FloriLettres

Entretien avec Bertrand Badiou. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition janvier 2016

Entretiens

Chercheur et enseignant à l’ENS, chercheur associé à l’ITEM, où il dirige l’équipe « Écritures du XXe siècle », Bertrand Badiou est l’éditeur de Paul Celan au Seuil et le gestionnaire de la succession littéraire de Celan en qualité de représentant légal d’Eric Celan, ayant droit. Il a publié, en langue originale et en traduction, des poèmes, des proses et des lettre  inédites de Celan en Allemagne et en France (Belin et Le Seuil).


Vous avez établi l’édition de la Correspondance Paul Celan - René Char suivie de la Correspondance René Char - Gisèle Celan-Lestrange (Gallimard), un volume qui fait suite à d’autres que vous avez publiés sur ou autour du poète né à Czernowitz en Bucovine, et notamment sa Correspondance avec sa femme Gisèle, parue au Seuil en 2001. Vous êtes enseignant à l’ENS, traducteur et spécialiste de Celan (1920-1970). Qu’est-ce qui vous a conduit à son œuvre ?

Couverture de la Correspondance de Paul Celan et René Char, Gallimard

Bertrand Badiou : Très jeune, je me suis intéressé à la poésie allemande, à l’œuvre de Hölderlin, de Trakl, de Rilke, et inévitablement, je me suis trourné vers la poésie de Paul Celan. Mais c’est aussi un peu le hasard qui m’a conduit à lire cette œuvre.Il me semble que les choses se sont passées à peu près de la façon suivante. Un jour, à Strasbourg, à la fin des années 1970, dans une librairie, je suis tombé en feuilletant le volume regroupant des traductions de poèmes de Celan intitulé Strette (Mercure de France, 1971) sur le poème « Tübingen, Jänner [Tübingen, janvier] » : j’ai immédiatement compris qu’il y était fait allusion à Hölderlin, au poète qui m’importait le plus à cette époque. La formule finale du poème, placée entre parenthèses comme un aparté, me fascinait : je savais qu’il s’agissait du fameux mot prononcé par le poète dans la nuit de sa « folie » qui signifiait, semble-t-il, à la fois « oui » et « non ». Ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert la complexité des sentiments que nourrissaient Celan à l’égard de cette grande figure de la poésie récupérée par l’Allemagne nazie — des sentiments d’ambivalence. Plus tard, mon beau-frère, Jean-Claude Rambach, qui est bilingue, et faisait alors des études de lettres modernes à Strasbourg, m’a fait cadeau de l’édition « Bibliothek Suhrkamp » en deux volumes des Œuvres poétiques de Paul Celan. Un professeur assistant à l’université de Strasbourg, Jean-Jacques Chartin, avec qui j’étudiais le Docteur Faustus de Thomas Mann dans le cadre d’un cours de littérature comparée, m’a également parlé, avec une certaine insistance, de Celan. Il était sans doute, disait-il, un des très grands poètes de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce qui à la fin des années 1970 n’était pas encore une évidence. Peu de temps après, j’ai commencé à traduire des poèmes de Celan avec Jean-Claude Rambach. Après avoir soumis nos essais à Gisèle Celan-Lestrange, elle m’a proposé une rencontre. La conversation avec elle a été d’emblée extrêmement intéressante, notamment parce qu’elle a attiré mon attention, avec gentillesse et fermeté, sur tout ce qui lui paraissait problématique dans notre essai de traduction. Gisèle Celan-Lestrange avait une connaissance très précise de toutes les traductions françaises qui avaient paru jusque-là. Ses questions, ses observations généreuses me sont immédiatement apparues comme fécondes et stimulantes. Très vite j’ai compris qu’un dialogue avec elle allait bouleverser ma lecture de Celan. Ma relation amicale avec elle, presque filiale, a duré jusqu’à sa mort précoce, en 1991. Ensuite, j’ai soutenu Éric Celan, dont j’avais fait la connaissance à l’occasion de ma première rencontre avec sa mère, dans l’accomplissement des tâches liées à la gestion de l’œuvre de Paul Celan. Ce travail allait absorber beaucoup de mon temps : à ce moment-là je n’en étais fort heureusement pas conscient ! Avec le soutien et l’aide de ma collègue allemande Barbara Wiedemann, qui a enseigné à l’Université de Tübingen, j’ai essayé de mettre sur pied une politique éditoriale, de publier ou d’organiser la publication de textes inédits et de correspondances de Celan. Il me paraissait important de faire cesser le « mystère Celan », de tenter de libérer l’œuvre du poids de mythologie qui pesait alors fortement sur elle. Le « mystère Celan » m’apparaissait comme l’exact contraire du secret de sa poésie. Pour accomplir cette tâche, il fallait faire émerger les écrits dits privés. Le premier travail allait être consacré à l’établissement du texte de la correspondance échangée par Paul Celan et sa femme. Cette idée, mais aussi sa réalisation n’a pas plu à tout le monde, tant s’en faut ! Jacques Derrida, par exemple, n’y voyait qu’un monument à la conjugalité. En lisant attentivement la correspondance, c’est-à-dire aussi les notes et la chronologie qui accompagnent le texte des lettres, on constate que la vie amoureuse de Celan y apparaît dans sa complexité ; y est évoqué pour la première fois, le recommencement de relation amoureuse de Celan avec Ingeborg Bachmann (poétesse et écrivaine autrichienne 1926-1973) fin 1957-début 1958. La dimension monumentale de cette correspondance est liée aux nombres de lettres publiées, plus de 600, dont la moitié sont de la main de Celan. Ce livre qui fait entendre la « voix française » de Celan contient parmi les plus belles lettres de Celan — celles à son fils, que j’ai tenu à ajouter, sont à la fois simples, touchantes et d’une incroyable justesse de ton et de vue quand il y est question de l’écriture poétique. Celan reste au plus près de lui-même et de ce qui lui importe quand il s’adresse à son fils. Si cette correspondance est mal connue et mal diffusée, cela tient à la dimension, au poid et au prix des deux volumes parus dans la belle collection dirigée par Maurice Olender « La librairie duu XXIe siècle ». Je souhaite qu’elle puisse un jour paraître en poche, dans une version allégée. Peut-être devrais-je reprendre mon travail et ne publier que les lettres de Celan sous le titre : Lettres à Gisèle. Il faudrait que chacun puisse découvrir la parole de Celan dans son merveilleux français. (Cela ne signifie pas que les lettres de Gisèle Celan sont inintéressantes, mais elles n’ont pas la même tenue — c’est incontestable. Peut-être n’est-il pas exagéré de dire que ses lettres sont redevables à Celan. Elle m’a d’ailleurs dit qu’au fond c’était Celan qui lui avait vraiment appris le français !)

