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Revue Épistolaire n°49, Ces méchantes lettres. Par Gaëlle Obiégly

édition décembre 2023

Articles critiques

L’œil averti d’Épistolaire scrute les « méchantes lettres ». L’exploration des facettes de la méchanceté dans la correspondance constitue le cœur du numéro 49 de la revue. À travers différentes époques, du XVIIème siècle au XXIème siècle, ce dossier explore comment le genre de la correspondance, du lien amical et affectif, peut devenir le vecteur de la détérioration voire de la destruction des relations humaines.
La méchanceté, définie comme l’aptitude à causer du tort ou de la peine, trouve sa place dans les échanges épistolaires, comme en témoignent les menaces, les insultes, les propos inconvenants et les portraits injurieux retracés dans les correspondances publiées. L’article inaugural, signé par Geneviève de Viveiros et Karin Schwerdtner, scrute la méchanceté dans le discours, explorant ses manifestations, ses intentions et ses fins, en considérant toute lettre perturbatrice ou décevante comme une potentielle « lettre méchante ».
Une attention particulière est portée à l’expression « méchante lettre », déjà utilisée au temps de Madame de Sévigné, qui se désole de la concision de certaines réponses et les qualifie, pour cette raison, de « méchantes ». Nathalie Freidel approfondit ce paradoxe en révélant comment la grande dame de la correspondance d’amour au XVIIème siècle manie le terme « méchante lettre ». Ces missives, qui n’ont pas vocation à être publiées, deviennent le terrain de règlements de compte. Une lumière inattendue est ainsi jetée sur les liens entre méchanceté et amitié. Au XXème siècle, l’échange de lettres entre Godard et Truffaut témoigne de cette contradiction.
L’étude des « méchantes lettres » souligne également comment la méchanceté peut revêtir des nuances, parfois synonyme de tristesse chez Mme de Sévigné, évoquant un état mélancolique plus qu’une malveillance intentionnelle. Le jeu entre la tristesse, la mauvaise humeur et l’ennui signale une forme de mélancolie. Cela révèle la complexité de la méchanceté aussi bien de visu que dans ce type d’écrits.  
L’article de Béatrice Vernier explore comment la méchanceté s’exprime dans la correspondance de Paul Gauguin et son épouse Mette Gad Gauguin. Le couple, confronté à des conflits incessants sur des visions du monde opposées, offre un exemple des tensions et méchancetés qui peuvent se glisser dans les échanges épistolaires. L’article s’appuie sur les soixante-dix-sept lettres publiées dans le livre Lettres à sa femme et à ses amis. D’où vient de telles méchancetés entre les époux ? Gauguin a souhaité devenir peintre à plein temps ; il a démissionné de son emploi de commis chez un agent de change. Sa vie familiale s’en trouve bouleversée. Le couple fait face à des difficultés matérielles, à la misère, car la peinture ne se vend pas. Le couple se sépare. Ils maintiennent leur lien conjugal par un échange de lettres acrimonieuses. En moyenne, ils s’écrivent six fois par an pour se faire des reproches. L’autrice de cet article s’emploie à montrer que les remontrances de Gauguin trouvent leur origine dans ce qu’il considère comme une injustice : l’humiliation d’avoir été rejetée par sa belle-famille, l’amertume d’un travail que nul n’achète et surtout le refus de Mette de se joindre à lui tant que le travail n’est pas lucratif. Par le biais des lettres, c’est-à-dire à l’abri des regards, Gauguin exprime ses frustrations professionnelles et personnelles. Convaincu de la pertinence de son travail, il s’y investit énormément. Ce qui l’amène à s’exiler, à s’éloigner de sa famille. Cette distance alimente le geste épistolier du couple Gauguin. Et l’on voit l’intransigeance et la grande sensibilité du peintre mises au service de son esthétique. Ceci est au détriment de sa relation avec Mette puisqu’il s’adresse à elle le plus souvent avec méchanceté.
Louise Michel, victime d’un attentat, essaie, selon certaines lettres, de pardonner à son agresseur. Sa démarche, paradoxalement, met en lumière une autre facette de la méchanceté, cette fois dans une correspondance du XIXème siècle. Ses exploits politiques ont oblitéré son écriture. L’étude de sa correspondance est l’occasion d’explorer la poétique de celle que ses partisans appelaient « la bonne Louise ». Les lettres auxquelles s’intéresse Valérie Narayana suivent l’attentat dont fut victime Louise Michel en 1888 au Havre. La méchanceté qui caractérise ces lettres tient à ce contexte. La communarde correspond alors avec la famille de celui qui lui a tiré une balle dans la tête. Les lettres sont publiques. Elles se retrouvent dans la presse. La poétique de ces écrits a bien sûr à voir avec les circonstances. En effet, il s’agit pour l’autrice de la méchante lettre d’alimenter un débat autour de l’attentat. Mais aussi, insistant pour que son agresseur soit pardonné, Louise Michel affiche une abnégation maline. Son discours magnanime construit malicieusement une image de sainte. La méchanceté observée dans ces lettres coïncide avec la définition du vocable dans Le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, siècle auquel appartient Louise Michel. A cette époque, la méchanceté est ainsi caractérisée : « malicieux, malin, mordant, qui dit, fait, exprime des malices. » L’article sur les méchantes lettres de la « bonne Louise » est l’occasion de réfléchir au croisement entre le privé et le public. Les propriétés de la lettre intime sont utilisées à des fins publiques et servent une prise de parole à un niveau collectif. De même, l’Affaire Dreyfus, exposée par Zola dans « J’accuse… ! », illustre comment une lettre ouverte peut déclencher des réponses passionnées et parfois malveillantes. Zola, à la suite de sa lettre ouverte, en a reçu 5000 liées à l’Affaire Dreyfus. La plupart expriment leur soutien et leur admiration mais il s’y trouve aussi en nombre des « méchantes lettres ». Jusqu’alors les chercheurs se sont surtout intéressés aux bonnes lettres, tandis que Geneviève de Viveiros se penche sur les lettres calomniant et condamnant l’auteur de « J’accuse… ! » L’attaque des anti-dreyfusards porte autant sur l’Affaire que sur l’esthétique représentée par Zola. La fiction naturaliste devient, dans ces missives anonymes, objet de haine. On y trouve des références à des textes publiés, on y retrouve des formulations d’articles de journaux. Il est notable que l’intertextualité est une caractéristique des méchantes lettres dans la mesure où elles reprennent, citent les lieux communs de la critique négative des œuvres de Zola. Ceci afin de l’insulter par tous les moyens. Cette partie mauvaise de la correspondance passive de Zola vise à le faire changer d’opinion. On lira dans cet article une analyse passionnante de la stylistique de la méchanceté à travers des réponses à la lettre ouverte de Zola.
Le numéro 49 d'Épistolaire offre une plongée dans les méandres des « méchantes lettres », explorant leurs différentes manifestations à travers les siècles et mettant en lumière la complexité des relations humaines par le prisme de la correspondance.
Pour finir ce panorama, signalons l’article de Philippe de Vita consacré aux lettres venimeuses de Godard et Truffaut. Leur amitié aura été tailladée par un échange de lettres. Godard regrette leur amitié. Et leur affection, tout comme leur guerre, il l’impute à leur passion commune. Le ton polémique de leurs lettres serait la marque ultime de leur lien cinématographique. Et, selon lui encore, le cinglant échange de lettres tient au désespoir que le cinéma ait perdu sa magie. Cette disparition les aurait rendus l’un et l’autre dans leurs paroles.