FloriLettres

Dernières parutions, édition avril 2024. Par Élisabeth Miso et Corinne Amar

édition avril 2024

Dernières parutions

Romans

Linn Ullmann, Fille, 1983. Traduction du norvégien Jean-Baptiste Coursaud. « Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A., se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être. » À l’automne 2019, Linn Ullmann traverse un épisode dépressif. Elle n’arrive plus à écrire, ne semble plus complètement partager l’existence de son mari ni de ses enfants. La « sœur invisible » qui se tient à ses côtés depuis l’enfance, a resurgi, lui intimant de sonder la fille qu’elle était en 1983. En janvier 1983, Linn Ullmann a seize ans et débarque à Paris pour un shooting. Quelques semaines plus tôt, elle a croisé dans l’ascenseur de la Carnegie Hall Tower à New York, un photographe quadragénaire qui travaille pour le Vogue français et qui l’a conviée à une séance photo à Paris. Fille de deux monstres sacrés, l’actrice Liv Ullmann et le réalisateur Ingmar Bergman, l’adolescente mélancolique veut, elle aussi, attirer l’attention, le désir, ne pas se sentir seule. Elle découvre l’univers de A., l’effervescence de son studio photo, mais aussi les enjeux de pouvoir et la prédation sexuelle qui gravitent autour de lui. Perdue dans la ville, elle se retrouve dans son lit dès la première nuit. Quarante ans plus tard, la romancière norvégienne cherche à comprendre ce qui l’animait à l’époque et comment cette expérience n’a cessé de se disséminer en elle. « En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible. » Elle a égaré la photo prise par A., où elle apparaît les épaules dénudées, le visage encadré par de longues boucles d’oreilles en strass. Elle n’a que des souvenirs parcellaires de ce séjour parisien, mais ce qui l’intéresse ce sont justement les mystères de la mémoire, tous ces interstices où s’est logé l’oubli, dont peut s’emparer l’imagination pour tisser un récit. Éd. Christian Bourgois, 288 p., 22 €. Élisabeth Miso

Couverture du livre avec photo d'un enfant buvant la tête cachée par son bol

Niels Fredrik Dahl, Ma mère, la nuit. Traduction du norvégien Terje Sinding. « Je suis assise dans le noir. Des rivières incandescentes coulent à travers mon corps. Il n’y a aucune solution. Rien ne peut me délivrer », a écrit la mère de Niels Fredrik Dahl dans son journal. Un objet intime qu’elle a confié à son fils, un jour de 2003. L’auteur n’en voulait pas mais il n’en n’a rien dit pour ne pas la blesser. Il l’a conservé dans un coin pendant des années, puis s’est décidé à l’ouvrir quatre ans après sa mort. Ses parents lui manquaient, sa mère tout particulièrement, alors qu’il a passé sa vie d’adulte à la tenir à distance. « Ma mère continue de vivre et d’agir en moi. Cela veut-il dire qu’il existait entre nous quelque chose auquel je n’ai pas été assez attentif ? » En se plongeant dans ses pensées secrètes, il a identifié les angoisses qui la tenaillaient et retrouvé le fil de l’amour qui les unissait. Un autre visage de sa mère s’est imposé à lui. « Une image bien plus riche, bien plus complexe, bien plus surprenante et intime que celle que je m’étais autorisée à former jusqu’à présent. » Quand il était enfant, sa mère consultait un psychiatre, mais ne nommait réellement ce « vaste trou noir qui menaçait sans cesse de l’engloutir » que dans son journal, la nuit. Elle n’a jamais su qui elle était vraiment, ne se dévoilant pas, désirant et redoutant tout à la fois toute proximité. Il se souvient du petit garçon, qui se faisait le plus discret possible durant ses migraines, qui écoutait depuis sa chambre les moindres mouvements de ses parents, le moindre signe inquiétant ou rassurant sur ce qui se passait autour de lui. Sa mère était hantée par la mort de sa sœur, par les bombardements pendant la guerre qui avaient détruit Molde, sa ville natale. En explorant le passé de sa mère et sa propre mémoire, Niels Fredrik Dahl développe une lumineuse réflexion sur la manière dont nos peurs et nos attachements profonds nous façonnent et nous révèlent à nous-mêmes. Tout comme sa mère, l’écrivain norvégien sait qu’il avance à tâtons et qu’il lui a fallu beaucoup lutter pour ne pas être terrassé par ses démons, par son addiction à l’alcool, par sa crainte d’être vu tel qu’il est. Éd. Actes Sud, 240 p., 22,50 €. Élisabeth Miso

