FloriLettres

Entretien avec Martin Rueff. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition février 2010

Entretiens

Poète, critique et traducteur Martin Rueff enseigne à l’université de Paris VII- Denis Diderot et à l’université de Bologne. Co-rédacteur en chef de la revue Po&sie, il dirige la collection Terra d’Altri aux éditions Verdier. Traducteur, il se consacre à la poésie italienne contemporaine mais aussi aux œuvres de pensée. Il a traduit des essais comme ceux de Carlo Ginzburg (Nulle île est une île, Verdier 2005) et de Giorgio Agamben. Aux éditions Verdier il a publié en 2008 la traduction commentée de Ronda dei conversi, le dernier recueil d’Eugenio De Signoribus. Aux éditions Gallimard, il a participé à la Pléiade des œuvres de Claude Lévi-Strauss et a dirigé le volume Quarto des œuvres de Pavese. Il a consacré un ouvrage critique à la poésie et à la poétique de Michel Deguy : Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Hermann, juillet 2009


Tu as édité et révisé les traductions des Œuvres de Pavese parues dans la collection Quarto chez Gallimard en 2008. Un volume qui réunit pour la première fois en français comme en italien, tous les livres publiés par Cesare Pavese de son vivant, à l’exception de ses traductions et de ses essais jamais reçus. Et pour la première fois également, en français, la version intégrale du Métier de vivre (publication posthume en 1952) dans laquelle un choix de lettres de l’auteur s’inscrit au fil du journal. Qu’est-ce qui a motivé une telle entreprise ?

Martin Rueff La conviction qu’il était temps de revenir à Pavese et qu’un travail éditorial s’imposait. Connaissant l’actualité des recherches sur Pavese en Italie, et l’état des éditions de son œuvre en France, quand les responsables de la collection Quarto chez Gallimard m’ont proposé de réaliser « un Pavese », j’ai tout de suite accepté.
L’édition est toujours le fruit de la nécessité et des contingences. J’aurais aimé éditer l’intégralité de l’œuvre, mais un second volume, indispensable, n’aurait pas été approprié à la collection Quarto. Il fallait donc bien choisir, et comme je ne voulais absolument pas que le choix fût établi selon des critères de genre qui auraient fait éclater l’unité vive de l’œuvre – Pavese le romancier, Pavese l’épistolier ou Pavese le diariste –, j’ai décidé de réunir les textes publiés du vivant de l’auteur. C’était un pari, en tout cas, la recherche d’une cohérence. On trouve donc dans ce volume les œuvres de Pavese dans l’ordre chronologique de leur publication, de Travailler fatigue à La Lune et les feux. Je n’ai pas jugé bon d’exclure le Métier de vivre. Ce journal paru en 1952, après la mort de Pavese, est donc l’exception dans ce volume. Il manque bien évidemment des œuvres. Trois « blocs » ne figurent pas dans cette édition : a) les essais, parmi lesquels les textes sur la littérature américaine, notamment sur Melville, Dos Passos, Faulkner, Caldwell pour la plupart inédits en français. Ce sont des textes magnifiques qui permettent de mieux comprendre certaines options, certains choix stylistiques ; b) les poèmes non publiés par Pavese, constitués d’au moins trois cycles sur les femmes aimées ; c) et, pour finir, les sujets cinématographiques enfin publiés en Italie (sous le titre Il serpente e la colomba) et une grande partie de la correspondance. Il me semble néanmoins qu’un lecteur qui connaît très bien Pavese, ou au contraire, un lecteur qui ne le connaîtrait pas du tout peut avec ce volume entrer dans cet univers, le comprendre et se passionner

De surcroît, tu introduis chaque texte…

M.R. J’y tenais absolument. Cela permettait de relier les parties, de présenter un ensemble. J’imagine un Quarto comme un grand espace (un jardin ou une maison plus qu’un musée), les introductions orientent « le sens de la visite » (l’expression vient d’être réactivée par Michel Deguy). J’espère qu’en sortant du jardin certains diront « c’est mon Pavese » et d’autres, « ce n’est pas mon Pavese ».

Pourquoi certains pourraient dire « ce n’est pas mon Pavese » ?

M.R. La capacité qu’a Pavese à se couler dans des personnages très populaires fascine beaucoup d’intellectuels amoureux de son œuvre. Ils préfèrent souvent se détourner des théories de Pavese pour se laisser captiver par ses personnages (on pensera à Par chez toi qui met en scène l’affrontement d’un paysan et d’un mécano). Or Pavese fut un homme de savoir. Et son écriture ne saurait être séparée de cette exigence : rercherche de l’unité, puissance de la forme, rigueur de l’intention. C’est d’ailleurs comme cela que le voyaient ses amis, puis son pays. Je n’avais donc pas envie de simplifier Pavese. Si j’avais pu, j’aurais complexifié l’ouvrage davantage !

