FloriLettres

Extraits choisis - East Village Blues

édition juin 2019

Lettres et extraits choisis

East Village Blues de Chantal Thomas
© Seuil, Fiction & Cie

Staten Island (page 28)

Voyageuse, âme et corps, je l’étais ; plus exactement, nous l’étions. C’était une histoire à deux — une histoire entre Sandra et moi. Elle avait débuté au lycée, en classe de philo, par notre coup de foudre pour le roman de Kerouac, Sur la route. Nous avons été traversées de l’évidence que la seule façon de vraiment vivre était de laisser la route décider pour nous. La métaphysique d’Aristote me passait par-dessus les oreilles, celle de l’autostop, une discipline en plein essor, contenait des mines de sagesse en réserve. Aussitôt après le bac, nous avions fait nos sacs, puis direction l’Espagne avec le vague plan de poursuivre vers l’Afrique du Nord. Voyageuses, certes, nous l’étions mais sans esprit de conquête, sans désir de souvenirs, sans nous soucier même de visiter les pays où l’occasion nous portait. Leurs us et coutumes, leur folklore, leur histoire et leurs musées, on s’en battait l’œil. Notre excitation tenait à des sensations, à une route qui défilait, à des visions en éclair, ou à la répétition lancinante pendant des jours et des jours d’un paysage immuable. Traverser, regarder de tous ses yeux des images impossibles à fixer, et faire halte, à l’improviste, au hasard de la chance, ou de la malchance, selon le programme du conducteur. (…)

L’amour de la route avait mille facettes. Nous adhérions en toute sérénité aux attentes en bord de routes, assises sur nos sacs, au pied d’un mur ou d’un arbre. Nous étions à la bonne hauteur, celle où tout sentiment d’urgence s’évapore. Nous aurions pu attendre à jamais, mais soudain une voiture stoppait. Alors on courait vers elle comme des folles, comme si notre vie en dépendait. Et ça aussi, c’était un moment parfait. Nous étions virtuoses dans l’art d’attendre, mais partir nous mettait toujours le cœur en fête.

Et puis il y a eu New York.

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L’histoire orale du monde  (page 93)

La première impression à ma nuit d’arrivée, cet effet d’avoir débarqué dans une fête où je ne connaissais personne, où personne ne me connaissait et où cela n’avait aucune espèce d’importance, ne cessait de se reproduire. Cet air d’indifférence, qui alors m’avait étonnée, me paraissait normal maintenant et même sympathique. Cela me plaisait de pouvoir circuler aussi facilement et que le « chez soi » qui, en Europe, est indissociable d’une notion d’enracinement et de fermeture eût ici peu de réalité. J’entendais encore le bruit des volets claqués, les soirs d’hiver, dans les rues vides d’Arcachon et, associée à ce bruit, la vision rapide des bras d’une femme aussitôt aspirée par l’intérieur de son chez-soi. Et me revenait en même temps le visage de ma mère, victime de l’un de ces revirements d’humeur dont elle était la proie quand j’étais enfant, sa tristesse soudaine à la pensée qu’il allait bientôt lui falloir, à elle aussi, fermer les volets. J’avais atterri dans un pays sans volets, et où le « chez-soi » (home) n’est pas lié à une continuité de générations. Il se déplace avec vous et s’origine à l’endroit où vous venez de poser vos bagages. Un pays des mobile homes. Dans quelques années, quand j’irais habiter au Colorado, à Boulder, puis en Arizona, à Tucson, c’est à ce côté positif d’une liberté sans ancrage que je serais sensible. Non l’angoisse d’un « Où vivre ? », mais la faculté des Américains à déménager, à recommencer.

