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Lettres choisies - Paolo Roversi et Emanuele Coccia, Lettres sur la lumière

édition avril 2024

Lettres et extraits choisis

Paolo Roversi

Ravenne, 2 août 2021

Cher Emanuele,

Je suis né et j’ai grandi au bord de la mer Adriatique. J’ai eu une enfance heureuse et la joie que je porte en moi, je la dois à ce soleil qui, depuis tout petit, me réchauffait dès le saut du lit, quand je m’asseyais sur les marches de notre maison à la mer, à Porto Corsini. Tout ce soleil emmagasiné pendant l’enfance m’a laissé une joie pour toujours.
La photographie est « une enfance sans fin », le soleil ne s’éteignant jamais, c’est une énergie infinie. Le photographe vit avec cet enthousiasme ininterrompu, cet émerveillement continu, une curiosité et un étonnement de tous les instants, pareils à ceux des enfants qui découvrent le monde et jouent avec ce qui les entoure ; mais surtout avec l’émotion constante d’éprouver et de découvrir à nouveau ses propres désirs, ses rêves et ses peurs. Car, au fond, la photographie est un jeu magique. J’emprunte à Erri De Luca une magnifique citation de la poétesse russe Marina Tsvetaieva, qui a écrit que c’est seulement dans l’enthousiasme que l’être humain voit le monde avec précision. Monde que, selon elle, Dieu a créé dans l’enthousiasme.

          Tous les grands photographes que j’ai rencontrés – et j’en ai rencontré beaucoup – avaient quelque chose d’enfantin. Un soir, au début des années 1970, je me trouvais chez Agathe Gaillard, alors la seule galerie de photographie à Paris, rue du Pont-Louis-Philippe, quand André Kertész s’est approché de la porte et a levé ls yeux vers le ciel en disant : « Mais regardez-moi cette lumière ! Ce ciel ! C’est tellement beau… Je sors prendre des photographies. » Il avait plus de soixante-dix ans, ce qui ne l’a pas empêché de courir dehors, comme un gamin qui se précipite pour jouer au ballon dans la cour. Cartier-Bresson aussi avait cette curiosité enfantine. Cet aspect puéril me plaît beaucoup chez les photographes. C’est le changement continu de la lumière qui maintient vivante cette curiosité. Peut-être est-ce pour cela que le photographe a ce besoin et ce désir de découvrir toujours davantage, de voir avant et plus que les autres. La photographe doit voir pour les autres, leur montrer ce qu’ils ne peuvent pas ou ne savent pas voir.
Le monde photographiable est immensément vaste et mystérieux : tout ce qui est illuminable est photographiable. Cependant, tout ne peut pas être éclairé, comme les sons, les voix, la musique, les pensées, les sentiments, les idées. Malgré cela, sans son silence absolu, la photographie est capable d’évoquer des idées et des sentiments, de raconter des rêves et des pensées, grâce à sa voix particulière que seuls les yeux et l’âme peuvent entendre.
(…)

Je t’embrasse fort,

Paolo


Emanuele Coccia

Madrid, 30 septembre 2021

Cher Paolo,

(…)
La photographie n’est pas seulement l’image d’une lumière qui a été, c’est la réalité physique, la conséquence chimique de cette lumière. La magie de la photographie, peut-être de façon évidente avant l’ère numérique, est littéralement de retenir chimiquement cette lumière particulière de tel jour, de lui donner une éternité. Il ne s’agit pas seulement d’une représentation, mais de la capture réelle des éléments qui à ce moment-là se trouvaient dans ce lieu, voilà ce qui fait de ce morceau de papier ou de cette pellicule une relique de la sainteté de la lumière.
(…)
Contempler la photographie signifie toujours se trouver face à une lumière qui, grâce au photographe, a acquis une forme d’éternité. Dans la religion antique, le mystère n’était pas l’inconnu mais la relation avec une sphère dont l’accès se fait toujours par le biais d’un intermédiaire. Le mystère est ce à quoi il est nécessaire d’être initié. Et le photographe est celui qui initie une société au mystère de la lumière. (…)

Je t’embrasse fort,

Emanuele

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Cambridge (États-Unis), 15 février 2022

Cher Paolo,

Je voudrais te prendre dans mes bras pour te remercier de ce que tu as écrit. C’est tellement important ! Le moment est venu de se débarrasser une fois pour toutes de cet étrange mépris qui entoure la mode, en général. Comme si les sociétés modernes ne parvenaient pas à comprendre l’importance du système de la mode, qui rend possible leur liberté même.
Le système de la mode moderne est apparu quand l’industrie textile a hérité du programme des avant-gardes artistiques du début du siècle dernier : l’exigence de faire coïncider l’art avec la vie. L’habillement se prêtait particulièrement à incarner l’œuvre d’art totale. C’est un artefact que chaque individu doit posséder et utiliser, sans distinction de classe, de statut, de religion, d’orientation sexuelle ou d’idéologie. Nous portons des vêtements toute la durée de notre vie, tous les jours, toute la journée, et même la nuit. Le cheval de Troie idéal pour faire entrer l’art dans la vie quotidienne de tous les êtres humains, sur toutes les latitudes géographiques et culturelles. C’est précisément pour cela que la mode a été à l’origine de toutes les révolutions des coutumes et des modes de vie. La mode n’est pas le luxe, ni le culte de l’apparence. C’est la construction d’une liberté psychique, morale, qui a besoin de donner forme au monde matériel : de faire coïncider cette liberté avec une certaine palette de couleurs, avec une silhouette, avec la texture d’un certain tissu. (…)

Je t’embrasse très fort,

Emanuele