En France, les éditions de ses œuvres sont partielles…

M.R. Le cas le plus criant est Vacance d’août. Il fallait rétablir ce livre singulier dans sa logique pour comprendre le génie de composition de Pavese et contredire le jugement de Lorenzo Mondo qui évoque à propos de cette œuvre une « structure approximative ». Les trois sections de Vacance d’août prennent leur titre d’un des récits qui les composent : La mer (dernier récit de la première section, comme un horizon inatteignable), La ville, La vigne. Sur les vingt-neuf textes qui composent Vacance d’août, vingt-cinq sont des récits et quatre des essais : la prose théorique relaie ainsi la prose narrative. Quand il offre une vision chronologique et synoptique de son œuvre (Métier de Vivre 26 novembre 1949), Pavese écrit en face de Vacance d’août : « poésie en prose et conscience des mythes ». On ne sait pas si les essais devaient éclairer rétrospectivement les récits ou les récits être exemplifiés par les essais. Pavese ne s’explique pas là-dessus, mais c’est lui qui avait décidé de cette répartition. En tout cas ce livre me semble tout à fait extraordinaire. Or, vois-tu, les éditeurs français ne sachant pas trop ce que le public pourrait comprendre à ce triptyque ont décidé d’importer les deux blocs de récits dans Nuit de fête, un collectif de nouvelles, et d’insérer quelques-uns des essais dans Littérature et société. C’est-à-dire que le livre Vacance d’août n’existait pas en français. Tel le triptyque d’un peintre dont on exposerait chaque panneau séparément, dans un lieu différent, et jamais dans son ensemble. De la même manière Le Bel été a été publié sans Le Diable dans les collines ni Entres femmes seules alors que Le Bel été est précisément le titre de ces trois récits qui forment un roman. Ils sont liés par le sentiment que le sens de la fête est à jamais perdu et que ses parodies auxquelles la société condamne les personnages sont les grimaces où les visages de la communauté se crispent. Pavese avait un souci de la forme de ses livres et je ne vois pas pourquoi on ne devrait pas le suivre, au moins une fois en croyant savoir mieux que lui-même comment lire ses œuvres. J’espère en tout cas qu’il y aura vite un volume de Vacance d’août en français. Quel livre ! On peut penser aux tableaux de Hopper : La vacance (experimentum vacui), ce moment et ce lieu où le temps semble s’excepter de lui-même, forme le thème des images et des réflexions de ce livre. L’été se passe à entendre qu’il se passe quelque chose et ce qui se passe c’est qu’on passe l’été à attendre et que pour finir l’été a passé. Le temps s’arrête dans le champ de maïs et les collines se remplissent de signes sous le ciel vide.

Tu écris, en préambule à l’édition, que le suicide a brouillé l’analyse de l’œuvre de Pavese, à l’instar de Pasolini … Victimes tous deux de la forme de leur mort, on a voulu ramasser le sens de leur existence. C’est ce que dit d’ailleurs Calvino. On parle trop de Pavese à la lumière de son dernier geste

M.R. Oui, c’est un point central pour moi. C’est vrai que la comparaison avec Pasolini est peut-être un peu forte. La mort de Pasolini, en novembre 1975, est horrible, spectaculaire et encore lourde de mystère. En effet, on ne sait toujours pas si la mort de Pasolini relève d’un crime de mœurs ou d’un crime politique. En tout cas, Pasolini comme Pavese ont eu des morts tellement frappantes qu’on a voulu relire l’ensemble de leurs ouvrages à partir de ce geste. Évidemment, c’est un événement contingent qui plaque sur toute l’existence une nécessité définitive, mais jusqu’à cet instant, la vie était ouverte. Il faut donc essayer de relire Pavese et même Pasolini dans l’ouverture de chacun de leurs livres. C’est pourquoi, à la suite de cette mort tragique, le fait qu’on ait pu lire Cesare Pavese à partir du concept d’échec me paraît, en dehors de toute polémique, une mauvaise clé. Je pense que la clé de Calvino qui dit que c’était l’homme de l’activité est beaucoup plus généreuse, bien que trop simpliste car l’existence de Pavese, pas plus que la vie de quiconque, n’obéit à des clés. Il est vrai que le suicide n’arrive pas dans la vie de l’écrivain sans des avertissements, sans des prémices qui permettent de comprendre une unité de symboles. Mais le suicide n’est pas la vérité de Pavese. J’ai été frappé par le livre de Jean Améry intitulé Porter la main sur soi (Actes Sud, 1996). Améry a une phrase très belle : « le problème ce n’est pas du tout le mystère de la mort, c’est le mystère de la vie ». Il dit que la vie est tellement compliquée, ramifiée, qu’on a parfois l’impression que le suicide peut être une solution.

Pavese parle d’un « principe de composition »…

M.R. C’est vrai que Pavese était obnubilé, comme beaucoup d’écrivains ou de peintres, par une seule question : la forme à donner à son œuvre. En relisant la correspondance et le Métier de vivre, je me suis aperçu que cette question était aussi une des obsessions de sa vie. Pavese se demande, à de nombreuses occasions, ce qui va pouvoir donner une forme à sa vie. Il fut longtemps persuadé que ce serait l’amour, parce que « forme » signifie pour lui contenir les débordements, les angoisses, les aléas du jour, les inquiétudes du soir… La forme de la vie, c’est l’ordre des travaux et des jours : un vrai métier ! Pavese consacre aussi quelques-unes de ses réflexions à l’espoir de paternité qui permettrait de construire le temps au-delà du mariage. Il y a un moment très fort dans son œuvre où il est question de la filiation, de l’incertitude sur la paternité, dans La Lune et les feux, ou dans La Prison, par exemple. Je me souviens de la fin de Moby Dick que Pavese traduisit. Ismaël est repêché par le capitaine du Seraphim qui cherchait son fils. Ismaël dit : « Il cherchait un fils, et il a trouvé un orphelin ».
Comme l’amour et comme la paternité, le suicide a pu sembler à Pavese un principe de composition : il figure cet instant où l’on pourrait saisir toute une vie (Sylvia Plath l’a pensé aussi). Pavese l’écrit à plusieurs reprises dans le Métier de vivre. Il a pu entretenir l’illusion que ce serait, sinon un moment de vérité, un moment de concentration. Je fais partie des gens qui veulent ni héroïser ni mépriser la question du suicide de Pavese, mais surtout je ne souhaite pas en faire un événement qui aurait plus de poids que les autres. Je pense surtout que Pavese est un des écrivains qui nous permet de prendre la mesure des complexités de nos vies intérieures et qu’il serait injuste de simplifier la sienne parce qu’un désir de simplification nous agite.

