FloriLettres

Entretien avec Bertrand Schefer. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition décembre 2018

Entretiens

Bertrand Schefer est écrivain, réalisateur et traducteur. Il a fait des études de philosophie (il est aussi helléniste et latiniste). Il a traduit plusieurs textes de l’italien, dont Quid sit lumen de Marsile Ficin en 1998 et le Zibaldone de Giacomo Leopardi en 2003 pour lequel il a été lauréat du prix Italiques.  Bertrand Schefer a publié cinq romans depuis 2008 : L’âge d’or aux éditions Allia, Cérémonie, La photo au-dessus du lit, Martin, et Série noire aux éditions P.O.L.


Série noire raconte un fait divers – l’enlèvement, en avril 1960, d’Éric Peugeot, le petit-fils du grand patron de la firme automobile – auquel furent mêlées plusieurs célébrités. Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressé à ce fait divers ?

Bertrand Schefer, Série noire

Bertrand Schefer
Série noire

Éditions P.O.L, 23 août 2018,
176 pages.
Mention spéciale du Prix Wepler
Fondation La Poste

Bertrand Schefer Je m’y suis intéressé de manière accidentelle, pour ne pas dire hasardeuse. Un jour, un ami a déposé chez moi un document un peu particulier que je n’ai pas regardé sur le moment. J’ai même laissé passer un an et demi avant de m’en préoccuper et de l’ouvrir... Il s’agissait d’un rapport de police. Mon ami l’avait eu en héritage de sa mère qui avait été la compagne d’un homme vraisemblablement employé chez Peugeot au service juridique. Il avait dû rapporter chez lui ces archives aujourd’hui tombées dans le domaine public. À la mort de sa mère, mon ami a découvert ce rapport dans des vieux cartons – il ressemblait à un petit annuaire -, l’a lu, l’a trouvé formidable, l’a gardé pendant des années, puis l’a fait lire autour de lui et, en bout de course, l’a apporté chez moi. C’est un document dactylographié, au recto seulement, sur un beau papier. Il date de 1962. Il s’agit d’un rapport d’ensemble, c’est-à-dire la synthèse, produite juste avant le procès, de toute l’enquête menée par le commissaire qui boucle l’affaire.
Je commence donc à le lire, et la lecture s’avère passionnante d’autant plus que c’est très bien rédigé. L’auteur, le commissaire Guy Denis – il était docteur en Droit avec une spécialisation en droit romain – s’autorise même quelques traits d’humour. Je ne connaissais pas ce fait divers, ne m’intéressant pas particulièrement à ce genre d’événements, mais en lisant je croise quelques noms qui me surprennent, Anna Karina, Jean-Jacques Pauvert, Françoise Sagan, Jean-Pierre Cassel et aux trois quarts du document, je vois le nom du cinéaste américain, Kenneth Anger. Je reste dubitatif et pense même qu’il s’agit d’un faux ! Je relis attentivement la présentation des lieux du rapt par le commissaire, une aire de jeu, un toboggan, des distances exactes ; j’ai sous les yeux une description minutieuse, détaillée, très technique, spatialisante... et j’ai l’impression de lire une page de Robbe-Grillet. Une fois que les policiers mettent la main sur les ravisseurs, ils découvrent qu’un roman est à l’origine de toute cette affaire. Là je me dis qu’il est impossible de ne pas rendre compte de cette histoire parce qu’au fond, tout m’intéresse : le statut de la littérature, du roman, les années soixante... Très vite je pense à un livre...

Vous êtes-vous beaucoup documenté pour compléter la lecture de ce rapport judiciaire ?

B.S. J’ai accumulé une importante documentation. J’ai acheté – avec une amie qui s’est aussi passionnée pour le sujet – beaucoup de journaux et de photos sur des sites de vente en ligne. J’ai donc rassemblé des vieux Paris Match, des vieux Life Magazine, de vieilles coupures et photos de presse, tous les Pdf que j’ai pu récupérer sur Internet... Le volume de ces archives a tellement augmenté que j’ai même envisagé de faire une exposition dans laquelle on aurait pu également présenter la machine à écrire dont les ravisseurs s’étaient servis pour la lettre anonyme...

Vous avez choisi l’écriture...

B.S. Je pensais faire les deux en même temps, livre et exposition. Mais je me suis rendu compte qu’une bonne partie de ces images étaient tellement faciles d’accès, qu’il n’était pas nécessaire ni d’illustrer le livre, ni d’en présenter une formule plastique ou visuelle. D’ailleurs, la plupart des gens qui ont lu le roman m’ont dit avoir consulté Internet pour voir les visages de Rolland, Larcher, Lise Bodin..., ils ont complété leur lecture par ces photographies qu’il est si rapide d’obtenir aujourd’hui. Je n’ai donc pas eu besoin de prendre en charge une exposition. Par contre, trouver un chemin parmi toutes ces informations, cette documentation, a été difficile.

