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Theodor W. Adorno et Siegfried Kracauer. Correspondance 1923-1966. Par Gaëlle Obiégly

édition janvier 2019

Articles critiques

Theodor Adorno a dix-neuf ans et Siegfried Kracauer trente-quatre, ils s’écrivent leurs premières lettres. Elles expriment une complicité intellectuelle et des sentiments dont on suivra l’évolution tout au long de leur échange épistolaire qui court de 1923 à 1966, année de la mort brutale de Kracauer. Ce dernier est écrivain, théoricien du cinéma, journaliste aussi ; ce qu’il déplore ici ou là car les publications « éphémères » nuisent à ses recherches. Tandis qu’Adorno, philosophe, compositeur, musicologue, acquiert une reconnaissance certaine. Jusqu’à la fin, Kracauer lui dira comme il admire sa « puissance intellectuelle et littéraire ». Il a été son maître, c’est lui qui l’a initié à la philosophie, précisément en lui faisant des leçons sur Kant. Le jeune Adorno s’est montré très intéressé et brillant. De nombreuses choses, à commencer par la philosophie, lient les deux intellectuels, on le verra au fil des lettres, souvent longues et fouillées. Mais tout d’abord, ce qui s’expose c’est une histoire amoureuse. Restée secrète jusqu’à récemment, elle est révélée ici par la publication des premières lettres et leurs précautions anxieuses.

Le 5 avril 1923, Kracauer ajoute ce post-scriptum : « Personne ne doit voir cette lettre, fais attention, Teddie. Tu as dix-neuf ans, moi trente-quatre – est-ce que ça marchera quand même ? » On éprouve donc une certaine gêne à lire ces premiers échanges et, alors qu’on l’a oubliée, elle se rappelle à nous quand le 5 novembre 1963, Adorno écrit à Kracauer : « les gens suivent tout ce qui nous concerne avec une curiosité démesurée, à connotation libidineuse ». Dans sa préface, Martin Jay, s’interroge sur ce qui justifie la publication de ces lettres-tabous qui ne devaient être lues que par leurs destinataires. Les liens érotico-affectifs du jeune Adorno avec Kracauer viennent éclairer la relation compliquée qu’ils ont entretenu pendant plus de quarante ans. On verra, en effet, leurs débats intellectuels prendre le relais d’épanchements et d’analyses de leurs états sentimentaux. La première partie de la correspondance accueille autant d’échanges conceptuels que de désirs de rencontres et de présence amoureuse.

Il arrive aussi qu’ils se disputent, se fassent des reproches. Leurs caractères se dessinent dans ces lettres des débuts. Kracauer se montre ombrageux et Adorno affiche une mélancolie froide. Surtout, chez ce dernier, se manifeste un sens aigü de l’observation. Cotoyant de près Schönberg, qui lui inspire une certaine crainte, il décrit son visage, sa physionomie et semble capable de penser à partir d’un examen minutieux des surfaces. Adorno relate peu de faits mais des impressions fouillées. Il est alors à Vienne où il ne voit personne. C’est du moins ce qu’il dit à Kracauer pour le rassurer. La solitude est aussi ce qui lui permet de se consacrer à son écriture. Le travail lui évite de sombrer tout à fait dans la tristesse. Autrement, « la mélancolie devant la vie incomplète » lui ôte toute possibilité d’écrire. Qu’appelle-t-il « la vie incomplète » ? Les mondanités. On croise, cependant, de nombreuses personnalités artistiques et intellectuelles à toutes les périodes de cette correspondance. Schönberg, Madame Malher, Berg, notamment, quand Adorno séjourne à Vienne. Ce qui le surprend, dit-il, dans la vie mondaine viennoise, c’est sa relative naïveté. « Un sentiment de confort qui vu de l’extérieur est son véritable problème.

