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Extraits choisis - Anne Pauly, Avant que j’oublie

édition septembre 2019

Lettres et extraits choisis

Anne Pauly, Avant que j’oublie
© Éditions Verdier

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Le soir où mon père est mort, on s’est retrouvés en voiture avec mon frère, parce qu’il faisait nuit, qu’il était presque 23 heures et que passé le choc, après avoir bu le thé amer préparé par l’infirmière et avalé à contrecœur les morceaux de sucre qu’elle nous tendait pour qu’on tienne le coup, il n’y avait rien d’autre à faire que de rentrer. Finalement, avec ou sans sucre, on avait tenu le coup, pas trop mal, pas mal du tout même, d’ailleurs c’était bizarre comme on tenait bien le coup, incroyable, si on m’avait dit. On avait rangé les placards, mis la prothèse de jambe, le gilet beige, les tee-shirts et les slips dans deux grands sacs Leclerc, plié la couverture polaire verte tachée de soupe et de sang, fait rentrer dans la boîte à médicaments – une boîte à sucre décorée de petits bretons en costume traditionnel – le crucifix de poche attaché par un lacet à une médaille de la Vierge, à un chapelet tibétain et à un petit boudha en corne.

 

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Ce bureau et ces livres qu’il feuilletait sans vraiment les lire sur le tao, le Japon, Montaigne et les poèmes de François Villon étaient, je crois, son rêve de sagesse, sa mise en scène à lui pour se venger d’une enfance de misère et d’un mépris social qu’il avait ressenti toute sa jeunesse. Pauvre mais avec une tête bien faite et à une époque qui le permettait, il s’était hissé sans trop de difficultés jusqu’à un emploi confortable de programmateur en informatique pour y mourir lentement d’ennui, entouré de chefaillons aussi bornés qu’agressifs, s’appropriant son travail et l’obligeant constamment à décider d’une stratégie et à donner le meilleur de lui-même pour atteindre ses objectifs. Il avait pourtant bien essayé d’y aller, de s’imprégner de la novlangue de l’entreprise des années quatre-vingt, de penser topo et management. Pour preuve, les Boostez votre cerveau en dix étapes, Huit principes fondamentaux pour être performant et autres Faire son chemin dans la vie entassés à la cave avec les classeurs IBM. Mais trop peu sûr de lui, maladivement inquiet, entravé par le souvenir de la déchéance de son propre père et plutôt lucide sur les jeux de pouvoir qu’entraînent les responsabilités, il n’avait jamais vraiment réussi à prendre le taureau par les cornes. Que ses collègues, qui l’appelaient Chipo parce qu’il pétait au bureau, lui accordent leur estime et le désignent comme porte-parole quand il fallait négocier avec le chef semblait lui avoir suffi. Pourtant, l’alcool et sa soudaine passion pour le zen étaient arrivés à peu près au même moment. Au fond, on ne sait jamais vraiment si quelqu’un boit pour échouer ou échoue parce qu’il boit.

 

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(…)
Et, lors de ces soins qui m’offraient une proximité avec lui que je n’avais jamais vraiment eue avant, j’apercevais parfois, au détour d’un coup de gant, le jeune homme spirituel et dégingandé coincé dans le corps du vieillard. Dans ce corps fatigué, il y avait aussi, sous la peau blanche, molle et desquamée, encore un peu de superbe, une certaine allure, un tombé d’épaule, une arrogance, une manière de se tenir debout devant un lavabo, même à bout de souffle et sur une seule jambe. Parfois, quand je me vois sur des photos, je décèle un peu de ce quelque chose et je suis fière d’en avoir hérité même si c’est aussi ce qui m’éloigne des standards acceptables du féminin.

 

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J’avais aussi cherché, au hasard des carnets et cahiers où il écrivait, chaque jour dans les bonnes périodes, ce qu’il avait dépensé ou à quel organisme il avait téléphoné, et dans lesquels figuraient également, pêle-mêle, citations entendues à la radio, indices de coagulation, dates d’anniversaire, rendez-vous médicaux, titres de livres et interminables listes de courses, des noms supplémentaires, la trace d’autres gens auxquels il aurait pu tenir sans que nous en sachions rien. Et dans un carnet presque neuf, décoré d’un gros smiley ridicule, après les coordonnées d’un artisan menuisier et avant le petit dessin au stylo bleu d’une carabine, j’ai découvert un numéro de téléphone et un prénom dont chaque lettre avait été entourée. Juliette. C’était elle que je cherchais.