Avez-vous lu le roman américain de Lionel White qui a inspiré le fait divers, publié en France en 1955 chez Gallimard dans la « Série noire » sous le titre Rapt ?

B.S. Oui bien sûr. Ma première lecture a été déçue parce que je n’ai pas trouvé la lettre des ravisseurs. Il en est question dans le livre mais l’auteur n’en donne pas le contenu. J’ai alors mené une petite enquête bibliographique. J’ai réussi à me procurer un autre exemplaire du roman que j’ai trouvé chez un bouquiniste : l’édition des années cinquante publiée dans la « Série noire », en état quasi neuf, avec la jaquette, ce qui est rare, et j’ai découvert que la lettre des ravisseurs était sur l’un des rabats repliés de la jaquette ! Dans l’édition américaine, la lettre est inscrite sur la 4ème de couverture. J’avais la preuve de son existence et j’ai pu en reproduire le texte dans mon livre.

Tout s’imbrique dans votre roman, le titre emprunté à la collection créée en 1948 par Claude Gallimard qui est aussi le titre d’un film policier d’Alain Corneau, le fait divers inspiré par un roman, la question de fiction / réalité qui est poreuse...

B.S. Effectivement, Série noire est aussi le titre d’un magnifique film policier d’Alain Corneau avec Patrick Dewaere, Bernard Blier, Marie Trintignant, qui est inspiré d’un livre de la collection éponyme, de Jim Thompson, intitulé en français Des cliques et des cloacs (1967). Jim Thompson a le génie du polar. Dans les années soixante, il fait partie des maîtres du roman noir, avec David Goodis. Son livre est adapté en 1979 par Alain Corneau et dialogué par Perec. J’ai appelé mon livre Série noire parce que c’est un titre générique et assez radical. Cette histoire a quelque chose d’archétypique. Ce rapport inversé entre le fait divers et le livre est exceptionnel. Certes il s’agit d’un roman mais pas seulement, la littérature en général, ses usages, l’influence de la réalité sur la fiction et vice versa... y sont questionnés. Toute cette mise en abyme est réunie dans cette expression qui est à la fois un titre de collection et un genre de cinéma.
De nombreuses « premières fois » m’ont incité à écrire ce livre : première fois qu’on s’inspire d’un livre, première fois qu’un crime nouveau, un « crime à l’américaine » a lieu en France ; l’expression « Rapt de mineur » qui titre le rapport d’ensemble traduit kidnapping dont il n’y a eu qu’un précédent à Marseille dans les années 1930 et dont on a très peu parlé. Aux États-Unis, le kidnapping était courant et tout le monde se souvient de l’enfant des Lindbergh. D’ailleurs, Lionel White en parle dans son livre, Agatha Christie s’en est directement inspirée pour Crime de l’Orient Express et Larcher (l’un des deux ravisseurs du petit-fils Peugeot) était lui-même obsédé par l’affaire Lindbergh. Beaucoup d’éléments se rejoignent, s’entrecroisent, s’interpénètrent. Quand je me suis souvenu du plan sublime, dans Made in USA (film réalisé par Jean-Luc Godard sorti en 1966), d’Anna Karina allongée avec un livre de la « Série noire » sur la poitrine, sachant qu’elle avait été interrogée et que son nom figure dans le rapport, j’ai compris que cette image ne pouvait que me conforter dans le choix du titre.

L’histoire se construit progressivement et elle commence par un focus sur le festival de Cannes de 1960.... Un point de départ qui livre une atmosphère particulière... Parlez-nous de cette construction du récit... Pourquoi ce point de départ ? En est-il question dans le rapport de police ?