Pour lui, la qualité première d’une œuvre est l’unité…

M.R. Il est cohérent du début à la fin. Toute sa vie durant, et même dans ses lettres de lycée qui sont très impressionnantes, il est à la recherche de ce qui lui permettrait de faire tenir ensemble son œuvre. Ce principe d’unité a pris plusieurs noms. En 1936, à l’époque de Travailler fatigue, il l’appelle l’image-récit. Une image qui serait du temps concentré même si cette concentration n’interdit pas la narrativité. Pour Pavese, les images poétiques sont ce principe de composition dont il parle dans le Métier de vivre, une saisie intense, un fragment de temps devenu langage. Cette réflexion sur l’image-récit est sans doute une des bonnes clés pour comprendre le rapport de l’œuvre poétique et de l’œuvre narrative puisque finalement, au sein du poème, il met du récit dans l’image alors que dans les récits, il développe l’image comme récit. Ensuite, il fait porter au mythe ce qu’il avait d’abord attribué à l’image. Il en vient au mythe pour plusieurs raisons. D’abord, par sa culture classique, il a fait du latin au lycée, il va apprendre le grec tout seul. Il trouve également dans la littérature américaine une grande puissance mythique, notamment avec la baleine blanche. Puis, pendant la guerre, il va se constituer une sérieuse formation en termes de mythographie. Je crois que c’est alors que va s’élaborer le nom de mythe ce principe cohérent qui pourrait donner forme à l’œuvre. Les Dialogues avec Leuco en sont le fruit, la mise en œuvre si j’ose dire. C’est bien l’unité qui l’obsède. Même dans ses lettres de travail, il se montre très attentif aux manuscrits qui lui sont envoyés et s’enquiert de savoir si l’œuvre de son interlocuteur tient ensemble, s’il n’y a pas un déséquilibre qui déporte l’œuvre hors de la ligne qui lui donne son unité.

Parle-nous de la « logique de la forme », du système technique « bien à lui » qu’il évoque dans une lettre à Pinelli.

M.R. Il a eu l’impression qu’avec Travailler fatigue – on sait qu’il ne s’est pas trompé –il avait trouvé un type de composition poétique parfaitement neuf et tout à fait singulier pour l’Italie. C’est une espèce « d’eurêka » ou de « sésame ». Cette impression il confesse ne l’avoir eue que par deux fois : une fois pour ce premier recueil, une autre pour Les dialogues avec Leuco. Attention : je ne dis pas que le rêve de forme qui traverse ces deux livres est le même, mais qu’ils relèvent chacun à leur manière d’un même rêve que Pavese a l’impression d’avoir rarement vu se réaliser.
Travailler fatigue est vraiment un immense recueil, une espèce de météorite dans le paysage de la poésie, et en un sens, on peut regretter qu’il n’ait pas eu de postérité. Malgré tout, il a été reconnu comme une grande nouveauté, tandis que les Dialogues ont été moins bien compris – à l’époque comme aujourd’hui. Situation frappante et certainement pleine d’enseignements : les deux œuvres qu’un écrivain aimé du public a le plus aimées sont les plus mal aimées même chez ceux qui l’aiment !

D’ailleurs Pavese dit qu’il a découvert dans les Dialogues une forme qui synthétise de nombreux filons.

M.R. Oui, parce qu’il synthétise à la fois son rapport à l’antique, son rapport à la nature qui est tout à fait central dans son œuvre, (son rapport au fleuve, à la lumière, à la colline), son rapport aux femmes bien sûr, son rapport à la question de la mort et en même temps un certain nombre d’influences littéraires comme le dialogue platonicien dont il est un grand admirateur, ainsi que la poésie.
Finalement les Dialogues, c’est aussi une manière de mettre dans la bouche des personnages une certaine poésie qui formait le décor des récits. Je trouve ce texte très émouvant, gracieux, il a quelque chose de léger comme le son d’un clavecin, une musique à la fois aérienne et parfaitement déchirante, comme des branches fleuries dans un coin de ciel au-dessus d’un ruisseau. Ce sentiment de grâce et d’autant plus touchant que le monde des récits de Pavese exclut complètement la grâce, dans tous les sens du terme.

Pavese dit en 1937 dans le Métier de vivre que « La répétition dans [ses] nouveaux poèmes n’a pas une raison musicale mais constructive »…

M.R. Sa grande angoisse était que son livre de poésie soit lu comme un simple recueil, que le lecteur n’en perçoive pas l’unité. C’est d’ailleurs une inquiétude partagée par beaucoup de poètes. Et il ne choisit pas la forme qu’on pourrait attendre : celle du poemetto, c’est-à-dire un seul long poème. Pavese est un poète inspiré : il écrit donc es poèmes détachés, qui n’ont pas d’unité narrative entre eux. Il y a donc des répétitions, des liens que l’on voit resurgir au fil des pages. Je l’ai beaucoup senti en le retraduisant. La traduction est précisément un exercice qui permet d’être totalement collé au texte… C’est pour cette raison que Pavese écrit que la répétition n’est pas un ornement musical, un refrain.

