© Éditions Inculte/Actes Sud
Avertissement
contre la syntaxe, contre l’ordre, contre toute totalité –
ce livre est redevable, entièrement, à la mise en ligne des informations qui le composent – les noms, les dates et les images, dans le domaine public.
le fait divers, trouvé au hasard d’une fouille, formait un bloc durci, il s’est agi d’en briser l’écorce pour dénoyauter le fond d’époque dont le présent provient et aussi ce pays opaque – la Suisse – modèle et contre-modèle à toute ébauche d’organisation politique.
un « aleph » où chaque point de l’univers passé et à venir est représenté pour qui sait regarder.
l’archiviste qui donna au procès-verbal du jugement est remercié.
la manière de citer est libre.
les vivants pardonnent à l’auteur d’avoir ressuscité les morts pour leur faire dire et penser des phrases qu’ils n’ont jamais ni dites ni pensées – leur identité a été modifiée.
Chapitre 1.
et le jeune homme d’une vingtaine et quelques d’années qui paraît sur la photo du journal, le jeune homme encostumé, portant cravate rayée, tissu sombre chemise blanche, et, bien qu’escorté (ce qu’on devine à la bottine noire qui lui succède dans – ce doit être par un gendarme), le jeune homme comparaît pour ainsi dire libre, ses mains n’étant pas entravées par des menottes, il glisse même une main, une main large, dans le revers de sa veste à la recherche d’on ne sait quoi et ce « quoi » est de peu d’importance, glisse une main d’un geste nerveux, c’est-à-dire la nervosité, on comprendrait, car on ne peut s’empêcher de se mettre à sa place, même si justement sa place, ce n’est pas celle qu’il faut prendre, lui qui est à la mauvaise depuis le début, et ce n’est pas seulement d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment qui le rend mauvais non, c’est la somme – la somme de quoi ? et s’arrêtant un instant devant la photo qu’il cherchait à décrire, il pense ce n’est pas la piètre qualité de l’image, le grain, le papier jauni, qui l’arrêtent, mais l’idée qu’il n’est pas possible d’écrire sur cet homme pour la somme de ces raisons.
et voulant parler de ses mains assurément belles, l’une glissée sous le veston, le pouce en pince coincé sur le gilet (s’il y a un gilet), l’autre – il retourne voir la photo par souci de fidélité, mais fidélité à quoi ? peut-on trahir un traître ? – revenant aux mains, à la deuxième main, celle qui balancée par l’élan s’est fixée devant les hanches, légèrement en avant, là, suspendue et ces mains blanches larges, fines – leur blancheur, leur finesse étonnent, mais ce ne sont pas, non plus, des mains d’étrangleur qui, la nuit, enfilent des gants de velours pour serrer des cous, plutôt des mains musiciennes, fortes, précises.
pensant à ces mains de musiciens qui sont aussi, et, sur ce point, il faut être clair, des mains homicides – en latin, homo désigne le genre humain, exactement comme la « gent » ailée ou – il n’y avait pas, en 1968, de catégorie spécifique ni juridique pour qu’un juge jugeât opportun le fait de souligner que ce fut une femme de genre humain qui fut assassinée et, d’ailleurs, le substantif employé par le président de la cour fut « assassinat », et, pensant donc à ces mains altières, délicates, de musicien, il se voulaient jouer – mais laquelle ? un texte qu'elles voulaient écrire sur le corps des femmes – mais lequel ? car il y a un noeud d’ambivalences dans ces mains, une boule de contradictions, des mains fines, faites pour la musique, le jazz, et contraintes de – imagine –
de vêler les veaux
de lever la cognée
d’abattre les fûts
de scier les grumes
et, songeant cela, on pourrait dire des mains de bûcheron, mais non – il y a bien une dextérité de pickpocket dans ces doigts sachant manier les choses – comme ces transporteurs de nitroglycérine manipulant avec la plus extrême douceur le matériau le plus –
ces mains ce sont celles d’Alain.
et certainement il faut un nom en propre pour fixer une histoire, tout nom propre fonctionnant comme description et ancrage qui rive les faits à l’individu, au temps, à la sensibilité qui fait l’individu dans le temps – quoi d’autre ? un philosophe soutenait que le seul nom véritablement propre était celui connu de façon directe, et cela, jusqu’ici, il l’exclut – connaître de façon directe, Alain, il l’exclut, ayant pourtant retrouvé trace de lui dans le procès-verbal d’une assemblée municipale de Brovaz à propos d’une quelconque question de renouvellement de conduite, puis, de là, au registre foncier, où il fut possible de localiser son actuel domicile, Alain n’ayant pas quitté le village – mais Alain vivant et Alain jadis sont-ils le même individu ? ou n’y a-t-il au fond qu’un nom qui les relie ?
(…)
Chapitre 2.
à la campagne la géographie d’une vie tient dans un triangle de six ou sept kilomètres de côté, grand maximum, ici Brovaz-Vullier-Bruchère, et dont le centre est Orsonne, portant à l’écu un taureau rouge – mais n’était la saveur locale des noms, leurs graphies patoisantes, leurs détails topographiques, avec leurs clochers à bulbe, leurs fermes, leurs arcs de pignon, leurs écoles – ce n’est pas le nom, mais les lieux-dits qui battent, ici, la mesure du paysage – Pas-du-Velin, Creux-des-Vaches, La Daille, Le Pré-du-Tasson, etc.
dans ce pays, il faut dire qu’on mène les taureaux depuis les temps médiévaux sur les marchés-concours, un genre de foire où les bestiaux jalousement soignés sont présentés dans une arène, un à un examinés, et classés selon un palmarès par catégorie, palmarès publié et retransmis jusque dans les médias nationaux – imagine si les animaux vainqueurs devaient faire l’orgueil de leur propriétaire, et le père d’Alain menant ses bêtes – imagine.
(…)
Carmen était-elle l’image de la femme ? et sait-on, d’abord, quelle image Alain avait des femmes ? maladroite interrogation qui fut pourtant un axe excessivement sérieux de la défense, lequel axe consista, pour disculper Alain, à tracer le périmètre intime de ses carences affectives, appuyant pathologiquement sur son « besoin de tendresse » (il cite), comme si Alain avait été avide d’amour – et, déductivement, les êtres avides d’amour sont souvent en carence de mère – de la mère d’Alain, on ne sait rien, si ce n’est qu’en effet elle elle dût être une mère aimée, adorée, alimentant un besoin toxicomane impossible à – un puits sans fond et, au fond, tout est là, l’image de la femme qu’on a, disculpe-t-elle l’homme qui l’a de l’avoir ? – il est insensé de mourir d’être une image, une image façonnée au moule d’un regard pourri, insensé de payer pour la pourriture des autres.
Chapitre 4.
et, dans la nuit noire, à présent, même plus zébrée d’éclairs, dans cette bienfaisante tiédeur apportée par la crevaison des orages et le souffle des ténèbres, il file, imaginant chevaucher une monture d’acier et de chrome, la poitrine gonflée, fier, mais en vérité trop heureux de sa chance, de sa miraculeuse chasse, et, réellement, c’est comme s'il chevauchait – s’il était voué à cavaler et à danser, transi d’amour jusqu’à ce que – comme si Alain entrevoyait à présent, au milieu des brumes de l’amour, l’intense et envoûtant mystère de la beauté – car, jusqu’alors, il avait vécu comme le bétail, et à présent c’était, pour lui, s’éveiller à vivre.