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Pierre Bonnard Agendas 1927-1946. Par Gaëlle Obiégly

édition juin 2019

Articles critiques

On imagine l’émerveillement de qui peut tenir dans ses mains les petits agendas de Pierre Bonnard dont les pages sont occupées par une quantité de dessins. Ce grand livre les agence et les présente, les contextualise ; et les accompagne des tableaux auxquels ils aboutissent. Par des reproductions, l’ouvrage offre un aperçu de ces pages dont nous happent le foisonnement, la variété. La sobriété aussi, et l’obsession.

S’ouvre à nous, une vie faite de visions dont les circonstances ne nous sont pas révélées. Il n’y a pas de circonstances, il y a du temps. Le lundi 29 janvier 1934, il faisait nuageux, Pierre Bonnard a dessiné un cheval. L’a-t-il vu réellement, mentalement ? Peu importe, il l’a fait apparaître. Et l’image se précise, se resserre. D’abord, ce qu’il voit c’est un cheval tenu par un homme. Le cheval regarde celui qui le regarde. Pierre Bonnard, sur le reste de la double page, s’approche de l’animal pour n’en garder que le regard. Ce que ressent le peintre face aux yeux du cheval est ici rendu par cette succession de plans qui poursuivent la source de l’émotion, les yeux de l’animal. Le cadrage est un des moyens qui participent au rendu de l’émotion, à son partage. Connu pour ses compositions audacieuses, Bonnard, dont on a pu croire qu’il les obtenait en découpant ses toiles après les avoir peintes, les concevait, en réalité, dès les premiers dessins. On s’en aperçoit en observant les pages de ses agendas. Dès l’étape du croquis préparatoire, le peintre cherche à délimiter ses sujets, l’angle sous lequel il va les représenter. Le cadre est travaillé, notamment, comme dans les deux pages d’agendas déjà mentionnées, par contraction de la distance entre le cheval et le peintre. Celui-ci dépeint ainsi la proximité et l’affection éprouvées vis-à-vis du sujet. 

Ces petits agendas ont accompagné Bonnard de 1927 à 1946. C’est davantage qu’un journal intime et c’est aussi moins que ça.  Aucun fait de sa vie n’y est noté sauf, d’une simple croix, la mort de Marthe, sa compagne et son modèle. Il y inscrit plutôt le temps qu’il fait, la liste de ses courses, des rendez-vous, ses déplacements, et des réflexions. Ce sont surtout de nombreux dessins, les tout débuts de tableaux à venir. Il a aussi un petit carnet de croquis qui l’accompagne partout. Mais les petits agendas, de marque « Bijou » ou « Mignon » occupent une place tout à fait particulière car ils inscrivent les visions du peintre au fil des jours. Elles en sont la matière même. Plus que les événements de sa vie sans accroc, les visions rendent compte de l’existence de Bonnard. Ce n’est jamais telle qu’elle est qu’il veut rendre la réalité mais comme il la ressent.

Les agendas de Pierre Bonnard permettent donc d’entrer dans l’intimité de l’artiste. On y voit sa perpétuelle quête plastique, poursuivie jour après jour. Tout ce qui se présente à lui se retrouve là, comme dans une réserve où il viendra régulièrement piocher les éléments de ses compositions. Il pense avec un crayon gris, il représente tout ce qu’il aime : le visage du cheval, la tarte du dessert, l’œil du chien, un rayon de soleil à travers la fenêtre aveugle, l’éponge du bain, l’expression concentrée d’une femme qui pense ou qui se lave. Il y a beaucoup d’instinct, de rapidité, ce qui rend parfois l’objet des dessins méconnaissable. Il y a aussi une grande recherche dans les cadrages, où la volonté de proximité traduit l’amour qu’il voue à la vie qu’il dépeint dans des détails choisis pour leur insignifiance. Dans les agendas, on devine Bonnard dessinant d’après nature, ce qu’il se refusait en peinture. Mais ce qu’il saisit dans ces dessins sur le vif, ce n’est pas tellement la reproduction de la réalité mais la manière de la rendre. Il cherche l’angle idéal. Il s’agit, en effet, de carnets d’explorations formelles.

Ces vingt agendas, qui couvrent les années 1927 à 1946, appartiennent aujourd’hui au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France. Ils ont été acquis en 1993 auprès de ses petits-neveux. De son vivant, personne n’avait accès aux dessins de Bonnard. Ces agendas constituent donc des documents précieux pour appréhender l’élaboration intime de ses peintures.

Bonnard remplissait ses agendas comme des carnets de notes et de croquis. Il les avait toujours à portée de main pour saisir un motif sur le vif, poursuivre une recherche graphique ou écrire une pensée, à côté des annotations triviales de la vie de tous les jours. Ses agendas tenaient dans sa poche. Il utilisait un tout petit crayon mal taillé. Un de ses amis se souvient de l’attachement de Bonnard pour ce petit bout de crayon dont la pointe était quasiment invisible. On trouve, cependant, quelques dessins aux crayons de couleurs, très peu et un dessin à l’encre.

Il a commencé à tenir des carnets de dessins vers quatorze ans. C’était son activité essentielle.  « Je dessine sans cesse. Et après le dessin, vient la composition, qui doit être un équilibre. Un tableau bien composé est à demi-fait. » Il consignait déjà sa vie ainsi, en saisissant d’un geste vif des éléments très divers de son quotidien. Des paysages observés près de chez lui, ou au cours de ses voyages, des natures mortes, des ustensiles de cuisine, des objets de toilette, les animaux domestiques, des personnes anonymes croquées sur le vif. Et surtout, Marthe, sa compagne et aussi son modèle ; d’une jeunesse éternelle. Marthe était son sujet de prédilection. Il la dessine dans son univers domestique. Au moyen du dessin, Bonnard saisissait sa vision du modèle et les sensations qui l’accompagne. Le dessin est précisément pour lui l’instant de la sensation. Il note : « Le dessin, expression des lignes. Lignes calmes, lignes horizontales, obliques, mouvementées, tremblées. » Il y a quelques phrases de Bonnard dans les agendas ; elles insistent sur l’obstination du peintre à traduire l’émotion avec des moyens plastiques. Il ne s’agit pas, dans ces remarques, de théoriser son art mais de faire part des intuitions propres à sa manière de peindre.

Ces éphémérides ne mentionnent quasiment aucun événement et certainement pas d’événements politiques. L’actualité nationale ou internationale est absente de ces pages, non que Bonnard y soit indifférent, mais ce sont des agendas où prédomine l’existence individuelle, l’intimité de la vie et de la création. Le modèle Marthe, avec qui il partage sa vie, domine les nombreuses esquisses des agendas. Elle est habillée, debout, vaquant à ses occupations, ou songeuse, assise, saisie dans sa solitude ou avec un animal de compagnie. Et souvent nue, faisant sa toilette. Bonnard peint Marthe pendant cinquante ans d’affilée sans jamais représenter son vieillissement. Est-ce pour rendre l’amour intact qu’il lui porte ?