FloriLettres

Stefan Zweig, Lettres à Lotte, 1934-1940. Par Gaëlle Obiégly

édition février 2023

Articles critiques

Charlotte est un nom classique du monde germanique, peuplé de Lotte blondes. Physiquement, la Lotte du suicidaire Werther, avec ses pommes et son pain, ses rubans roses sur sa robe, n’a vraiment pas grand-chose à voir avec celle de Stefan Zweig. Cependant, comme la Lotte de Goethe, celle de Zweig reçoit de nombreuses lettres de la part d’un homme qui finira par se suicider. En 1942, alors que le monde d’hier craque sous les bottes du nouveau, Stefan Zweig met fin à ses jours. Il est accompagné dans cet acte ultime par Lotte Altmann qui dès leur rencontre lui sera une aide indéfectible. Ce livre en donne des exemples nombreux. Mais présentons d’abord Lotte qui, sans sa rencontre avec le célébrissime écrivain Stefan Zweig, n’aurait aucune notoriété. Après la préface de Brigitte Cain-Hérudent, texte élogieux envers le travail remarquable de Olivier Matuschek, qui a établi le texte de l’ouvrage, le livre débute et reproduit, en premier lieu, la carte d’étudiante de Elisabeth Charlotte Altmann. Qui est-elle ?

En haut à gauche, la photo d’identité affiche une jeune femme au sourire gêné. Sa chevelure sombre est crantée légèrement. Dans ce visage, ce qui est très vif, ce sont les yeux. Des yeux noirs en amandes où l’on décèle la ruse en même temps que la discrétion. Quelques jours après ses vingt-cinq ans, en 1933, Lotte, étudiante à l’université de Francfort-sur-le-Main, a remis à l’administration un formulaire qui avait été soumis à tous les étudiants. Il s’agissait d’un Questionnaire pour les étudiants non aryens. L’objectif était clair. On voulait bannir des universités les étudiants et les professeurs juifs. En amont, une loi du Reich avait été adoptée pour lutter contre la soi-disant surpopulation estudiantine. L’étudiante Elisabeth Charlotte Altmann remet son formulaire dûment rempli avec peu d’espoir quant à la possibilité de poursuivre ses études. Car à la question : « Avez-vous des parents aryens ? », elle n’a pas pu répondre oui. Pas plus de oui à l’autre question : « Avez-vous des grands-parents aryens ? »

Lotte est née à Kattowitz, en Haute Silésie, le 5 mai 1908. Après que cette région a été cédée par l’Allemagne à la Pologne, ses parents sont allés s’installer à Francfort. Lotte y grandit et s’inscrit à l’université pour étudier les langues vivantes et l’économie. Elle aimerait devenir bibliothécaire, une fois ses études terminées. Mais le questionnaire dûment rempli et remis à l’université a signé la fin de ses études. Cependant, les parents ne se sont pas laissés abattre. Face aux mesures, ils réagissent. Et Lotte rejoindra son frère Manfred parti vivre en Angleterre avec l’intention d’y ouvrir un cabinet médical. Il a une épouse, Hannah et une petite fille, Eva. Ce sont les personnages secondaires de ce livre, très importants toutefois, notamment dans le dernier tiers du volume, quand Stefan Zweig vient lui aussi s’installer en Angleterre et vivre avec Lotte.