Qu’en est-il pour toi, Martin, en tant que poète ?

M.R. Je pense que le travail comprend plusieurs phases. Il y a la phase où le poème s’impose et où il faut le laisser arriver comme il vient, ne pas le surdéterminer par l’idée qu’on se fait de ce que doit être un poème – il est, pour citer Deguy encore « l’hôte de la circonstance », puis il y a la construction du livre qui est d’une toute autre nature. Icare crie dans un ciel de craie (Éd. Belin, 2007), est une solution particulière parce qu’en effet, j’avais trouvé une figure qui me permettait de mettre ensemble un certain nombre de poèmes et de situations. Mais les autres livres sont plutôt des recueils au sens traditionnel, même si dans chacun, Lapidaire adolescent et Comme si quelque (Éd. L'act Mem/Comp'act, 2001 et 2006), il y a des constructions qui m’ont demandé des années de réflexion. Il est important pour moi que la construction soit visible dans le poème, savante et surtout touchante. Il faut qu’une qualité d’émotion passe comme pour une musique.

Tu parles de la théorie du « monolithe » dans la préface aux Œuvres de Pavese, intitulée d’ailleurs Laocoon Monolithe, et la composition de ce volume épouse justement cette forme monolithique…

M.R. Effectivement, parce que j’ai été frappé par cette obsession de l’unité et aussi, par l’imaginaire minéral de Pavese : son attachement à la terre, aux pierres, à la colline. J’ai trouvé que cette image du monolithe liée à Laocoon, figure masculine de Cassandre fonctionnait bien. Pavese l’utilise dans une lettre. Le 21 août 1950, il écrit à Tullio et Maria Cristina Pinelli alors qu’il ne lui reste six jours à vivre : « Je suis comme Laocoon ; je m’enguirlande artistiquement de serpents et me fais admirer – mais de temps en temps, je m’aperçois de l’état où je suis, alors je secoue les serpents, je leur tire la queue, et eux ils serrent et mordent ».
Pavese s’est souvent demandé quel type de personnage d’écrivain il pouvait bien composer. On comprend bien le problème : il avait été un poète inventif, un romancier reconnu, un grand traducteur, et l’auteur des Dialogues avec Leuco qui sont une sorte d’hapax. Le public ne s’interrogeait pas moins que lui sur la cohérence de cette figure d’écrivain, et ne se demandait pas moins que lui comment son œuvre pouvait tenir ensemble. Dans un texte très important, L’influence des événements (5 février 1946, on le trouvera dans Littérature et Société), Pavese dit bien que cette unité, il ne faut la chercher ni dans les thèmes, ni dans la psychologie ou dans le style mais justement dans quelque chose de plus profond, qui serait comme un noyau. Cette idée d’une unité ne relève pas du projet (on ne peut pas décider de l’unité), mais elle obsède Pavese. Et finalement, il n’arrête pas de s’en approcher. Il ne peut en saisir que des éclats comme si toutes les œuvres étaient les fragments dégagés de ce noyau dont il sent qu’il est le sien. En un sens, on peut dire que la rigueur de notre Quarto, c’est d’avoir pris au sérieux cette déclaration. Cette folie herméneutique n’était pas illégitime puisqu’elle épousait une volonté de l’auteur.

En 1936, Pavese qui a 28 ans écrit dans le Métier de Vivre : « Parmi les signes qui m’avertissent que ma jeunesse est finie, le principal, c’est de m’apercevoir que la littérature ne m’intéresse plus vraiment... ». Aussi, Natalia Ginzburg écrit dans son « portrait d’un ami » que Pavese disait les dernières années de sa vie être parvenu à connaître son art de manière si profonde qu’il n’avait plus de secret pour lui donc plus d’intérêt.

M.R. Là, on touche vraiment au mystère de la personne. Les déclarations du Métier de vivre sont très difficiles à évaluer, mais elles sont toujours à prendre au sérieux. Je crois que le journal et l’activité de Pavese par la suite démontrent que son intérêt pour la littérature a toujours été intact. En revanche, il a douté jusqu’à la fin que la littérature pût lui apporter le bonheur. Se vouer au métier d’écrire plutôt qu‘au métier de vivre était une décision dont le suicide pourrait être une conséquence logique. Affirmer que la littérature ne « m’intéresse plus » c’est finalement constater qu’elle ne « répond plus aux questions vitales de mon existence ». À la lecture des correspondances, on s’aperçoit que dès l’âge de dix-huit ou vingt ans, à côté de traits parfaitement enfantins et souvent délicieusement ridicules, Pavese est un garçon d’une maturité et d’une lucidité presque effrayantes. Il ne fait des concessions sur rien. Natalia Ginzburg dit qu’il a vécu comme un adolescent jusqu’à la fin. Il est resté inflexible, animé par cette part d’absolu.

« L’art ne doit pas aller contre la nature de son matériau » écris-tu dans la préface à propos du temps de la représentation et de la représentation du temps en peinture ou en poésie.

