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Lettres choisies - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

édition octobre 2018

Lettres et extraits choisis

Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
Correspondance 1981-2017
© Éditions Verdier

 

Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel

Gif, le 2 mars 1993

Mon cher Jean-Paul,

L’entretien indécis que nous avons eu samedi matin a continué à me turlupiner. On ne peut plus, à notre âge, rester irrésolu quand il ne semble pas catégoriquement impossible d’être fixé. La réponse, pour moi limpide, pour toi problématique, serait tombée plus vite si nous avions repris la question en y incluant nos divergences sur la réponse.
Ce dont il retourne, c’est la valeur d’un texte. Cette valeur, pour moi, réside dans la vision dont il est porteur, dans le nombre et l’éclat des objets qu’elle porte en pleine lumière. Le réel s’en trouve changé, enrichi, augmenté, donc nous, s’il n’est de réalité que pour des sujets. C’est le premier truc.
Le deuxième, c’est que celui qui a produit le texte n’est pas le plus qualifié pour en juger. Il est dans sa vision. Il lui faudrait voir autrement, donc n’être pas lui-même, pour en apprécier l’étendue, la portée. Il peut toutefois, par contraste, pressentir l’importance (ou l’insignifiance) de sa contribution à la clarification.
La troisième et dernière chose, qui relève de la sociologie, du niveau moyen d’instruction, de l’inégalité de la distribution, c’est que certains textes, certaines visions vont d’abord passer plus ou moins inaperçus, aujourd’hui, à cause de la longueur d’onde où ils sont émis. Il faut avoir l’oreille fine, l’œil exercé pou en déceler exactement l’effet. Quelques centaines de bonshommes, probablement, le peuvent parce qu’ils sont eux-mêmes préoccupés de porter à son plus haut degré d’élaboration la forme significative de ce que ç’aura été, rétrospectivement, qu’agir et craindre et vivre à l’heure qui est la nôtre.
Les visions aux prises, en dernière instance, sont – seraient – celles des classes en lutte. C’est l’ébranlement qu’elles produisent, les révélations dont elles sont porteuses, la libération qu’elles promettent, qui en font le prix. (...)
Je t’envoie un peu de papier où j’ai cherché à élucider le vieux goût que j’avis pour le fer. Ça, au moins, c’est facile, intelligible.
Je te confectionnerai, en Corrèze, un berger peul ou autre chose. Cela dépend des occasions que me procurent les chutes et le rebut du monde.

À toi

Pierre

 

Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux

Menjoy, 5. X. 08

Cette image t’est due, Pierre. Je la reçois de Puymèges, comme un prélèvement délicat opéré dans une autre vie, conservé par miracle (et par nécessité – de cela je ne puis douter tant on voit qu’elle a longtemps séjourné dans un portefeuille). Tu reconnaîtras aisément le lieu, la présence comme fantomatique du fronton de l’hôtel de ville, du porche de l’église. Il doit faire froid. Les passants portent des manteaux. J’ai des gants, une écharpe. Je dois parler à Daniel qui, lui, a vu le photographe de rue qui prend le cliché. Peut-être est-ce un jour de marché ? Nous sommes alors en première à Objat ; ce jour-là, rendez-vous avait été pris à Brive, où Puymèges est venu. (Vers la fin de 1965 ?) – À mes yeux, subliminalement, tu es là. Je t’embrasse,

Jean-Paul

 

Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux

7 janvier 2012
Courriel

Cher Pierre,

Je revois très nettement Brive sur tes images. Pas très différente de ce qu’elle était alors. [...]
Aucune objection quant aux mérites de Cervantès, Stendhal, Michelet, le grand Sam. Mais j’ai du mal à comprendre en quoi ils entretiennent à la pensée un rapport moins étroit que quelque autre auteur que ce soit ( ?). Pour Hölderlin, je proteste de toutes mes forces, tu t’en doutes. Ce qui est vrai, c’est qu’il n’y a rien dans la poésie française qui lui ressemble. C’est bien ce en quoi je lui vois un si grand prix, pour nous. Pour le reste, je ne vois aucun candidat à une innocence, une tendresse, une délicatesse si profondes, si fines, si touchantes que les siennes dans toute l’histoire des Lettres partout, depuis toujours, que mon présent interlocuteur, lequel croit bon, qui plus est, de lui chercher noise. À quel point tu ignores ton pareil me sidère. En 1789, il a dix-neuf ans. El Allemagne, le signale son enthousiasme en faveur de la France révolutionnaire. Il évolue dans l’aile la plus sensible et la plus audacieuse du mouvement moderne, en fait de libertés. N’oublie pas l’arbre de la liberté planté avec Hegel et Schelling dans la cour du Stift de Tübingen. Son tropisme hellénistique est exactement celui de la Révolution française. Son Dieu s’appelle Jean-Jacques. Ses grands poèmes de jeunesse sont des hymnes pétris de Rousseau jusqu’à la moelle. Et voilà qui n’est pas très « Allemand » : il refuse de devenir pasteur. Il n’y a jamais eu en France un amour de l’Allemagne comparable à l’amour de la France qui fut celui de Kant et de Hölderlin. N’oublie pas sa traversée de la France à pied, dans les deux sens, la tendresse et le respect avec lesquels il salue la « Grèce » retrouvée à Bordeaux ! (...)
Tu y découvriras un Hölderlin amoureux de la Raison moderne, de la Liberté, un supporter de Humboldt, des courses transatlantiques, de l’action, un héros de l’Amitié des Égaux, dégoûté, certes, vers la fin, mais pas moins que nous, des compromissions et des crimes de la bêtise en politique, mais disponible, jusqu’à la fin, à l’Ouvert dont il a fait son signe.
En un mot, touchant Hölderlin, tu te fourvoies. Ce n’est pas un « Allemand », c’est un « Grec ». Ce n’est pas un « Grec », c’est un enfant – des plus touchants, et cet enfant, Pierre, c’est toi, exactement.

Je te serre contre moi,

Jean-Paul

 

Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel

Courriel
Gif, mardi 7 août 2012

Mon cher Jean-Paul,

J’avais lu tes pages sur Hölderlin. Hopkins, oui, Rimbaud, on ne peut plus assurément, toi-même, Michelena, dès le premier jour, et pas seulement parce que tu es né à La Roche-Canillac. Hölderlin ? Toujours pas, comme si la pente historique de la pensée allemande condamnait les plus sensibles habitants de ce pays à quitter le sol positif de l’existence pour l’abstraction à laquelle est vouée une nation sans réalité concrète, sans instance centrale ni intégration territoriale. Ils ne pouvaient avoir de Montaigne ni de Descartes ni de Pascal, si prodigieusement concis, ni de Rousseau, qui est limpide mais Kant devait être Allemand, Marx aussi, et encore Husserl ainsi que Heidegger, son mauvais disciple.
Je suis rentré hier de Corrèze haute, du désert vert qu’elle est devenue. J’ai bien soudé une demi-tonne de ferraille. Ne t’inquiète pas de ce qui te reste. Je ne t’embête pas plus. Tu dois être aux prises avec quelque tâche dont tu as le secret, écrire, éditer, (re)bâtir, méditer...

T’embrasse

Pierre


Sites Internet

Éditions Verdier
https://editions-verdier.fr/
https://editions-verdier.fr/auteur/pierre-bergounioux-2/

Éditions William Blake & co
http://www.editions-william-blake-and-co.com/

Jean-Paul Michel : La surprise de ce qui est
Colloque de Cerisy (juillet 2016)
http://www.ccic-cerisy.asso.fr/michel16.html


Pierre Bergounioux
Aux éditions Verdier

Back in the sixties

Carnet de notes, 1980-1990
Carnet de notes, 1991-2000
Carnet de notes, 2001-2010
Carnet de notes, 2011-2015

Correspondance

La Capture

La Ligne

Le Chevron

Le Grand Sylvain

Le Matin des origines

Les Forges de Syam (Verdier/poche)

Simples, magistraux et autres antidotes

Un peu de bleu dans le paysage

Une chambre en Hollande

 

Jean-Paul Michel

« La deuxième fois », Pierre Bergounioux sculpteur, éd. William Blake & Co

Extrait : « Je regarde les sculptures de Pierre Bergounioux comme des « écritures » de fer. Des signes forgés, assemblés, soudés par le feu, polis et défendus de l’oxydation – qui, matériellement, perpétuent la mémoire des choses par leur conservation même et les arc’boute, les arme d’un sens, les lance dans le monde second comme autant de signes d’art, afin qu’ils y perpétuent la mémoire du monde premier et, une deuxième fois, l’arrachent à l’oubli. C’est le travail même de l’écriture devenue lisible, aggravé ici de la résistance des matériaux, de l’inertie des choses, du passage tragique du temps réel – celui des existences perdues. »

Difficile conquête du calme, éd. Joseph K., 1996

Le plus réel est ce hasard, et ce feu, Cérémonies et Sacrifices, Poèmes 1976-1996, éd. Flammarion, 1997

Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre, Flammarion, 2010

Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flammarion, 2013