Tout le radicalisme n’est qu’apparence, rien d’autre qu’une psychologie individuelle exacerbée et projetée vers l’extérieur, où l’on peut voir exactement l’image inversée de l’esprit bourgeois. » Ce va-et-vient entre intérieur et extérieur se retrouve dans de nombreuses lettres, provenant de Kracauer ou d’Adorno, à différentes époques de leur échange ininterrompu. Notamment, dans un tout autre contexte, Kracauer expose sa difficulté à faire face à son âge. Et, tout comme le jeune Adorno envisageait sociologiquement les articulations de l’extérieur et du dedans, Kracauer oppose le temps chronologique effrayant et sa propre économie intérieure. Il réussit par une claire et sensible démonstration à convaincre Adorno de ne pas mentionner son âge, soixante-quinze ans, dans l’émission de radio qu’il va lui consacrer. Celui-ci assure à son ami qu’il respectera son « idiosyncrasie ». Ce qui est, d’ailleurs, passionnant dans ces échanges de lettres tient à leur profondeur. Kracauer répond rigoureusement aux lettres d’Adorno en l’invitant, notamment, à lui expliquer ce qu’il ne comprend pas. L’un comme l’autre reviennent sur ce qui a été énoncé dans un précédent courrier pour demander ou apporter des éclaircissements. Ainsi les connaisseurs des œuvres respectives d’Adorno et de Kracauer y trouveront matière à approfondir leurs connaissances et les néophytes peuvent s’initier à leurs théories grâce à des manières caractérisées d’exposer leurs vues. L’autre intérêt de cette correspondance consiste à nous faire pénétrer dans la vie intellectuelle de l’Allemagne, de l’entre-deux-guerres jusqu’à la fin des années 1960. Outre les compositeurs viennois Berg et Schönberg, on croise dans ces pages, Brecht, Bloch, et ceux qui fréquentent l’Institut de recherches sociales, Horkheimer, Löwenthal, parfois juste mentionnés par leur prénom.

La relation complexe d’Adorno et Kracauer, fondée sur leur lien amoureux initial, se développe avec le souci de ne rien se dissimuler l’un à l’autre, tant sur le plan intellectuel qu’existentiel. Ainsi se déploient la force de leurs théories mais s’exposent aussi leurs difficultés et la vulnérabilité qui est la leur. Kracauer quitte l’Allemagne juste après l’incendie du Reichstag et vivra en exil jusqu’à la fin de ses jours. D’abord en France puis aux Etats-Unis, il mène une vie précaire tandis qu’Adorno, qui a, lui aussi séjourné aux Etats-Unis où ses travaux ont acquis une certaine reconnaissance, est revenu en Allemagne après la Seconde guerre mondiale. Mieux installé que son aîné, il a à cœur de lui rendre hommage dans une conférence radiophonique dont la préparation fait l’objet de plusieurs échanges entre les deux hommes. Éloignés géographiquement, leur proximité est néanmoins « immense » selon les mots d’Adorno qui par cela même éprouve des difficultés à écrire le texte qu’il veut consacrer à Kracauer. Cette proximité fait obstacle car, dit-il, « on est tellement imbibé de la chose qu’on pense qu’au fond, elle est déjà présente. » Alors qu’en 1926, Adorno faisait état des empêchements à répondre aux lettres de Kracauer en raison de leurs sous-entendus, ce n’est plus, en 1966, le manque de « points d’appui tangibles » qui entrave la rédaction de sa conférence mais, au contraire, la connaissance profonde dont procède leur amitié. Celle-ci n’a jamais fait l’économie des désaccords qui témoignent de leur rigueur intellectuelle. En effet, nombre de lettres sont l’occasion de rendre compte de la lecture de leurs ouvrages respectifs. Venant de Kracauer, ces lettres critiques portants sur les travaux en cours et publiés, n’oublient jamais de rappeler les sentiments intacts qui les lient. Ce qui donne à cette correspondance une ampleur intellectuelle, une dimension littéraire et un intérêt historique.


Theodor W. Adorno (1903-1969), penseur majeur de l’École de Francfort, travailla sans relâche à l’élaboration d’une critique radicale du monde contemporain qui aboutira à ce « grand livre » que constitue la Dialectique négative. Tout au long de son œuvre, il déploya sa pensée dans les domaines de la philosophie, de l’esthétique, de la musique, de la littérature et de l’éducation.

Siegfried Kracauer (1889-1966) participa, à plus d’un titre, à l’histoire de l’École de Francfort. Essayiste, critique culturel, sociologue, théoricien du cinéma, romancier, philosophe, il est longtemps resté, en France, dans l’ombre d’Adorno et de Benjamin. Nous redécouvrons depuis quelques années toute la richesse de son œuvre et l’importance de son travail pour le développement de la Théorie critique.