Qu’est-ce qui rapproche les deux poètes, Char et Celan ?

Ils sont l’un comme l’autre entièrement investis dans l’acte poétique. Pas de différence pour eux entre la vie et le poème, ou plutôt l’un et l’autre placent de façon continue le trait d’union entre les deux. Char le poète résistant, du maquis de Provence, et Celan, le poète juif d’Europe orientale dont les parents n’ont pas échappés à la machine d’extermination nazie, ont connu jeunes des expériences très différentes mais comparables. Chacun d’eux enregistre la présence de la mort, accorde sur tout le primat à l’éros, cultive l’insoumission. Il y a chez chacun d’eux quelque chose de fondamentalement anti-bourgeois. Extrêmement polis à l’occasion, ils moquent le marché littéraire, bravent les interdits, bafouent les conventions. La situation de Char après la Résistance, après l’écriture poétique de la Résistance, pose certainement une question : comment continuer, comment trouver un second souffle ? Celan, lui, trouve ce nouveau souffle en écrivant Atemwende, (Renverse du souffle, 1967) ; le volume constitue un tournant, un recommencement poétique. Il correspond au besoin dicté par une conscience aiguë de ce qui a changé dans le monde au moment où il écrit, au besoin de fonder à nouveau son écriture, sans en changer les bases, mais en la déployant autrement, selon une autre esthétique ; sa diction devient plus sèche. Le poème s’ancre de plus en plus dans l’immédiat,  dans l’actualité. Celan invente une nouvelle optique. Sa nouvelle écriture diffère singulièrement de celle de La Rose de personne (Die Niemandsrose, 1963) que marquent encore des accents nostalgiques. 