B.S. Dans le rapport d’ensemble figure le synopsis chronologique des personnages ou plutôt des inculpés qui sont devenus pour moi des personnages. À la fin, il y a un tableau qui retrace l’emploi du temps sur une période d’un an et demi des deux hommes et des deux femmes qui nous intéressent, Pierre Larcher et Raymond Rolland, Lise Bodin et Rolande Niemezyk. C’est assez vertigineux de savoir que telle personne était à tel endroit à tel moment de l’année. Parfois, il manque quand même des dates ou des lieux. Afin de refaire une chronologie complète de leurs faits et gestes, et essayer de reconstruire l’histoire, j’ai recoupé des informations provenant de sources différentes, notamment les comptes rendus d’audience dans les journaux de l’époque, avec des éléments fournis par le document judiciaire. Parce qu’il s’agit d’une enquête de police, l’histoire commence par la fin, par des constatations sur le lieu de l’enlèvement et par les pistes qui sont suivies pendant un an. J’ai tout inversé, déconstruit, pour arriver progressivement à l’action. Je me suis donc aperçu que les inculpés étaient à Cannes en 1960. Lise Bodin, la jeune danoise qui enquillait les prix de beauté y était déjà l’année précédente, mais en 1960, elle est au festival avec Raymond Rolland qui aime et recherche les mondanités. Le couple est certainement présent à toutes les soirées et se cache à l’endroit où se trouve le plus de monde possible, où se réunissent quantité de journalistes, policiers, gendarmes, sans parler des services d’ordre pour les personnalités !
La treizième édition du Festival de Cannes est une cuvée exceptionnelle puisque tous les plus grands cinéastes de l’époque sont là, Bergman, Fellini, Antonioni... Le jury est présidé par Georges Simenon. La palme d’or est attribuée à La Dolce vita de Fellini et le prix spécial du jury est remis à Antonioni pour L’Avventura qui est un de mes films préférés. Pour moi, c’est l’émotion absolue de constater que Simenon, le maître du roman policier, va récompenser un film qui déconstruit totalement le roman policier. Je trouve que c’est un geste sublime et je vais chercher dans ses livres les signes avant-coureurs de cette reconnaissance de ce giallo in rovescia (« polar à l’envers ») comme le qualifie Antonioni. Dans Lettre à mon juge, qui est un chef-d’œuvre, je tombe sur des phrases qui pourraient être des didascalies dans un scénario du cinéaste italien, sur le vide, le néant, sur des rencontres qui n’en sont pas, des gens qui sont ensemble et se taisent, tournent la tête, sur des détails, des gestes dans une gare à moitié vide, etc.
Donc, je commence mon roman par le cinéma, Cannes, et j’annonce l’enjeu esthétique qui sera celui de la deuxième partie du livre qui, une fois qu’on a suivi tous les personnages, redémarre presque de zéro. Je commence par là parce que le festival de Cannes pose instantanément une époque.

La jeune danoise, Lise Bodin, est un personnage omniprésent, une sorte de fil conducteur qui remplace presque le narrateur. Quelques mots sur le rôle de ce personnage ?

B.S. J’ai pris en effet son point de vue. Le narrateur apparaît une ou deux fois en disant « j’y pense » ou « j’y vois un signe ». Je n’ai pas supprimé ce pronom personnel à la relecture parce que je me suis dit qu’il amorçait les dernières pages intitulées « Septembre 2016 » où le narrateur parle en son nom propre. J’ai choisi Lise pour une raison sentimentale... Ce personnage qui débarque à Paris dans les années soixante me touchait, et plus encore quand j’ai regardé les photos de l’époque, Lise était sublime ! Ce n’est pas un mauvais moteur pour s’intéresser à quelqu’un, faire des recherches et écrire ! Mais surtout, ce que je trouvais très beau dans son point de vue à elle, c’est que jusqu’à la fin, on n’est pas certain qu’elle comprenne ce qui se passe. Je me suis dit que c’était exactement ce qu’il me fallait pour avancer dans cette histoire : son ignorance, son insouciance, son inconscience, et sans doute ses pressentiments. C’était le point de vue à adopter pour la construction progressive, sinon, je risquais d’être dans le mensonge, c’est-à-dire dans la stratégie. Aussi, j’aurais pu raconter l’histoire de manière beaucoup plus classique, autofictionnelle, intervenir en tant qu’auteur dès les premières pages du livre et dire que je découvre un document qui parle d’une affaire policière, commencer mon enquête en mêlant un peu de ma vie à mes découvertes... Mais au fond, ma vie n’interfère pas du tout dans cette histoire. Je n’ai pas grand-chose à dire si ce n’est peut-être une ou deux phrases. Je n’ai pas été enfant à cette époque mais c’est cette époque-là, celle de mes parents, qui m’a enfanté.

Avez-vous inventé certains éléments ?

B.S. Pas grand-chose. Des décors bien sûr, parce que l’avancée narrative m’y oblige. Mais le vol de voiture à Anvers, le festival de Cannes, les noms, tout est vrai. De temps en temps je suis obligé de suivre un personnage et je lui prête des intentions, des pensées, mais sans insister, parce que je m’en suis beaucoup imprégné, que j’ai beaucoup lu sur lui.

Preniez-vous des notes pendant la lecture ?

