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Lettres choisies - François et Claude Mauriac

édition octobre 2025

Lettres et extraits choisis

François Mauriac
Correspondance avec Claude Mauriac
© Éditions Albin Michel, novembre 2025

Toutes les lettres sont annotées. Se référer à l'ouvrage.

Un adolescent d’autrefois

Lettre 3 – 29 avril 1926
François à Claude

Jeudi
29 avril 1926
Mon cher petit Claude
J’aurais voulu t’envoyer une carte postale d’Hossegor où j’étais hier : mais je ne suis arrivé qu’à minuit en auto ; je suis passé de ma chambre à la mairie, de la mairie à l’église, de l’église à la table, de la table en auto et je n’ai pas eu le temps de faire ouf ! J’ai tout de même beaucoup admiré ce lac qui communique avec l’océan par un canal et qui se vide et se remplit selon la marée et je me demande si nous ne pourrions pas passer là notre mois d’août. Vous vous amuseriez beaucoup. Il faudra que j’en parle demain à maman. J’ai pensé à toi le 25 avril, mon chéri.
Te voilà un grand garçon de 12 ans : j’espère que tu vas faire un grand effort comme tu nous l’as promis dans ta gentille lettre.
J’ai vu tes cousins ce matin. Guy et Daniel ne parlaient que de souliers à semelles de crêpe qu’ils désirent posséder ! Je ne sais si maman t’a beaucoup grondé pour avoir pris sur toi de la faire venir l’autre jour à Vémars ! Moi, je suis sûr que tu l’as fait dans une bonne intention. Mais il vaut mieux demander conseil, mon chéri avant de prendre de telles initiatives.
Bonne-maman ne va pas trop mal et a été très contente de ta lettre. Adieu chéri. J’irai bientôt te voir. Je serai demain matin à Paris. Quel dommage de t’avoir manqué de si peu. Embrasse grand-mère pour moi et Luce et Bertrand.
Ton papa qui t’aime
Mauriac

Lettre 19 – 12 juillet 1932
Claude à François

C’est à mon tour de vous féliciter, mon cher papa ! Bravo pour cette rosette ! Et merci aussi pour votre lettre digne du plus viril des Spartiates… Mais il y a eu un miracle : mon admissibilité. Je n’y comptais pas du tout du reste. J’ai été repêché à 4 points avec mon livret scolaire et aussi l’aide d’un de mes anciens professeurs du Lycée M. Maugis. Mon professeur de Français, M. Gaudier se démena également beaucoup pour moi. J’ai seulement 13 en Français. En maths, 10 (j’ai fait au fond un peu du problème juste. Qui aurait cru que cette matière me sauverait !) Mes deux autres notes sont... 4 et 7. Je n’ai pu savoir si c’est le latin ou le grec qui a remporté ce 4 merveilleux. Le jury m’a ajouté par indulgence – et probablement à cause de vous – deux points ce qui me fait 36/40… C’est-à-dire une note avec laquelle passe tout candidat porteur d’un bon livret. Mais j’ai ces quatre points à rattraper à l’oral et je ne sais rien ! Je travaille comme un forçat !
J’étais si sûr de mon échec que j’avais tout préparé pour vous rejoindre. Cela aurait été pour moi une grande consolation, et je regrette un peu Font-Romeu. Ne pourrais-je pas vous y retrouver – reçu ou collé – après mon oral ? Cela me ferait si plaisir !
J’espère que vous vous plaisez dans ce pays que vous dites si merveilleux. Vous nous en reviendrez beau et gras, tout à fait à figurer comme Président de la Société des Gens de Lettres. Enfin « beau gosse » quoi !
Comment va votre voix ? Et votre roman à l’eau de rose que nous promettent de magnifiques interviews ?
Je vous embrasse bien fort.
Votre respectueux fils et admirateur qui vous aime.

Lettre 36 – 18 octobre 1936
François à Claude

Dimanche
Cher Claude
Je ris d’un œil à cause de tes bonnes fortunes journalistiques et pleure de l’autre à cause de tes malheurs intestinaux. Tu as eu tort de ne pas te soigner et il faut le payer maintenant…
Je ne crois pas que le journalisme puisse être une « fin » pour toi (ceci entre nous). Je crois que tu vaux mieux et mon expérience me prouve (quoi qu’en disent les intéressés) que le journalisme est une détestable école pour ceux du moins – et c’est ton cas – qui ont « quelque chose » dans la tête et dans le cœur. Il faut donc prendre cette aubaine, comme une aide, comme un moyen pour t’aider à accomplir sans souci matériel et en toute indépendance ton travail – ton « œuvre », au sens profond du terme.
J’ai reçu Fraîcheur et je le lis avec plus d’intérêt qu’en manuscrit.
Pas de soleil aujourd’hui mais nous avons dans l’ensemble un temps merveilleux.
Le gros œuvre de la pièce est fini. Mais il y a beaucoup de travail dessus… ah ! si j’avais un secrétaire !
Je t’embrasse tendrement mon chéri. Tiens-moi au courant de ta santé. Dis à maman que je lui écrirai demain.
Éd. B(our)det est enchanté du titre de ma pièce ASMODÉE. (C’est le démon boiteux qui soulève le toit des maisons pour voir ce qu’il s’y passe…)
De tout cœur.
Ton vieux papa
FM
Tampon postal : Langon 18 – 10 – 36