À la lecture de la correspondance, on sent qu’il y a une grande attente de la part de Celan à laquelle Char ne semble pas répondre…

Char le plus souvent reste sur la réserve. On le sent bridé. L’était-il aussi dans sa relation avec d’autres correspondants ? On l’ignore. On ne connaît pour l’instant que très mal Char l’épistolier (seuls quelques volumes de correspondances ont paru, dont celles avec Camus et Nicolas de Staël). Ses lettres ont quelque chose de rhétorique. Même si Celan est en général moins loquace que ses interlocuteurs, il lui arrive de leur envoyer des lettres admirables dans lesquelles il s’exprime longuement sur sa poésie. Y a-t-il de telles lettres de la main de Char ? La poésie n’est pas au centre de leur échange : sans doute l’Affaire Goll a-t-elle une influence délétère sur leur échange (Claire Goll, la femme du poète Yvan Goll, a accusé à tort Celan de plagiat).
Char se sent contraint de s’exprimer dans des termes prudents. On le comprend car Celan était quelqu’un qu’on pouvait froisser, iriter très facilement, et il faut donc lire leur échange en percevant, en interprétant les précautions de Char. Elles sont d’ailleurs, d’une certaine façon, contrebalancées par l’engagement de Char en faveur de Celan lorsque celui-ci est malade. La détresse de Celan, mais aussi celle de sa femme, inspire à Char des sentiments de fraternité et de solidarité qu’il est impossible de mettre en doute.

Remarquable traducteur de la poésie des autres, Celan est par contre difficile à traduire car il brise la langue allemande, la déconstruit. René Char ne peut lire l’œuvre de Celan en allemand, mais perçoit sans doute l’importance de sa parole poétique…

Char ne lisait pas l’allemand, mais après tout, André Du Bouchet ne lisait pas cette langue non plus, ou mal, et leur correspondance ne connaît pas cette asymétrie car Celan est très chaleureux à son égard et André du Bouchet sans réserve, il est tout ouvert à lui. Celan est un traducteur inspiré et Char le sait. Etre porté par sa voix est considérable. Il y a ce lien entre eux. Mais Celan pensait davantage trouver en Char le combattant des Feuillets d’Hypnos dont il a voulu être le traducteur. Il a une fascination pour ce poète et résistant dont la libéralité verbale l’impressionne, l’attire, éveille même en lui une certaine envie. Pourtant en décembre 1958, il écrit dans son Journal (encore inédit) : « Confirmation de ma première impression — plus tard remise en question eu égard à l’homme — : poésie douteuse ». Si Celan a eu cette impression dès le début de sa relation avec Char et la poésie de Char a-t-il tenu à traduire les Feuillets d’Hypnos ? Jean-Pierre Wilhelm, qui s’occupe de l’édition du volume de traduction de poèmes de Char lui écrit en août 1957 : « A  Celan, j’ai accordé les “Feuillets d’Hypnos”. Il y tenait beaucoup. » Il y a sans doute quelque chose de construit dans l’évocation  en 1958 de la « première impression ». Celan amplifie peut-être rétrospectivement une petite et ancienne réserve, comme il en existe dans presque toutes les relations. Le jugement porté par Celan laisse perplexe. Comme souvent Celan révèle sa tendance à éprouver des sentiments d’ambivalence, car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’opposition établie entre « la poésie » douteuse » et « l’homme », le substantif n’est suivi d’aucun adjectif, il signifie donc : l’homme humain. L’« humanité » de Char ne semble pas mise en doute dans cette phrase. Char semble avoir également éprouvé des difficultés vis-à-vis de l’homme Celan et peut-être aussi des difficultés à entrer dans sa poésie. Certes il ne connaissait de lui que quelques poèmes traduits, mais, on en fait souvent l’expérience, il suffit de peu de poèmes pour que la portée d’une écriture apparaisse et même une traductions malhabile, raboteuse ne parvient pas à détruire la poésie d’un vrai poème... Et Celan était de ces poètes qui ne font pas qu’écrire des vers. Il portait physiquement sa parole. Quelque chose empêchait néamoins Char d’approcher la poésie de Celan. Serait-ce son propre rapport à la parole qui expliquerait ce phénomène ? Est-ce son écriture qui l’empêchait de percevoir celle de Celan ? L’écriture de Celan constituait-elle une menace ? Y percevait-il quelque chose de déstabilisant ? Vaines spéculations autour de quelque chose que je ne parviens hélas à formuler que de la sorte.
La correspondance dit la difficulté de la rencontre. On ne peut pas juger de l’extérieur mais on peut interpréter les documents et c’est ce à quoi je me suis livré en prenant un risque. J’ai eu tout de suite l’impression d’un décalage et mon intuition a été confirmée en préparant cette édition. J’ai cherché ce qui dans le fonds Celan permettait de comprendre ce décalage, j’ai cherché à combler en quelque sorte ou plutôt d’expliquer les vides qui apparaissaient de plus en plus nombreux au fil du temps de la relation. Toute correspondance est un objet fabriqué par un éditeur de texte. Le document est construit comme une mosaïque. À partir de quelques carreaux de mosaïques, on essaie de produire une image. En ce sens, tout ce qui entoure les lettres participent de cet effort de mettre en scène les traces d’une relation. L’éditeur relie des documents. Publier une correspondance relève forcément de la production d’une fiction.

