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Entretien avec Jeanne Guérout. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition novembre 2018

Entretiens

Jeanne Guérout, historienne et journaliste de formation, est franco-allemande. Après avoir travaillé pour différents médias à Berlin et à Paris (Arte, Le Monde, Die Tageszeitung, AFP), elle est collaboratrice à France Culture. Elle a publié avec Jean-Noël Jeanneney Jours de Guerre, 1914-1918 (Les Arènes, 2013) et produit un documentaire sur les réfugiés allemands d’Europe de l’Est à la fin de la Seconde Guerre Mondiale (France Culture, 2014). Elle collabore actuellement à l’émission Concordance des temps pour France Culture. En 2016, aux éditions L’Iconoclaste, elle a publié avec Aurélie Luneau et Stefan Martens, Comme un Allemand en France, Lettres inédites sous l’occupation 1940-1944.


Vous avez traduit et commenté les Lettres de guerre 1939-1945 (L’Iconoclaste) de Heinrich Böll, né en 1917 à Cologne, dont le roman Portrait de groupe avec dame (Gruppenbild mit Dame) lui vaudra, en 1972, le Prix Nobel de littérature.
Comment a débuté ce projet éditorial ? Il est vrai qu’il y a eu la publication en 2016 chez le même éditeur, de l’ouvrage Comme un Allemand en France qui rassemble des lettres inédites de soldats allemands, dont quelques-unes de Böll...

Jeanne guérout Ce projet est né il y a deux ans, lorsque nous avons publié, avec deux autres historiens –  Aurélie Luneau et Stefan Martens –, en collaboration étroite avec l’éditrice Rachel Grunstein (L’Iconoclaste), des lettres et extraits de journaux intimes de soldats allemands stationnés en France entre 1940 et 1944. L’idée était, dans ce premier livre, de restituer le regard porté par les Allemands sur la France, de raconter, sous la plume des soldats de la Wehrmacht, une autre guerre, et d’offrir ainsi un nouveau visage, plus subtil, plus complexe, de l’Occupant. Ce travail s’inscrivait dans le sillage de la redécouverte en Allemagne des archives personnelles et familiales des soldats de la Wehrmacht dans les années 1980-1990. Les historiens et les médias outre-Rhin se sont de plus en plus intéressés à ces archives et des collectes ont alors été lancées en Allemagne. Ce mouvement a contribué à réinscrire l’historiographie militaire dans une perspective plus large et plus personnelle. C’est ce qui explique la naissance de plusieurs institutions de conservation qui ont nourri ce travail. Alors que j’étais plongée dans ces archives, je suis tombée sur la correspondance de guerre de Heinrich Böll, qui avait été publiée en Allemagne pour la première fois en 2001. J’ai été très surprise de constater que ces lettres du célèbre prix Nobel de littérature n’avaient encore jamais été traduites en français. Devant la qualité de l’écriture et la description très personnelle que le soldat Böll fait des Français, des paysages et des villes qu’il traverse, nous avons voulu en savoir davantage et offrir une traduction commentée d’une large sélection de ses lettres. Ceci de manière à cerner davantage qui était le jeune Böll. Ses lettres, souvent écrites dans la précipitation – dans un wagon de train ou sur un coin de table, entre deux tours de garde –, sont parfois très longues et très belles : on y sent l’écrivain en herbe qui s’essaie à l’écriture et travaille son style. Böll écrit énormément, plusieurs lettres par jour, et se réfugie dans sa correspondance pour fuir l’ennui de la vie de soldat.
Par ailleurs, les lettres publiées dans Comme un soldat en France nous montrent Böll sur le front français, mais elles s’arrêtent en octobre 1943. Il nous a paru intéressant de voir ce qu’il devient sur le front russe et dans quelle mesure ses idées sur la guerre ont pu changer.
Enfin, on a en tête l’image du Böll écrivain, prix Nobel, intellectuel engagé politiquement à gauche, très antimilitariste, véritable conscience morale de l’Allemagne de l’après-guerre, et on découvre ici un jeune soldat d’une vingtaine d’années, antimilitariste certes, mais aussi rempli de préjugés et imprégné malgré tout par la propagande nazie. On réalise à travers son exemple que personne, même parmi les gens cultivés et anti-nazis, n’était à l’abri de la propagande d’Hitler. Böll est, comme tant d’autres, un enfant de son temps.

Pourquoi ces lettres sont restées si longtemps inédites ?

J.G. Ce n’est qu’en 2001, cinquante-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’une maison d’édition de Cologne (Kiepenheuer & Witsch) publie pour la première fois la correspondance de guerre de Heinrich Böll. Il s’agit de 878 lettres, écrites entre 1939 et 1945, et adressées à sa famille, puis essentiellement à sa compagne Annemarie Cech, qu’il épouse en 1942. Annemarie Böll a consacré les dernières années de sa vie à la transcription et à l’édition de ces lettres, longtemps restées inédites, qu’elle avait jusque-là considérées comme trop personnelles. Prenant conscience du témoignage historique qu’elles représentaient, Annemarie a finalement accepté de les rendre publiques, en opérant cependant une certaine censure lorsque les passages étaient trop intimes. Les lettres adressées à la famille ont été en revanche publiées dans leur intégralité. Nous proposons ici une traduction en français d’extraits d’une sélection d’environs 160 de ses lettres. Dans notre choix, nous avons cherché à couvrir aussi fidèlement que possible la guerre vécue par Böll et à restituer sa personnalité de jeune soldat et de jeune écrivain.

Quelques mots sur les romans et nouvelles de Böll qui s’inspireront de cette expérience de la guerre ?

J.G. Deux de ses œuvres seront particulièrement marquées par son expérience de la guerre. En 1949 paraît son premier roman : Le train était à l’heure  (Der Zug war pünktlich). Dans une gare d’une ville de la Ruhr, Andreas, un jeune soldat, cherche une place dans un train en partance pour le front. Puis, en 1951, Où étais-tu, Adam ? (Wo warst du, Adam ?) : l’auteur y décrit le périple du soldat Feinhals depuis le front oriental jusqu’à la maison de ses parents. Une errance qui rappelle celle du soldat Böll durant les années 1944-1945.
Heinrich Böll témoignera plus tard : « Aujourd’hui je ne me souviens plus exactement quelle était la clé initiale de ce livre, mais ce que je sais, c’est qu’être transporté ici ou là, en permission, puis de retour au front, être toujours assis dans des trains, dans des wagons de marchandises ou dans des trains de voyageurs, patienter dans les salles d’attente, des heures entières, des jours entiers, des nuits entières, monter dans les trains, en descendre lors d’alarmes aériennes, y remonter, enfin être transporté contre son gré, c’était une expérience militaire vraiment très spéciale. »
Après 1953, l’inspiration de Böll s’éloigne de son expérience militaire et s’oriente davantage vers les problèmes d’actualité de la République fédérale d’Allemagne. La situation politique devient, de plus en plus, le sujet de ses nombreux essais et romans.

 


 

Couverture des Lettres de guerre de Heinrich Böll

Heinrich Böll
Lettres de guerre 1939-1945
Préface de Johann Chapoutot
Traduction et commentaires de Jeanne Guérout
Éditions L’Iconoclaste, 31 oct. 2018, 367 pages.

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation La Poste

Couverture du livre Comme un Allemand en France

Comme un Allemand en France, Lettres inédites sous l’occupation 1940-1944.
Aurélie Luneau, Jeanne Guérout, Stefan Martens.
Éd. L’Iconoclaste, oct. 2016, 302 pages.

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation La Poste