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La révélation Rimbaud (page 122)

En ce mois de juillet 2017, les sens et l’esprit davantage aiguisés par le goût de la variation que par celui de l’innovation, j’attends avec impatience les concerts hebdomadaires d’œuvres pour orgue de Jean-Sébastien Bach à Grace Church, mais à cette époque, au temps premier de mes éblouissements new-yorkais, d’entre les deux églises aujourd’hui équidistantes de ma fenêtre, St. Mark’s Church et Grace Church, seule la première rayonnait. Avec la bénédiction de Michael Allen, son pasteur aux idées rebelles, convaincu que le message des prophètes était dans la rue et qu’il s’exprimait par la voix des poètes, et sous les auspices du Poetry project que dirigeait Anne Waldman, St. Mark’s Church était le théâtre de la parole fulgurante. Tous les poètes ambitionnaient de s’y produire. Ils rêvaient de pouvoir, à la suite de Lawrence Ferlinghetti, Paul Blackburn, Brion Gysin, John Giorno, Robert Creeley, Ted Berrigan, Bernadette Mayer, Lou Reed, Annie Powell et bien d’autres, risquer leur texte sur cette scène. Ils n’allaient pas se contenter d’un silence respectueux, vaguement ennuyé, avec, pour souligner la fin de la lecture, des applaudissements polis. Le genre d’approbation consistant, dans un colloque universitaire, de la part d’un président de séance, à remercier l’orateur d’avoir respecté son temps de parole. Autrement dit, de n’avoir pas débordé. Or, justement, sur la scène de St. Mark’s Church, on n’attendait que ça : le débordement, l’excès, le hurlement en faveur du corps — de ses fièvres, de ses transes, de ses crises de panique, de ses agonies et de ses résurrections. Du corps ou de l’âme : en cette église les deux ne se séparaient pas.

Les poètes américains des années 1970 continuaient de vibrer à l’unisson avec le choc inaugural, l’événement fondateur de la première lecture publique par Allen Ginsberg de Howl, le 7 octobre 1955, à San Francisco dans la Six Gallery. Tandis que le brouillard efface une partie de la ville, Allen Ginsberg, incertain, angoissé, commence de lire. Peu à peu un tempo s’impose, entraîne dans un même courant le poète et son public.

(…)

Le public entend le sens, saisit les mots, mais ils lui parviennent au rythme d’un solo de saxophone, dans sa pulsation, son pulse, son beat. Jack Kerouac, sur scène, en nage, tape sur sa bouteille de vin et scande : « Go, go », « Go, man. » Ses sonores « Yeah » criés par lui et repris par les auditeurs soulignent le rythme. Dans son ivresse, il perçoit en toute lucidité qu’avec ces mots scandés par la voix chaude et grave de Ginsberg la Beat Generation est née. Ce soir-là, Allen Ginsberg libère la lecture publique de la sphère du livre. Il la fait entrer dans celle de la musique, rock’n roll, blues, be-bop…

Yeah !

Près de quinze ans après la performance d’Allen Ginsberg, Patti Smith, lors de sa lecture à St. Mark’s Church, se jette elle aussi à corps perdu. Elle n’est pas sûre que ses poèmes soient à la hauteur, elle doute, elle a peur, mais elle renverse ces poids morts en ressorts. Elle pense à Rimbaud, elle veut réussir pour lui, pour l’énergie qu’il lui communique, elle se sent électrifiée et elle électrifie. Accompagnée à la guitare par Lenny Kaye, elle laisse le souffle, elle laisse le rock la diriger. Elle pulvérise la bulle d’intériorité de la langue, sa protection isolante. Elle dira plus tard qu’elle a cherché à insuffler l’immédiateté et l’attaque frontale du rock’n roll dans le mot écrit.

Poètes et écrivains dans la mouvance du Poetry Projet acceptent la loi du spectacle : on capte le public dès les premières mesures, ou c’est raté.

(…)

Une nuit, après l’une de ces lectures à St. Mark’s Church, je me trouve dans le chaos d’un incendie. Un immeuble est en train de brûler. Volume assourdissant des sirènes, fumées, craquements avant l’effondrement, les vitres explosent, des flammes jaillissent des fenêtres. Sur le trottoir opposé des petites filles font une ronde endiablée. Elles courent, sautent et crie en chantant :

Fire ! Fire ! Fire !

— Et si c’était votre maison qui brûlait ? les sermonne une dame.

— C’est notre maison ! répondent en chœur les petites filles, sans cesser de tourner.