De cette rencontre entre les deux poètes, il reste donc cette correspondance, ces lettres, cartes et dédicaces que vous avez réunies… Des traces qui brossent un portrait de leur relation...

Que reste t-il d’une relation entre deux personnes une fois qu’elles ont disparu ?  Que reste t-il sinon des traces ? Quand il s’agit d’écrivains, il reste évidemment des traces écrites ou sonores et elles peuvent être plus ou moins importantes, intéressantes, ou parlantes. Les écrivains ont presque toujours plus ou moins conscience qu’ils écrivent lorsqu’ils rédigent une lettre, qu’ils adressent la lettre à son destinataire, mais aussi au-delà… On peut alors se demander si la notion de « privé »  existe pour un(e) écrivain(e) ou un(e) artiste. Si ce qui est produit et qui est de l’ordre du privé est conservé, chaque artiste le sait, cela est susceptible d’être divilgué au public. Ce n’est qu’une question de temps. Les artistes jouent avec ce temps, c’est tout : pas maintenant, mais plus tard.  Pour ce qui est de Celan, c’est manifeste. Le fonds posthume est plus ou moins construit. Celan a éliminé des lettres d’amis et de femmes aimées. Cela apparaît clairement à l’examen de ses archives. Il y a donc une volonté de faire disparaître certains éléments privés et pas d’autres, qui eux, ont un statut différent. Lequel ? Dans les années 1960, alors qu’on lui demande d’exposer une de ses lettres extraite de sa correspondance avec Nelly Sachs, Celan, sans en exclure la possibilité, répond simplement qu’il lui faut en voir le contenu. La littérature existe dans presque tous les écrits produits par des écrivains, et pas seulement dans les textes publiés (je pense par exemple aux Lettres à Felice de Kafka ou au rapport de Tchekhov sur son séjour sur l’Île de Sakhaline). Évidemment, les simples mots de rendez-vous sont de l’ordre de la communication, du message, mais ils construisent et disent à leur manière la relation. Et si vous les observez de très près, ils portent en eux la marque de leur auteur. Chaque écrivain a sa manière de dire, même une chose banale. Char est parfois merveilleux quand il décrit le lieu où il habite par exemple. Il en profite pour ajouter un détail qui est parlant, qui est en rapport avec sa poésie. Au fond, dans de telles correspondances, il n’y a rien d’indifférent. Tout est significatif, tout est toujours traversé par la personnalité de celui qui s’adresse à l’autre. Le discours qui exprime son propre éthos n’en est pas moins orienté vers l’autre. Celan devient parfois un peu grandiloquent quand il écrit à Char. Il faut noter cependant que Char reste absolument dans la ligne de son dire quand il s’adresse à Celan, il ne lui emprunte donc apparemment rien.