M.R. C’est une des convictions qui m’a animé après avoir lu tout Pavese. J’ai essayé de trouver des principes d’organisation pour le volume qui seraient autant de principes d’intelligibilité. Pavese avait une très grande conscience de ce qu’on peut faire en fonction des genres littéraires dans lesquels on s’inscrit. C’est pour cette raison que j’ai utilisé la figure de Laocoon. Au 18ème siècle, elle fut chez les penseurs de l’esthétique et notamment chez Goethe ou Lessing l’emblème de cette question. Qu’il s’agisse du poème, du récit, de la nouvelle ou du roman, Pavese se concentre sur les possibilités du genre. Chaque fois, il se met dans un genre et l’exploite avec radicalité. Il n’essaie pas d’aller contre le genre. Prenons le cas du poème.
Travailler fatigue n’est pas un recueil de poésie d’avant-garde ; il n’emprunte rien au futurisme dont la poésie est parfois purement sonore et expérimentale. Pavese n’essaie pas de violenter le genre et c’est aussi ce qui fait son succès, le public reconnaît en lui une forme d’excellence poétique. Mais il innove à l’intérieur du cadre. La grande nouveauté dans Travailler fatigue, c’est le vers. Il est beaucoup plus long que ce qu’on faisait à l’époque, il lui arrive de prendre toute la page. Il y a aussi le côté narratif, chaque poème raconte une situation. Pavese a été très impressionné par Walt Whitman sur lequel il a fait sa thèse.

Parle-nous du Métier de vivre. Que disent les manuscrits ?

M.R. Le Métier de vivre a connu une première édition à Turin chez Einaudi en 1952 dans la collection des « Essais ». Pavese qui meurt très jeune, à quarante-deux ans, était la figure centrale, après la disparition tragique de Leone Ginzburg, de cette grande maison d’éditions de l’Italie d’après-guerre. Il était très lié aux deux écrivains les plus importants de l’époque, Natalia Ginzburg, l’épouse de Leone Ginzburg et Italo Calvino. C’est eux qui prennent en charge la publication du Métier de vivre et rédigent dans l’édition princeps une note prévenant de certaines coupures. On peut citer cette note : « le présent volume reproduit presque intégralement le manuscrit original : presque intégralement parce que quelques coupures, peu nombreuses du reste, s’imposaient là où il s’agissait des questions d’ordre privé ou concernant des personnes vivantes ». Ces passages supprimés que j’ai rétablis dans le présent volume ne sont pas très nombreux, environ une trentaine. J’ai suivi l’édition de Marziano Guglielminetti et Laura Nay pour Einaudi (1990) et restitué aussi tous les noms propres, qui avaient été masqués, ou abrégés dans la première édition. Les passages supprimés sont souvent de nature pornographique. On trouve aussi des petits poèmes lestes que j’ai essayés de traduire lestement, des notes extrêmement misogynes comme certains textes de Baudelaire peuvent l’être, un peu enfantins finalement et pas très intéressants. Je n’ai pas trouvé des pépites. Mais, en revanche, pour la connaissance de la complexité du personnage, il est intéressant de voir qu’au même moment, autant sa réflexion sur le rapport à l’œuvre, sur la poétique, sur le mythe est très en avance, autant ses propos sur la vie sexuelle sont très immatures. Je suis fondamentalement opposé à l’idée que publier l’intégralité du manuscrit avilirait Pavese. Au reste, une telle question oblige à se demander ce qui fait œuvre dans une œuvre, question qui n’est pas simple tant les contours et les délimitations internes et externes d’une œuvre dépendent des gestes herméneutiques qui la définissent.

Il en souhaitait la publication, n’est-ce pas ?

M.R. Certains indices permettent de le penser. Les manuscrits étaient contenus dans une pochette qui s’est d’abord intitulée Secretum (mon secret), avant que ne s’impose ce titre extraordinaire, Le Métier de vivre. Il y a plusieurs phases de rédactions. Il faut isoler le cas délicat (et douloureux) du carnet rédigé par Pavese en 1942 et 1943. Pavese a détaché ce carnet du reste du Métier de vivre. Il ne voulait pas qu’il soit publié et d’ailleurs on ne l’a pas fait. Ce sont des pages qui traduisent un énorme conflit dans sa relation au fascisme. J’ai parlé dans ma préface d’une « mythologie sans gloire ».

Tu parles du Carnet secret ?

M.R. Oui, le Carnet secret faisait partie du Métier de vivre. Pavese l’a rédigé à la suite. Il l’a enlevé, sans le faire disparaître. Il a été retrouvé très tard, dans les années 1990. Ce texte met mal à l’aise. Pavese avait pris, à la demande de sa sœur, sa carte au parti fasciste, mais il n’a jamais été actif. Il a fréquenté des gens qui étaient des antifascistes notoires… Ce qui est vrai c’est que pendant la guerre, il traverse une période très troublée d’un point de vue intime et je crois qu’une de ses grandes interrogations a été de savoir s’il manquait de courage et aurait pu s’engager. Mais le carnet secret va plus loin et le malaise qu’il provoque est d’une autre nature.

Mais n’a-t-on pas l’impression qu’il s’agit d’un personnage fictif qui s’exprime ?

M.R. La découverte du Carnet secret a provoqué une polémique et l’hypothèse de la fiction a été défendue par certains interprètes. On a été jusqu’à suggérer que ce pouvait être une sorte de brouillon pour un personnage qui aurait pu appartenir au Diable dans les collines, par exemple. Natalia Ginzburg, pour des raisons qu’on comprend parfaitement, a très mal accepté ce texte. Le fils de Natalia Ginzburg, le très grand Carlo Ginzburg (http://www.pourpoesie.net/index.php/bord/texte/62/ ) a une position plus complexe. Il soutient que Pavese n’a jamais été activement profasciste mais que son rapport au mythe traduit une sensibilité qui pouvait rencontrer celle du fascisme.

Quant à la correspondance de Pavese, aux lettres insérées dans le journal… C’est ton initiative ?