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La guerre et ce qui s’ensuivit 1939‑1950

Lettre 93 – 25 novembre 1940
Claude à Jeanne et François

Paris
25 11 XL
(...)
Chère maman, cher papa, les invitations à déjeuner se multiplient mais la maîtresse de maison ne refuse jamais que pour la forme et pas plus d’un dixième de seconde le ticket de viande que je lui offre. Tels sont ses remerciements que l’invité sent que c’est lui qui a fait une politesse. Plus besoin de fleurs, ni de bonbons, un ticket de viande. Telle est la France nouvelle…
On mange du reste mieux que convenablement, même chez les G.L.
Claire ? Je pense souvent à elle ici. Car Violetta triomphe. L’accordéon a oublié le musette bellevillois pour apprendre la tyrolienne dont les chanteuses ont appris les paroles allemandes. Dans
le moindre bistrot transformé en kermesse munichoise une épaisse joie règne. Une foule allemande, abrutie de bière, d’admiration et de joie, chante d’une seule voix. Parfois aussi l’orchestre reprend les airs populaires des vingt dernières années. Tout un Paris revit que ces étrangers ne peuvent comprendre. Ah ! Mistinguett, quel amour nous vous portons… Oui, Paris reste tout de même Paris.
Il reste Paris à cause de l’incompréhension des Allemands. Ils ne sont pas dans le secret. Ils ne sont pas initiés. Notre Paris demeure libre. Il vit en nous, inchangé et lorsque nous retrouvons sous son masque actuel un peu de son vrai visage, nous sentons que l’essentiel est sauvé, qu’il faut seulement attendre.
J’ai déjeuné rue de Liège avec le célèbre dr. Leriche qui venait de voir Pétain. Ce que j’avais appris aux services de la J. a été confirmé : entre Laval et Pétain il y a un abîme. Et Laval n’est pas si solide qu’on le croit. Il avait dit à H. : « Ne vous en faites pas : je me charge du vieux. » Mais lorsque « le vieux » est venu, H. a compris que c’était lui le maître de ce qui restait de la France, non Laval. Pétain a dit : « Nous avons été vaincus par vous. Nous nous plierons à la loi du vainqueur. Mais l’Italie ne nous a pas vaincus. La Corse ? Jamais. La Savoie ? Jamais. Le Maroc à l’Espagne ? Jamais. Ou ce sera avec l’Italie et l’Espagne la guerre. Jamais le peuple français n’accepterait. » Il paraît que nous avons encore une véritable armée. L’Italie tire la langue. Pétain le sait. Et Hitler. Laval avait négocié la guerre contre l’Angleterre : Pétain a dit : jamais. (Montoire avait été choisi parce que la gare est située à la sortie d’un tunnel où le train hitlérien pouvait être garé en cas d’alerte. Il paraît que la RAF est « aux trousses » d’Hitler. Elle est renseignée… Si bien qu’à Munich on a changé au dernier moment pour la 3e fois le local où le Führer devait parler. Celui qu’on abandonna fut réduit en cendres…)
« Savez-vous que la France entière vous hait… » a dit Pétain à Laval. Et Laval répondit : « Que m’importe d’être haï par ceux que je mène si je les mène où je veux ? » Le Maréchal aurait alors dit : « Je vous plains de ne pas souffrir de cette haine… »
(...) Voilà où nous en sommes. Nul doute que ce soit une grâce du ciel d’avoir le Maréchal. Leriche essayait de l’expliquer à G. D. – qui venait d’avoir avec les autorités alldes une explication orageuse – (son livre est définitivement interdit) – et que les diverses manifestations de l’autorité vichyssoise ont atrocement blessé. Ce fut un dialogue pathétique. Vous ne pouvez savoir à ce propos combien les Duh. sont bien. (...)
Je vous embrasse avec toute ma tendresse et tout mon respect.
J’embrasse aussi Luce, Claire et Jean à qui je pense souvent.
Claude