 

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Il était 14h35. André a battu le rappel et a dit : Allez, on y va ! Les zombies, plus nombreux qu’à la chambre mortuaire, ont sorti la boîte du corbillard et se sont mis à avancer au pas jusqu’à la porte, immédiatement suivis par le curé puis par moi et ma fiancée. Avant de fouler l’allée centrale, j’ai saisi Félicie par le bras puis lui ai chuchoté : C’est le grand jour, t’es prête ? Nous n’aurions, pensais-je, plus d’autre occasion d’avancer bras dessus, bras dessous dans l’allée centrale d’une église et, d’une certaine façon, c’était bien mon père qui m’accompagnait jusqu’à l’autel. Elle n’a pas compris mon allusion mais ça m’a fait sourire pendant quelques instants. J’imaginais qu’au synthé, Eugénie, déjà en place avec la chorale, jouait les premières mesures de la Wedding March. Mais pas du tout. On s’est mises au premier rang, côté gauche, Jean-François et sa famille côté droit. Une fois le cercueil au centre et bien en vue, Yolande, Eugénie et les crécelles qui les accompagnaient ont entamé « Trouver dans ma vie ta présence » tandis qu’André prenait place derrière l’autel, soutenu par Freddy. C’était faux. C’était affreux. C’était affreusement faux. Tim a allumé avec sa mère les quatre candélabres qui entouraient le cercueil et on a pu commencer. L’assemblée s’est levée dans un bruit de tissu froissé et André a dit : Nous voici aujourd’hui rassemblés pour adresser un dernier adieu à notre frère Jean-Pierre et l’accompagner dans la foi de Dieu pour son dernier voyage. Nous partageons aujourd’hui le chagrin de ses enfants Jean-François, Anne, Clémence, Félicie, de son petit-fils Tim, de sa belle-sœur Claudine mais aussi de sa famille et de ses amis…
J’ai regardé la boîte, les gens, la photo, la chorale, les bougies et c’est là que j’ai réalisé que je ne le verrais plus jamais. J’ai mis mes deux mains devant ma bouche pour étouffer le sanglot qui s’emparait de moi et qui s’est bizarrement mué en un gémissement de loup. J’ai regardé Félicie qui, elle aussi, pleurait à chaudes larmes. Je ne pensais pas qu’elle serait aussi émue. Je lui ai caressé la joue et elle m’a pris la main.

 

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Ce fut la messe la plus longue de toute l’histoire de la chrétienté. Rien ne s’enchaînait bien, les textes étaient trop longs, trop courts et les crécelles s’égosillaient tandis que la photo du défunt glissait lentement dans son cadre. André, qui, nous le découvrions, avait la voix et les inflexions de Michel Serrault dans Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ, ne trouvait pas ses pages, se prenait les mains dans les manches de son aube, soufflait et s’énervait méchamment après Freddy. Il semblait à l’agonie et à chaque mouvement qu’il faisait, nous avions l’impression que ce serait le dernier. Il s’est beaucoup répandu sur ses souvenirs, a reparlé de ma mère et a redit trois fois qu’on n’était pas là pour faire l’apologie du mort qui avait, quand même, était-ce encore nécessaire de le rappeler, beaucoup de très gros défauts.

 

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Novembre 2012

J’ai été très touchée par votre démarche qui m’a permis d’accompagner votre papa ce mercredi 7 novembre malgré les regrets de n’avoir pu répondre à ses derniers appels.
En revisitant le passé, j’ai eu envie de lui écrire les quelques lignes ci-jointes. C’est vous qui les lirez, et peut-être les entendra-t-il. Il reste d’une personne aimée et disparue une manière subtile, immatérielle : une absence que l’on peut ressentir comme une présence dont plus rien désormais ne peut ternir l’éclat. Mais cela n’enlève rien au chagrin qu’il faut affronter pour continuer sa propre route. Il n’y a pas d’âge pour se sentir orphelin. On n’oublie jamais, on apprivoise le manque avec les moyens propres à chacun… Les mots sont souvent inefficaces. Je désirais sincèrement vous remercier. Bien amicalement.

Juliette