M.R. Oui, j’ai choisi d’insérer la correspondance dans le Métier de vivre. C’est une opération forte d’un point de vue éditorial. On casse un livre en quelque sorte. Grâce à l’aide de l’équipe Quarto, et de sa directrice, Françoise Cibiel, j’ai adopté la solution d’un corps plus petit, d’un texte détaché du reste… Mon principal problème était de donner à lire la prose épistolaire de Pavese.

J’ai pu le faire de deux manières : pour la correspondance d’avant 1935, c’est-à-dire avant le Métier de vivre, j’ai introduit de longs extraits de lettres dans Vie et Œuvre qui se trouve au début du volume. Pour la période qui va de 1935 à 1950, et qui correspond au Métier de vivre, j’ai mis les lettres en vis-à-vis du Journal. Il ne me semblait pas du tout inintéressant de montrer ce que Pavese écrivait dans son journal en même temps que les lettres qu’il adressait à ses proches.

Pour qui veut la décrire, deux principes de classement peuvent être dégagés dans cette correspondance d’une extrême beauté et d’une grande intensité : les périodes et les destinataires.

La différenciation par époque est très importante parce qu’il y a toute la période lycéenne et universitaire, décisive pour comprendre les options esthétiques de Pavese (les lettres à Monti etc.), ensuite les lettres à sa sœur où il raconte sa vie d’exilé, où il a une soif de livres extraordinaire. Puis, la grande période de la correspondance avec les femmes, et également toute la partie qui concerne le travail éditorial chez Einaudi : les lettres de 1949-1950 sont passionnantes. Ces dernières ne figurent pas intégralement dans ce volume puisque beaucoup manquaient mais elles ont été rééditées en Italie pour l’anniversaire de Pavese. Cette correspondance d’éditeur accompagne un très haut moment de la culture italienne : les grandes années de la maison Einaudi.

Une autre distinction concerne les interlocuteurs. Je dirais qu’il y a deux grands groupes : les amis et les femmes. Les lettres aux amis, ce miroir de Pavese sont magnifiques. Les lettres aux femmes sont variées. Parmi celles-ci il faut distinguer la correspondance avec Fernanda qui est vraiment un sommet parce que Pavese se montre un peu mentor. Beaucoup de ces lettres font œuvre.

Les lettres à Connie sont belles et désespérées…

M.R. Les lettres à Connie sont déchirantes. Pavese rencontre cette très belle actrice américaine grâce à des amis pendant l’hiver 1949-1950. Elle est accompagnée par sa sœur avec qui elle tente une carrière américaine. Pavese l’aimera, mais leur relation durera très peu. Elle repartira aux Etats-Unis, Pavese lui écrira cette lettre bouleversante : « Visage de printemps, de toi, j’ai tout aimé, non seulement ta beauté, ce qui est assez facile, mais aussi ta laideur, tes mauvais moments, ta tache noire, ton visage fermé, et tu me fais pitié. Ne l’oublie pas. »

Il me semble qu’on considère souvent que l’œuvre épistolaire révèle l’intimité que cache l’œuvre écrite. Mais ma conviction était qu’on avait affaire entre le Métier et la correspondance à deux intimités. Je ne pense pas que le Métier de vivre soit la vérité de la correspondance ou la correspondance la vérité du Métier, je pense qu’au contraire, Pavese se livre totalement dans les deux, mais complètement différemment. Écrire c’est aussi se mettre en scène. Les dernières lettres à Pierina (il lui reste quelques semaines à vivre) sont magnifiques aussi : « si tu ne m’as pas noyé dans l’eau de la Magra – je vis à l’hôtel Roma, place Carlo Felice. Si tu ne m’as pas noyé, vis-toi même heureuse, et sache que mes jours avec toi, je me les rappellerai toujours. »

Les derniers mots de Pavese dans le Métier de vivre datent du 18 août 1950. « Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » Les lettres insérées à la fin du Journal, écrites entre le 18 et le 26 août, jour de son suicide, annoncent presque sans détour son geste. « Je suis à demi-mort », « J’ai tout autre chose en tête », « tout autre chose à penser », « dans l’espoir que tout soit fini au plus vite », « il faut une cure de silence »…

M.R. Pendant la semaine du 18 août, Pavese parle du quotidien, fait exactement comme si de rien n’était, mais ce quotidien est toujours menacé par le couperet. J’ai tenu à faire entendre le désespoir de cet homme au-delà des phrases terribles du Journal, de ce qu’il se dit à lui-même – il continue à écrire pour les autres alors qu’il cessé d’écrire pour lui. La correspondance est comme l’outre-tombe du journal. Avec Le métier de vivre voulait faire un livre. A la fin, Pavese, dévasté de l’intérieur, se trouve pris dans plusieurs figurations de lui-même, mais il essaie encore de tenir cette pluralité d’images de lui par rapport à ses interlocuteurs. En même temps, il dit toujours la vérité de la mort. Une phrase du Métier m’avait impressionné au point de la développer en poème dans le Lapidaire adolescent. Pavese écrit le 16 août : « Un clou chasse l’autre mais quatre clous font une croix ».

A-t-on les réponses des interlocuteurs ? Peut-on éditer une correspondance croisée ?

M.R. J’en ai justement parlé avec les éditeurs italiens car il n’existe à ce jour aucun volume réunissant les échanges de Pavese avec ses correspondants. Beaucoup de lettres ont été perdues. Pour certaines on a les réponses, notamment celles qui concernent Einaudi. Quant aux lettres des femmes, c’est plus compliqué, comme souvent j’imagine.