George Steiner a écrit que peut-être, la seule langue par laquelle on puisse vraiment pénétrer l'énigme d'Auschwitz c'est l'allemand… Celan, comme Jabès, s’oppose à l’affirmation d’Adorno «  On ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz ». Jabès avait répondu à Marcel Cohen dans son entretien publié sous le titre Du désert au livre : « Je serai tenté de répondre : oui, on le peut. Et même on le doit. Il faut écrire à partir de cette cassure, de cette blessure sans cesse ravivée. » C’est ce que fait Paul Celan...

On peut —, non, il faut continuer à écrire de la poésie, mais en fonction de cela ; on ne peut plus écrire que d’après cela : la réponse qu’a donnée Paul Celan lui-même en écrivant son œuvre est manifeste. Celan a continué, poème après poème, à choisir l’allemand, malgré tout. Pour répondre à cette question aujourd’hui, il faut tenter de traverser la parole accumulée depuis des décennies à ce sujet. Je m’y suis risqué dans un entretien avec Danielle Cohen-Levinas qui paraîtra dans Europe au printemps 2016. 

Parlez-nous de ce qui constitue la toile de fond sur laquelle se construit la poésie de Celan… Il écrit le 23 juin 1962 (note page 145) à son ami Eric Einhorn, le rédacteur de la revue allemande Die neue Zeit :  « Je n’ai jamais écrit une seule ligne qui ne soit en rapport avec mon existence ».

Dans la phrase que vous citez, Celan insiste sur le caractère non-fabriqué de ses poèmes (il s’oppose en cela à G. Benn). Tout de suite après, dans la même phrase, il se dit être un « réaliste à sa façon ». Il faut signaler que Einhorn vivait de l’autre côté du rideau de fer. Pour Celan, le poème est toujours motivé par quelque chose de vécu, une expérience. La date du poème en est le sceau : elle enregistre le rapport du poème avec un réel, avec une actualité perçue, interprétée jour après jour par un je singulier. Le poème est au carrefour du personnel, de l’actualité, de l’Histoire ; il est le lieu de l’interprétation du personnel avec l’actualité et celui de l’interprétation de l’actualité à travers le filtre du vécu privé. Les dates inscrites sous ses poèmes, dans leur version manuscrite, sont des cryptogrammes. Ces cryptogrammes peuvent être déchiffrés avec des connaissances historiques, biographiques, etc., et ainsi faciliter une certaine compréhension des poèmes. Cependant les poèmes ont été publiés sans dates, conformément à la volonté de Celan. Il faut donc les lire aussi en tenant compte de ce choix. C’est incontestablement plus difficile. La revendication du rapport entre poésie et vécu est d’ordre éthique, elle montre que pour Celan l’éthique a le primat sur l’art.

La lettre de René Char à Claire Goll est surprenante quand on sait ce que fait subir la veuve d’Yvan Goll à Celan depuis 1954 (accusations à tort de plagiat des poèmes de son mari dont Celan avait traduit trois recueils en allemand, manipulations des manuscrits d’Yvan Goll en introduisant des éléments de poèmes publiés de Celan)…