Pour cela, Zweig a quitté son épouse, Friderike, leur maison de Salzbourg et ses précieux papiers, autographes, livres. Certes, il quitte une épouse à laquelle il fait de nombreux reproches dans plusieurs longues lettres, mais surtout il fuit la montée du nazisme. Il est alors au faîte de sa gloire. Il est sollicité de toutes parts. On l’accueille partout en héros. La lettre qu’il adresse de Rio à celle qu’il appelle encore mademoiselle Altmann témoigne de son aura de grand écrivain. Il faut s’y attarder un peu. L’été 1936, il lui écrit que Rio est la ville la plus splendide du monde. Sa situation de roi des belles-lettres le met dans l’embarras. Il dit que ce qui lui arrive là-bas ressemble au couronnement à Londres. Le ministère des Affaires étrangères a donné un immense dîner en son honneur. Tout le monde demande des invitations pour assister à sa conférence. Il pourrait « remplir quatre fois l’Albert Hall », dit-il. Il est extrêmement bien logé, disposant de quatre pièces, ce qui lui semble superflu, et on lui a fourni une voiture et un Attaché. Mais ce qu’il aimerait, vraiment, c’est le calme et la solitude pour écrire. On le prend en photo sans cesse. Il signe des livres du matin au soir. Il reçoit des flopées de lettres. Après avoir décrit ce qu’il lui arrive, il laisse tomber un simple : « C’est fou ». Si sa situation de vedette lui pèse, il s’enthousiasme en revanche pour l’endroit où il est. Une ville, Rio, qui est d’une beauté indescriptible. Y évoluent des femmes à la beauté fascinante. Le café, les cigares sont extraordinaires. Pour lui, c’est un paradis. Avec, suprême distinction, une absence totale de racisme et d’antisémitisme. « Je reviendrai, c’est certain ». Il satisfera ce souhait. Puisqu’après son exil en Angleterre, il voguera vers New York puis vers le Brésil. Alors que l’Europe était à feu et à sang, le couple d’origine juive, adulé et célèbre, finira sa vie dans un exil apparemment doré à Petropolis, une station balnéaire chic près de Rio. Ils finiront leur vie non pas paisiblement dans ce paradis terrestre mais par un double suicide. En lisant ces lettres à Lotte, et aux autres destinataires présents dans le volume qui couvre la période 1934-1940, cette façon de mourir semble encore inconcevable. C’est pourquoi, la lecture passionnante de ce livre appelle une suite, les lettres de Zweig et de Lotte qui suivront les années dont nous sommes ici témoins.

En six ans se distinguent trois périodes, associées à plusieurs lieux : Salzbourg, Zürich, Londres. En 1933, fuyant la montée du nazisme, Zweig s’est rendu à Londres. C’est là qu’il a rencontré mademoiselle Altmann, sa future épouse. Elle devient sa secrétaire. Elle lui est indispensable. Il l’épousera en septembre 1939, peu avant la mort de Sigmund Freud avec qui il était très ami et qui, comme lui, était en exil en Angleterre. Dans ce volume de lettres, on ne retrouve rien des considérations intellectuelles qui caractérisent ses correspondances avec Freud notamment ou avec Rilke, on ne lit pas non plus d’envolées pacifistes comme c’est le cas quand il correspond avec Romain Rolland, ce dernier encore plus pacifiste que Zweig.

Dans cet ouvrage, les lettres, adressées pour l’essentiel à Lotte, mais aussi à Hannah Altmann, la belle-sœur de Lotte et Stefan Zweig, sont de nature pratiques et intimes. Intimes mais pas sentimentales. En cela, le titre de l’ouvrage est un peu mensonger. Cette phrase : « J’aimerais penser que je vous manque un peu » est étonnante car l’ensemble est d’une grande pudeur. Il y est plutôt question de la vie quotidienne, des problèmes dentaires de l’auteur de La pitié dangereuse, de sa cure d’amaigrissement à Marienbad, de l’anxiété du jeune couple devant les corvées de l’emménagement, de l’émerveillement devant Rio. On assiste aussi aux activité du jeune ménage qui s’installe. Zweig cherche toujours le silence et la solitude pour travailler à ses ouvrages. Sitôt une biographie de Marie Stuart terminée, il se lance dans un nouveau travail qui lui demande beaucoup de recherches. Heureusement, Lotte est là. Elle l’assiste dans tous les aspects de sa vie. Elle devient aussi sa confidente. Par les lettres qu’il lui envoie, nous percevons la préoccupation lancinante qu’est pour lui le sort de sa mère, âgée de 81 ans. Il ne peut s’éloigner d’elle. Mais, parti pour de bon, il ne peut plus rien pour cette vieille personne dont la situation s’aggrave. Les autorités ont interdit aux soignants de prendre en charge les vieillards juifs. La mère de Stefan Zweig meurt ainsi dans l’isolement, sans secours. Il est alors en exil à Bath, rongé sans doute par la culpabilité.

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Lire l'article de Gaëlle Obiégly sur la Correspondance de Stefan Zweig et Romain Rolland, tome III, 1928-1940 (Albin Michel, 2016) in FloriLettres n°177, page 9