FloriLettres

Extraits choisis - « Furies » de Julie Ruocco

édition septembre 2021

Lettres et extraits choisis

Page 32

Bérénice continuait de fixer les lanières pendantes du sac dans la voiture qui la menait à Öncüpinar. Quand le monde s’était dérobé sous ses pieds, dans le bar là-bas, envahie par la panique, elle n’avait pas pu crier. Pourtant, elle aurait voulu appeler son père à l’aide, qu’il revienne pour la sauver une dernière fois. Elle aurait voulu lui jurer qu’elle ne lui poserait plus de questions, qu’elle cesserait de vouloir déterrer le passé. Promis, elle ne lècherait plus les blessures du temps, elle arrêterait de creuser, de gratter la terre muette. Elle aurait voulu hurler, lui dire qu’elle ne lui en voulait plus, qu’elle respectait ses secrets. Tous ses secrets.
La voiture s’immobilisa enfin sur une route de terre battue. Elle était arrivée. Les frontières du camp s’étendaient à perte de vue et derrière les grilles, la chaleur faisait vaciller l’horizon. Lorsqu’elle ouvrit la portière pour poser le pied au sol, Bérénice était encore ivre, ivre du bruit des balles, de la chute des corps et du silence de l’intermédiaire. Était-il vieux ? Jeune ? Elle ne le saurait jamais. Elle s’arrêta un instant pour réprimer un étourdissement. C’est ici qu’elle devait attendre le contact d’Olga. Pourtant, une pensée se formait à la surface de son esprit et elle avait besoin de marcher pour la faire advenir. La tête lourde, elle continua de longer les grilles chauffées à blanc. Comme par réflexe, sa main agrippa le médaillon sur son cou. Elle songeait à la parure dioclétienne qu’elle n’avait pas réussi à revêtir ce matin. Ces objets qui avaient connu tant de faste et tant de sang pouvaient-ils encore appartenir au monde ? Avait-elle eu raison toutes ces années de les poursuivre ? De classer entre les pages de ses carnets d’élève studieuse ce que le temps avait archivé dans les couches d’argile et de sable ? Les mots d’Olga lui revenaient en écho. Était-ce vraiment tout ce qu’elle pouvait sauver ? Elle songea au sang sur le comptoir, à celui du conservateur de Palmyre exécuté au centre du théâtre antique. Est-ce que le retour à la lumière était à ce prix ? Longtemps, elle en avait voulu à son père de ne pas avoir pris soin de son passé, de ne rien lui avoir transmis. Mais peut-être qu’aujourd’hui elle le comprenait. Pour lui, il n’y avait que les mots de la littérature, les notes de musique et l’absolu de l’amour que l’on pouvait se donner. Le reste était le fruit du hasard. Et aujourd’hui plus que jamais, ce hasard pesait de tout son poids sur les événements, semblait transformer chaque destin en errance.


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Chacun guettait le réveil du géant sans savoir quelle serait sa nature. Sa sœur, elle, avait appris à lire entre les lignes, dans l’enchevêtrement des réalités qui se taisent. Elle savait que rien n’était acquis et que le régime avait élargi les failles dans la conscience des hommes. Taym se débattait pour que les civils le restent, que les prisonniers osent parler et que la vérité éclate. Malgré l’élan, elle pressentait déjà que l’adversaire n’avait plus de forme. Cela faisait trop longtemps que le régime avait usé la confiance, miné les esprits. Trop longtemps qu’il avait substitué le fantasme au réel et les parjures à la voix des vivants. Les prisons secrètes avaient été temporairement ouvertes. Il fallait bien faire de la place pour les manifestants et les révolutionnaires. Alors, sans un bruit ni in remords, l’État avait relâché les vieux spectres du djihad. Des fanatiques abrutis par l’enfermement et la violence, recrachés au jour après des décennies de torture parce qu’on ne savait plus où entasser leurs corps.
À Idlib, l’armée avait torturé des étudiants qui avaient lancé des balles de ping-pong avec le mot liberté écrit dessus. Les balles avaient roulé du mont Qasioun jusqu’au palais présidentiel et les gardes avaient passé la journée pliés en deux pour toutes les récupérer. Le ridicule, il n’y a pas pire pour une armée. Les représailles avaient été terribles.
Le soir, Asim avait suivi sa sœur aux rassemblements sur la grande place. Ils scandaient le nom des villes où les soulèvements avaient été écrasés. La liste s’allongeait mais il ne voulait toujours pas comprendre. Il n’imaginait pas qu’un gouvernant puisse faire le pari du chaos contre son peuple. Miser sur la déstabilisation des voisins, la porosité des peurs, la folie collective. « Il est traître, celui qui tue son peuple ! », ce slogan Asim l’avait martelé, il l’avait chanté toute la nuit. D’ailleurs, il venait de retrouver une pancarte dans les décombres avec les mêmes mots écrits en rouge. En passant les doigts sur le carton déchiré, il se disait que ça aurait dû l’interpeller bien avant. Le jour où sa brigade avait retrouvé le corps du chansonnier dans le ruisseau, les cordes vocales arrachées. Mais Assim était confiant, trop de gens s’étaient levés. Ils avaient de nouveau une voix et quelque chose à défendre. Les portes de leur destin ne pouvaient pas se refermer sur eux, pas maintenant.
Peu à peu, la révolution s’était faite résistance. La résistance s’était armée. Quand il y repensait, c’était logique. Celles et ceux qui avait milité pour des actions symboliques et pacifiques avaient été les premiers exécutés. Pendant des semaines, sa sœur avait tenu le compte de ses amis enlevés dans les villes assiégées. L’un après l’autre, les corps réémergeaient quelques semaines plus tard, méconnaissables et mutilés.


Page 93

Cette nuit-là, Bérénice fit un rêve singulier. Elle se trouvait de nouveau dans le café, revoyait le sac de la transaction, l’homme dos à elle. Bérénice aurait voulu l’appeler, qu’il se retourne, mais elle n’avait plus de voix. Les sons se dissolvaient, ses mouvements étaient lents, presque liquides. L’explosion n’allait pas tarder à mélanger les formes et leurs contours. Bientôt, elle devrait creuser dans les murs effondrés pour pouvoir sortir. Le verre crissait sous ses pieds, sa peau était encore brûlante du souffle de l’explosion. Mais lorsqu’elle émergea enfin, elle n’était plus dans la ville de Kilis. Autour d’elle les dunes avaient la couleur du crépuscule et derrière la ligne d’horizon, elle voyait se dresser les ruines de Palmyre. Sans jamais y être allée, elle reconnaissait les silhouettes des colonnes. Les langues de pierre transperçaient le désert, s’arquaient intactes sur leurs fondations millénaires et replongeaient dans le sable comme sous l’effet d’une vague. Elle traversait la forêt de piliers, avançait sous la voûte infinie des temples, forte de la certitude des rêves. Ce chemin lui était familier. C’était comme rentrer à la maison. Elle atteignit enfin l’amphithéâtre de Tadmor et descendit les gradins Calmement. Au centre de la scène se tenait l’autel. C’est là qu’il l’attendait.