B.S. Quelques notes. Quand j’ai commencé à rédiger, j’ai refermé tous les documents. Je ne pouvais pas écrire en lisant mes notes parce qu’il ne s’agissait pas de faire un livre journalistique qui se penche sur un fait divers et donne une deuxième version du rapport de police. Mon travail était de trouver les enjeux et de restituer cette histoire. Les faits tiennent en quelques lignes. Il y a quand même pas mal de trous dans l’emploi du temps des protagonistes, car pendant six mois, on ne sait pas trop ce qu’ils font et c’est à l’écriture d’essayer de développer, de faire avancer le récit.

Est-ce que la forme romanesque s’est imposée à vous d’emblée ?

B.S. Au début, je n’étais pas bien sûr qu’avec ce matériau, je puisse écrire un roman. Tout le travail préparatoire a été un travail d’enquête, d’accumulation de documents, puis, j’ai choisi un point de départ et me suis mis à écrire. Mais, à la fin de la première partie, j’ai dû m’interrompre, je ne savais pas comment redémarrer. J’avais raconté leur histoire et je voulais parler des enjeux sans pour autant rompre la narration. C’était difficile de reprendre. J’ai donc écrit entretemps des scénarios, fait des petits films et publié un roman intitulé Martin qui n’a rien à voir avec Série noire si ce n’est qu’il y a une sorte d’enquête qui se passe dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Une enquête avec un enjeu biographique. L’écriture de Martin m’a donné, je crois, un nouvel élan pour Série noire. Je fais partie d’une frange d’auteurs pour qui le roman ne s’impose pas d’emblée. Je suis un lecteur de Beckett, d’Annie Ernaux, et pour moi, ce n’est pas une forme évidente, donnée, c’est quelque chose qui se négocie. Mais pour Série noire, la forme romanesque allait me permettre de construire l’ensemble, de mettre tout en place, elle s’est donc imposée.

Avez-vous essayé de rencontrer Anna Karina ou Lise Bodin ?

B.S. J’ai envoyé un mot à Anna Karina. Je sais qu’elle a lu le livre. Elle ne tient pas du tout à s’exprimer, encore aujourd’hui. J’ai failli rencontrer Lise Bodin mais finalement j’y ai renoncé. Je ne voulais pas que cette rencontre perturbe mon immersion dans les années soixante. Je l’ai retrouvée en tapant mon nom sur Internet ! Elle s’était remariée avec un Monsieur Schaefer... Il n’y a qu’une lettre de différence entre nos deux noms. Pour la petite histoire, qui pour moi n’est pas sans importance, Lise Bodin a exactement l’âge de ma mère. J’en suis donc touché, touché aussi de savoir qu’elle a épousé un Monsieur Schaefer, de voir cette photo d’elle à Paris avec ses enfants. Mes parents se sont rencontrés et ont vécu à Saint-Germain-des-Prés. Je me suis dit qu’ils l’avaient sans doute croisée... Il me fallait même l’envisager pour que l’écriture de ce livre devienne crédible. Bien sûr, je n’ai pas connu les années soixante à Paris, mais mon enfance a été bercée par le récit, nostalgique, qu’en faisait ma mère qui était libraire (elle a commencé à la Hune) et habitait rue de Buci...

Quels sont les cinéastes qui ont construit votre culture cinématographique et les écrivains qui vous ont marqué ?

B.S. Je dirais Jean Renoir, La Grande illusion, La Règle du jeu et Partie de campagne. Des films que j’ai vus très jeune, essentiellement à la télévision, au ciné-club. Hitchcock dont la période anglaise a baigné mon enfance, Les 39 marches, Jeune et innocent, Une femme disparait, et la transition avec la période américaine, Marnie, Vertigo, Les oiseaux, La mort aux trousses..., des films qu’on a pu voir en France seulement au début des années 80. C’est un axe très fort auquel s’ajoute Bergman et Antonioni. Ces quatre cinéastes sont les piliers de ce qui a construit mon rapport aux images.
Quant aux écrivains qui m’ont marqué, c’est très difficile à dire. Je lis énormément, aussi bien Balzac, Maupassant que Beckett, Duras ou des auteurs contemporains, Annie Ernaux bien sûr. J’aime beaucoup Gaëlle Obiégly pour la profondeur de ses textes, elle est une chercheuse, elle multiplie les pensées, et son regard scintille sur la réalité, avec humour, l’air de rien.

Vous avez reçu la mention du jury du prix Wepler-Fondation La Poste pour ce livre Série noire...

B.S. J’avais reçu des prix pour la traduction de Leopardi mais là, cette distinction est différente, elle est pour soi, et j’en suis très heureux.

Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ?

B.S. Disons que l’écriture est sans doute un lieu où les questions fondamentales dont je ne sais pas si je vais avoir les réponses se posent mieux et de manière plus aigüe qu’ailleurs. Peut-être aussi, n’ai-je pas le choix.