Récits

Couverture du livre blanc crème avec titre en rouge et bandeau bleu

Marie Nimier, Confidences tunisiennes. Marie Nimier avait déjà recueilli « des confidences, des rêves, des souvenirs, des impressions intimes » de parfaits inconnus pour Les Confidences, paru en 2019. Elle avait le projet de réitérer cette expérience littéraire dans le sud de la Chine, mais le Covid l’en a empêchée. C’est finalement en Tunisie qu’elle a puisé la matière de son nouveau livre. Elle y est restée deux mois, à l’écoute de tous ceux qui se présentaient à elle, au téléphone, par mail ou lors d’entretiens dans un unique café. Des hommes et des femmes de toutes conditions sont venus déposer une parole, partager avec elle un secret, un souvenir d’enfance, des pensées intimes, un événement douloureux ou joyeux de leur vie ou encore leur préoccupation du devenir de leur pays. Il y a ces fils touchés par la fragilité de leurs pères, incapables de montrer leurs sentiments. Ces femmes qui racontent le poids de la religion, des traditions, du regard des hommes, le socle sécurisant de la famille bien qu’étouffant parfois. Un kinésithérapeute se moque des lumbagos récurrents de ses patients masculins, persuadés que leur performance sexuelle dépend de leur domination sur leur partenaire. Un chauffeur de taxi est fier de mettre à disposition de ses clients des livres et un jeu d’échecs. Une jeune femme revient sur son agression sexuelle par un contrôleur de train, quand elle était lycéenne juste après la révolution du jasmin. Beaucoup de diplômés partent à l’étranger car le pays, miné par une crise économique et sociale, leur offre peu de possibilités. C’est ce que fera à contrecœur, la docteure en biologie animale qui étudie les tortues de mer. D’autres restent, et malgré les difficultés, laissent entendre tous leurs espoirs, leur amour pour cette terre et ses habitants. Personnage après personnage, des récits s’agrègent les uns aux autres, drôles ou poignants, des bribes d’existence qui révèlent des sentiments universels et les multiples facettes de la société tunisienne. « Ici en Tunisie il y a beaucoup à cacher. Et qui dit beaucoup à cacher dit beaucoup à raconter à quelqu’un qu’on ne reverra jamais. Quelqu’un qui sait à la fois garder les secrets et les délivrer. » Éd. Gallimard, 256 p., 20,50 €. Élisabeth Miso

Couverture du livre, jaune avec bandeau photo en noir et blanc de Delphine Horvilleur

Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre. Comment dire la sidération, comment dire la douleur, comment dire l’impuissance ou le tragique ? C’est un texte bref en chapitres qui puisent dans l’intime comme dans une sorte de spontanéité, d’immédiateté du propos pour exorciser l’horreur. « Quelque chose s’est effondré en moi ». Rabbin de l’organisation libérale Judaïsme en mouvement, femme de média et esprit d’ouverture rompue aux dialogues les plus âpres, aux discussions les plus sensibles, elle doit s’aider aujourd’hui, au lendemain de ce 7 octobre 2023 où le Hamas a perpétré un massacre sans pareil en Israël, de ses fantômes, de ses proches, de ses familiers avec qui elle converse dans sa tête. Elle revoit son grand-père ancré dans l’Alsace-Lorraine, féru de Lettres classiques et de grammaire française, elle évoque la langue de ses origines, le yiddish, les chansons de sa grand-mère maternelle, au lourd accent des Carpates, déportée, rescapée, ses propres refrains de Claude François, les blagues juives qui font rire en temps de désespoir, elle parle à ses enfants, pour interroger un tel choc et ses conséquences dans toutes ces vies meurtries, israéliennes, palestiniennes, dans nos vies. Comment rendre une conversation possible, entre amis, au travail, dans un dîner, comment ne pas se sentir isolé quand chacun se montre dans ses propres retranchements ayant d’emblée, face à la guerre et à ses drames, choisi son camp ? Pour une femme de paroles, c’est pour la première fois tellement difficile. « Comme si la guerre annihilait le langage et la subtilité. Moi-même, j’ai eu la sensation de perdre mes mots, qui sont mon outil habituel. Le Proche-Orient nous a tous projetés dans nos peurs, nos colères, nos rancœurs, et l’exacerbation de la violence relationnelle ». Dix conversations imaginaires ou réelles, rendues vivantes, comme pour conjurer « la paranoïa juive ». Éd Grasset, 153 p., 16 €. Corinne Amar

Couverture du livre bleu foncé avec bandeau, photo d'un enfant et d'un adulte courant sur la plage

Virginie Bloch-Lainé, Profils perdus. Journaliste littéraire, elle écrit pour Libération des portraits, produit également des émissions pour France Culture. L’auteur imagina un temps raconter une histoire de femmes : celle de la dynastie familiale, puis, elle préféra les hommes ou du moins, ce sont eux qui vinrent à elle, et le premier, l’Irremplaçable, celui qu’elle appelle Jean-Michel : son père. « À force de faire le portrait des autres, avec cette subjectivité assumée, j’ai commencé à écrire les portraits de Profils perdus ; sans cesse, je vais de mon père à la personne que j’ai en face de moi. (…) Il était l’être le plus rassurant et le plus inquiétant qui soit, puissance comique et tristesse ambulantes. » Comment aimer ailleurs sans pouvoir empêcher la comparaison ? Partout où elle va, partout où elle se montre au travail, elle « importe » ce père dans les espaces où se tiennent ses entretiens. Décédé quelques années plus tôt, il apparaît comme la figure centrale du livre, l’astre masculin autour duquel tous les autres – consciemment ou inconsciemment moins intéressants – tournent. Racontant la figure paternelle, inspecteur des finances, énarque brillant au service de l’État, elle esquisse le portrait de l’homme solide, carré, protecteur, charismatique qu’il fut et paradoxal en même temps, car volage, menteur, pas toujours fiable. Elle évoque sa vitalité comme sa tristesse, l’homme important, sérieux qui passait beaucoup de temps à rédiger des rapports mais qui, à la maison mangeait des yaourts aux fruits et jouait de la guitare. En filigrane, apparait la famille, le milieu : bourgeois – juif d’un côté, ultra catholique de l’autre ; les hommes aimés : son fils Raphaël, le père de son fils, son compagnon à la santé mentale fragile qui se suicidera, un amant, médecin aux Urgences. Pudique, à sa manière, elle laisse peu à peu affleurer les sentiments, les échecs, les manques, la conscience de la mort... Éd Stock, 223 p., 19, 50 €. Corinne Amar