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Entretien avec Mariangela Roselli. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

FLoriHebdo#12, 9 juin 2020

Entretiens

Mariangela Roselli est enseignante-chercheure en sociologie. Département de sociologie / Université Toulouse 2-Jean Jaurès. Laboratoire CERTOP/CNRS. Elle a observé le comportement des collégiens lors des ateliers d'écriture réalisés dans le cadre de « Réparer le langage, je peux ». Tous les résultats sont inédits et feront l'objet d'une thèse d'habilitation à diriger des recherches en sociologie, qui sera soutenue à l'automne 2020 à l'Université Toulouse 2-Jean Jaurès.


La « sociologie des lecteurs » est votre principal domaine de recherche. Dans le cadre du projet « Réparer le langage, je peux », vous vous êtes intéressée aux ateliers collaboratifs qui ont eu lieu pendant une année scolaire (2018-2019). Avez-vous observé, chez les élèves, une évolution ou un changement de comportement dans la relation à l'écriture puis au livre ?

Mariangela Roselli L'un des points de départ de l'enquête sociologique était de regarder si des changements intervenaient sur tous les élèves, avec une attention particulière portée aux élèves les moins dotés en capital culturel et littéraire et les plus éloignés de la pratique de la lecture et de l'écriture scolaires. Pendant neuf mois, nous avons observé six ateliers, dont trois en section spécialisée du collège (une 4e de consolidation, une 4e SEGPA et une 3e prépa pro chez les Apprentis d'Auteuil). Dès la quatrième semaine de séance hebdomadaire, nous avons remarqué que dans tous les ateliers, il y avait des transformations de postures corporelles (plus droites et plus convergentes, plus capables de rester concentrés et à l'écoute de l'autre) et de pratiques d'énonciation (prise de parole, libre expression, expressivité et créativité narratives accrues). Les changements portent autant sur les conduites que sur les pratiques, avec un cheminement des trois quarts des élèves observés dans une démarche d'introspection, voire de réflexivité. Quand il ne se passait rien à l’écrit, il se passait toujours quelque chose, autrement et ailleurs. Il a fallu alors être plus attentif à ce qui se produisait effectivement. Un cadre et une échelle d’observation ont dû être trouvés pour percevoir les variations entre les séances d’un même atelier de quinze jours. L’échelle d’observation s’est finalement adaptée : à la fois plus ouverte et plus immergée, elle était en dialogue constant avec le terrain. Pour voir, il a fallu regarder sans préjugés, sans attentes, tout en gardant à l’esprit l’interrogation sur les mécanismes à l’œuvre derrière les faits. S’il y avait peu d’élèves engagés dans l’écriture, il y avait en revanche beaucoup d’élèves, initialement incrédules, réticents et résistants au travail sur des textes, qui changeaient de posture et d’attitude. Le fait de se retrouver dans une configuration moins prescriptive que la classe et le cours, et à une autre place de celle d’élève apprenant, suffisait à changer la donne.

Est-ce que ce changement s'opère chez tous les élèves, quelles que soient leurs difficultés avec l’écriture et la lecture ?

M.R. Les transformations de postures et de pratiques sont plus fréquentes et plus profondes chez les élèves éloignés de la lecture et de l'écriture, dans la mesure où la distance est plus longue à parcourir entre leurs pratiques ordinaires, leurs consommations culturelles et les attentes de production textuelle de l'école. Les transformations peuvent « prendre » plus rapidement, se multiplier et revêtir des formes plus diverses et inédites. Par exemple, un élève qui se définit lui-même comme un geek invétéré a commencé, dès le mois de novembre, soit deux mois après le début de l'atelier d'écriture collaborative, à consacrer tout son argent de poche à l'achat de romans d'aventure dans une grande surface culturelle où il passe désormais des heures à lire entre les présentoirs et les rayons. Il s'agit là d'une vraie conversion à la lecture de livres. Un autre élève âgé de 16 ans, scolarisé à nouveau après deux ans de déscolarisation, s'est révélé en écrivant spontanément un texte de chanson rap qui conclut l'un des romans. Plus rares et plus complexes sont en revanche les conversions vers l'écriture scolaire des lecteurs et scripteurs amateurs qui n'apprécient ni l'activité collective, étant des solitaires électifs, ni la « fabrication artisanale » d'un roman à la pièce et par à-coups, alors qu'ils ont une image et parfois même une pratique d'une écriture personnelle, intime et surtout individuelle. Voici une représentation graphique qui donne une idée précise des types de transformations et des écarts de nature entre transformations, tous ateliers confondus :

schema des proportions des dynamiques déclenchées

Qu’est-ce qui est à l’origine de ces transformations, à votre avis ? Est-ce par exemple, la dynamique de groupe ?

M.R. L'effet de groupe est certes déterminant, complété d'un autre facteur d'égale importance : la régularité et la réitération des actes et des pratiques accompagnées par des adultes bienveillants et volontaires. L’atelier se développe de manière consubstantielle avec des leviers propres et spécifiques qui prennent source et sens dans le nombre d’élèves, le degré de contrainte, le style d’intervention des encadrants. Mais ces leviers résultent à leur tour de la manière dont encadrants et participants se perçoivent les uns les autres, puis interprètent le dispositif, d’un point de vue individuel et éventuellement collectif, là où un collectif agit assez tôt pour accompagner l’action de réception. Enfin, les différents leviers d’action, tels qu’ils sont mis au point par les encadrants et accueillis par les participants, débouchent sur des formes d’action qui, au gré de la répétition et de la régularité des séances, s’inscrivent dans un régime routinier où se dessinent une ou plusieurs logiques d’actions. Ces dernières scandent le rythme des ateliers et en façonnent la configuration caractérisée ; une logique d’action prédominante dans un atelier a tendance à induire un type d’interaction de manière privilégiée. Et c’est autour de la prévalence d’une logique d’action que finit par se polariser la configuration de l’atelier.
Les effets de changement de la structure et de transformation des individus sont ici impulsés par une expérience scolaire de conciliation avec la chose écrite qui se produit chez des collégiens aux dispositions différentes au sein de six dispositifs, ouverts à des cadres relativement souples d’interprétation et d’appropriation du même projet. La souplesse, jointe aux ajustements nécessairement localisés en fonction des intervenants et de l’environnement institutionnel, explique que les configurations qui se sont progressivement installées, pour donner vie aux séances hebdomadaires, soient tout à la fois distinctes entre elles et changeantes en leur sein.


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