Est-ce que les originaux présentent des ratures ?

M.R. Il y a très peu de ratures dans ses lettres. Pavese écrit souvent d’un premier jet. Par contre, le manuscrit du journal en comprend davantage. Il est beaucoup plus proche de ce qu’on appelle un journal d’écrivain ou même d’un carnet de lecture (il y a d’ailleurs quelque chose de ces hupomnémata des stoïciens que Michel Foucault a étudiés dans « l’écriture de soi ». À Brancaleone, ou pendant la guerre, le journal est aussi un relevé de ses lectures.
Mais dans le Métier, il parle aussi de lui et des femmes. Je pense que ce qu’il dit aux femmes est beaucoup plus intéressant, précis et juste, notamment dans les lettres à Fernanda, que ce qu’il dit des femmes. C’est peut-être souvent le cas. Entre les deux personnages du théoricien de l’amour et de l’amoureux qui théorise son rapport, le second va plus loin et souvent plus vite.

Il y a différents types de rédactions dans le Journal et certains passages sont très fragmentaires.

M.R. Quand il est à Brancaleone en 1935-1936, il a du temps pour lui. Il est donc à sa table de travail. Il lit beaucoup. Les textes de cette période sont de véritables petits traités. Parfois même des dissertations. Plus tard, alors qu’il est dans le feu de l’action dans son travail d’écrivain et d’éditeur, le journal est moins un lieu d’expansion qu’un lieu de densification : une sorte de noyau. D’ailleurs, quand on lit le Métier de vivre de Pavese et le Quarto dans sa totalité, on est pris par ce mouvement d’accélération et de densification. Les passages fragmentaires peuvent ainsi être attribués à un sentiment d’urgence.

La colline chez Pavese « se poursuit dans toute son œuvre ».  Elle est une figure, un personnage, a un caractère mythique…

M.R. La colline est une donnée de la biographie : Pavese naît dans les collines et vit à Turin qui est aux pieds des collines. Elle est toujours déjà là et toujours à réinventer. Il est souvent question d’en venir et d’y aller, mais y rester est moins simple. La colline est un peu comme la femme. La formule du rapport à la colline est celui du rapport à la femme ! « Ni avec toi, ni sans toi ». Ce qui est d’ailleurs, et malheureusement, une des clés de la vie de Pavese. La colline correspond à ce que le critique Bakhtine avait appelé un « chronotope », un concentré d’espace-temps. Ce n’est pas seulement un élément du décor mais une atmosphère particulière, un moment de la vie. Ce chronotope est présent dès Travailler fatigue, dans Par chez toi, dans les Dialogues avec Leuco, La maison dans les collines, Le diable dans les collines, etc. Ce qui est étrange, c’est que tout ce que Pavese a écrit, il l’a écrit à la ville. Il devait retrouver son noyau d’enfance pour réamorcer la pompe de son inspiration. La colline c’est la muse, une muse qu’il peut mobiliser assez facilement parce qu’elle est profondément en lui. Il le dit : « L’idée de la posséder, d’en faire ma chose, d’en boire le secret, de l’incarner en moi, je ne réussissais même pas à l’exprimer. Je me suis expliqué par la comparaison avec le fruit : de même qu’un fruit se mange et s’assimile, de même la colline ». Jean-Pierre Ferrini en parle assez joliment dans son livre paru récemment, Le Pays de Pavese (Gallimard, 2009). Il y a la vigne sur la colline, la tâche, le fait de suivre les mouvements des nuages qui dessinent des ombres et des figures comme des flaques noires mobiles sur le paysage des collines ; il y a aussi la différence d’altitude : plus on monte, plus c’est pelé, aride, plus on descend, surtout vers les ruisseaux, plus c’est champêtre, et ça devient un lieu où se cacher... En haut, on est plus près du soleil donc d’Apollon, mais aussi des boucs, en bas, on est plus proche de Pan et des mythes avec les faunes et les nymphes.
La colline est inspiratrice, personnage et mythe. C’est aussi la colline des hommes, des travaux agricoles, la terre.

La poésie est aussi dans cette sensation de flottement que donnent les questions laissées sans réponse des personnages…

M.R. C’est tout à fait passionnant. Ce qui caractérise vraiment le monde de Pavese, c’est l’impression constante que ses personnages sont à côté d’eux-mêmes. Il y a dans leurs dialogues des étincelles non parce que les uns répondent aux autres, mais parce qu’ils sont en décalage. Cela crée donc des flottements, des incompréhensions et parfois des drames. La Plage en est un exemple extraordinaire parce qu’on a un côté néoréaliste où les dialogues devraient sans doute faire avancer l’action comme dans beaucoup de récits depuis James mais où au contraire, les personnages ne cessent de parler pour ne pas se dire les choses ou pour se dire autre chose que ce qu’ils sont censés se dire. Dans Par chez toi, en liant le sort d’un mécanicien et d’un paysan, Pavese donne la tonalité de ses livres futurs : celle d’échanges qui construisent une relation d’incompréhension réciproque et entretenue. L’idée que plus on se parle, plus on se comprend ne marche pas avec Pavese. J’aime beaucoup cette manière de rentrer au cœur d’un personnage en ne lui faisant pas dire ce qu’est la vérité de son être. L’effet est bouleversant. On ne fait pas le tour d’un personnage, on ne fait même pas le tour de ses absences, on est confronté tout au plus à un vide conjugal, professionnel ou amical et on se débrouille avec ces vides.