La lettre est à première vue accablante. Cependant, la stupeur passée, à la relecture, on croit en percevoir l’évidente outrance. Char en ferait trop pour qu’on puisse prendre ses mots, comme Claire Goll les a très certainement reçus, au premier degré. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’après avoir pris connaissance de ce document, Marie-Claude Char a cité spontanément un des « Feuillets d’Hypnos » : « Agir en primitif et prévoir en stratège ». Si on admet, parce que Char ne semble par ailleurs n’avoir jamais témoigné d’intérêt et encore moins d’admiration pour les Goll, qu’il s’agit d’une pure stratégie pour tenter de diminuer la rage dont est capable Claire Goll dans certaines situations de contrariété et dont Celan lui a forcément parlé, on ne peut néanmoins réprimer la question qui surgit simultanément : pourquoi choisit-il de la flatter, et de la sorte, plutôt que lui administrer une gifle verbale ? Il ne fait pas de doute que pour Celan, qui n’avait rien d’un « primitif » ou d’un « stratège » et n’avait développé aucun organe favorisant l’usage de la ruse ni même l’usage de mots de ce genre, le fait même que Char puisse écrire à Claire Goll dans les termes qu’on sait à présent aurait constitué, s’il l’avait appris, un casus belli – un motif de rupture aussi brutale que définitive. On peut dire, sans trop de risque, que d’une certaine façon, avec un flair que d’aucuns diraient de paranoïaque, Celan avait décelé cet aspect de la personnalité de Char, avait senti cette éventualité ; perçu chez lui une possible « duplicité », fut-elle provisoire et stratégique, donc relative. Cette lettre est in-com-pré-hen-sible, car Char l’a écrite comme s’il ne connaissait pas Celan, ne savait rien de sa souffrance causée par les accusations de plagiat et les calomnies proférées par Claire Goll. Char est aussi celui qui a ércit un jour, de sa main la plus sincère : « Cher Paul Celan, Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin ou cet innommable qui s’installe en nous comme une fumée affreuse, en le lui disant, oui, je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole trop peu précise et balsamique que je le comprends. Pourtant j’étais avec vous hier, je le sais aujourd’hui, sans mot, à la façon d’un nageur qui en accompagne un autre dans l’épaisseur des eaux affectueuses, nageant vers quoi, je ne sais, mais vers quelque chose qui nous est dû… » Il ne faut pas oublier cette lettre, elle pèse de tout son poids sur le plateau de la balance, pèse jusqu’à détruire la balance.

Heidegger a articulé sa propre réflexion philosophique à partir des œuvres des poètes. Est-ce Char qui influence Celan pour qu’il rencontre le philosophe ?

Heidegger a mis au centre de sa pensée la poésie et c’est ce qui intéresse Char. Ce dernier ne connaît pas l’œuvre du philosophe comme Celan la connaît. La lettre de Char qui exprime un enthousiasme certain à l’égard de Heidegger est l’une de ses lettres les plus importantes dans cette correspondance. Elle date d’août 1955. Celan n’y a pas réagi. Char a dû attendre le 14 décembre pour recevoir une réponse qui commence par ces mots : « J’ose à peine vous écrire »… et qui passe sous silence le contenu de la lettre. Celan ne rencontrera Heidegger que beaucoup plus tard et cette rencontre sera sans rapport avec Char. La relation de Celan à Heidegger est ambivalente. A vrai dire le mot pourrait caractériser les sentiments de Celan à l’égard de bien des personnes de son entourage…

Vous avez rencontré René Char en 1985, aux Busclats…

Quand je l’ai rencontré en 1985, le jour de mon 28e anniversaire (pour moi une date encourageante, talismanique…),  et que j’ai engagé avec lui la conversation sur Celan, Char a immédiatement dévié sur Mandelstam. Il n’a rien voulu, rien pu me dire sur Celan. J’observe aujourd’hui que la « Pensée  pour Paul Celan » écrite au lendemain de sa mort en avril 1970 et confiée à Gisèle Celan-Lestrange en 1974, n’est pas très substantielle, pas très nourrie, et c’est peut-être pour cette raison qu’il ne l’a pas publiée. Je ne connaisais alors pas encore la lettre de Celan à sa femme écrite le 26 octobre 1965 : « L’idée m’est venue d’aller voir René Char. Aussi pour sortir un peu des villes, en profitant des cars. Alors, dans la direction de la Fontaine de Vaucluse – te rappelles-tu : “… Und wir sangen die Warschowjanka. / Mit verschilften Lippen, Petrarca”, c’était, tournée vers la Sibérie des Exilés, vers la Poésie, Exil et Terre de la Fierté de l’Homme, vers cette “Judenlocke, wirst nicht grau”, c’était, nous entourant, avec Eric, notre tenace raison d’être – cela l’est toujours –, alors point de Fontaine touristique, point de Poète-Terminus, point de Laure-l’Hostellerie. / Pris la Route de Saumane, trouvé la maison de Char – il n’y était pas. C’est bien ainsi. »