnes. Difficile de poursuivre un dialogue, avait-il découvert, quand l’interlocuteur ne rebondit guère, ou seulement sur des sujets toujours trop précis, tels que la vie de Julien Doré ou le Covid long du cousin du fils du roi de Belgique. Frissonnant si les voix des adolescents ralentissaient, apeuré si leur débit diminuait, il n’avait eu d’autre choix que de s’informer sur les passions de chacun, palliant à grand renfort de fiches Wikipédia le tarissement de la conversation : parler pour ne rien dire, mais parler quand même, tel était son mantra. Parfois, cependant, en chassant le silence, celui-ci revenait au galop, c’était le cas avec Hector, un jeune de l’IME âgé de treize ans, et qu’il trouvait austère. Glauque même, avait-il dit à Valentine en rentrant un soir. Avait été annoncée en réunion la mise en place imminente d’un système de binômes, chaque membre de l’équipe pédagogique se verrait assigner un ou deux élèves dont il serait le référent, c’était une pratique qui se répandait car elle permettait de faire des observations plus ciblées, d’exercer un encadrement plus concret, on appelait ça des tandems, et Carlo d’abord avait ri intérieurement parce qu’aucun d’entre eux, ou presque, ne savait faire du vélo, puis il avait cessé de rire parce qu’en face de son nom sur le tableau, il y avait celui d’Hector.