Tu évoquais tout à l’heure Le Pays de Pavese de Jean-Pierre Ferrini (Gallimard, collection « L’Un et l’Autre » de J.B. Pontalis, 2010). Lors d’un récent débat à la Maison de l’Amérique latine à l’occasion de la sortie de ce livre, tu as dit, « si Jean-Pierre Ferrini peut s’emparer de Pavese, c’est en raison de la thèse même de Pavese sur l’enfance ». Quelques mots sur le mythe de l’enfance chez Pavese, sur « sa théorie de la réminiscence » ?

M.R. Pavese a formulé avec simplicité ce qui constitue pour lui le paradoxe de toute création artistique. D’une part, « en toute rigueur, il n’y a rien de tel que ‘voir les choses pour la première fois’ ; c’est toujours la seconde fois qui compte » : « il faut savoir que nous ne voyons jamais les choses une première fois, mais toujours la deuxième. Alors nous les découvrons et en même temps nous en souvenons ».  Ou, de manière encore plus catégorique dans le journal : « ‘Voir les choses pour la première fois’ n’existe pas. Celle que nous nous rappelons, que nous notons, est toujours une seconde fois (le 28 janvier dit la même chose et le 22 août devient illusoire, le 31 août est décisif) » (Métier de Vivre 26 septembre 1942). Pavese est bien conscient de ce que sa théorie de la réminiscence peut avoir de baudelairien et de proustien (sinon de platonicien) : il évoque immédiatement en français dans le texte le titre du temps retrouvé. Pourtant si le beau et sa formule mythique correspond toujours à des retrouvailles, l’artiste doit toujours lui, se remettre au début de la création dans l’élan même de l’œuvre : « une seule chose (parmi beaucoup d’autres) me semble insupportable pour l’artiste : ne plus se sentir au début » (Métier de Vivre, 17 octobre 1935). Si le beau est une deuxième fois, sa création doit être cette première fois qui fait remonter la deuxième à l’origine – ou encore : « il nous faut un nouveau point de départ » (idem).

Pour Pavese, c’est dans la petite enfance que se détermine la scène mythique que l’écrivain ne cesse, par la suite, de répéter. Cette scène est la règle mystérieuse de ses goûts comme l’énigme de son destin. Elle plonge l’enfant dans un décor mythique qui va bien au-delà de son histoire personnelle. Par elle, il retrouve une mémoire ancestrale qui lui permet de toucher au mythe lui-même. Ecrire, c’est donc, comme chez Descartes, Proust ou Freud, renouer avec « cette première fois » à laquelle nul ne fut jamais pleinement présent et qui ne se donne jamais que dans la deuxième fois, mais aussi retrouver l’histoire mythique des hommes – « nous savons qu’en nous l’image attendue n’a pas eu de commencement ; le choix a donc lieu en deçà de notre conscience, en deçà de notre vie et de nos concepts ; il se renouvelle à chaque fois, sur le plan de l’être, en vertu de la grâce, de l’inspiration, en somme de l’extase […] l’obscure énigme de la ‘première fois’ pourrait s’expliquer par l’analogie qu’elle offre avec la nature du mythe préhistorique : la première fois serait en somme, dans l’absolu, ce qui arrive une fois pour toutes ». « Etat de grâce », Littérature et société, p. 161.

As-tu d'autres projets éditoriaux concernant les textes de Pavese ?

M.R. Il reste à faire. Ce que j’ai le plus à cœur aujourd’hui, c’est de traduire la thèse de Pavese sur Walt Whitman. La thèse a été republiée par Einaudi pour le centenaire dans un tirage un peu confidentiel. Ce texte est magnifique et important. Il s’agit du laboratoire secret de Travailler fatigue. Après quoi, je voudrais m’atteler aux essais littéraires de Pavese. En découvrant « Pavese l’Américain » on comprendra mieux que l’évocation de ce qu’il appelle le « pays » correspond à une aspiration qui n’a rien de régionaliste.

Quels sont les projets sur lesquels tu travailles en ce moment, poésie, traduction, philosophie ? 

Dépassons l’embarras qui s’attacher à parler de mes petits métiers après avoir évoqué celui de Pavese.
Quant à la philosophie, je suis sur le point de publier un livre consacré à Jean-Jacques Rousseau.
Pour la traduction, je finis la traduction de deux livres magnifiques de l’historien Carlo Ginzburg et je travaille en ce moment à publication du dernier recueil d’Andrea Zanzotto (2009) considéré comme le plus grand poète italien vivant (il m’arrive de dire aussi qu’il est le plus jeune, malgré son grand âge). Ce livre s’intitule Conglomérats. Il paraîtra chez Verdier dans une édition bilingue annotée.  Il faudrait expliquer pourquoi annoter la poésie.
Quant à la poésie, et bien, je travaille en effet à un nouveau livre dont une partie a été publiée à l’automne dans la revue Po&sie : une suite de poèmes consacrés au cycle de Saint Ursule peint par Vittore Carpaccio à Venise. J’essaie de répondre au bouleversement de poésie que ces images suscitent en moi depuis longtemps. Répondre à l’urgence de la vie par l’urgence du poème qui la relance en intensité, voilà aussi mon « métier ».

Voici un petit poème appelé « Avis à la population » qu’on trouve dans une section consacrée au père d’Ursule :

Avis à la population

Par décision de l’assemblée souveraine, il est rappelé

qu’hier est éliminé jusqu’à nouvel ordre ;

que demain n’aura pas lieu ;

que maintenant, condamné à mort, a eu la tête tranchée.