FloriLettres

Nils Tavernier, Le facteur Cheval. Par Corinne Amar

édition décembre 2018

Articles critiques

Pendant trente-trois ans, jour après jour, entre 1879 et 1912, un homme, ni artiste ni architecte, authentique facteur rural de Hauterives, dans la Drôme, Joseph Ferdinand Cheval, a construit de ses mains le chef-d’œuvre de ses rêves, un Palais idéal : un monument de douze mètres de hauteur, vingt-six mètres de longueur, baroque, exubérant, inhabitable, inclassable, un chef-d’œuvre qui attire désormais des milliers de visiteurs, chaque année. Le réalisateur lui rend un intense double hommage ; avec la sortie en salles, le 16 janvier 2019, du film qu’il lui consacre, L’incroyable histoire du facteur Cheval, et son histoire en récit qu’il retrace avec une empathie folle, une érudition attachante sur l’époque et ses mœurs, une précision historique et romanesque du détail , une ferveur de conteur. Joseph Ferdinand Cheval naît dans un petit village de la Drôme, en 1836, dans un milieu paysan, avec des parents aimants.  À six ans, comme son frère aîné, il est envoyé à l’école. À cet âge-là, il aurait pu aussi bien être envoyé à la tâche, dans les champs. Dans la France d’alors – on est en 1842 – l’enseignement primaire n’est pas universel, et pour les fils de paysans comme pour les autres, l’école est payante – sacrifice que toutes les familles ne s’accordent pas. Son père lui, a reçu une instruction, et tient à ce que ses garçons sachent lire et écrire – la plume métallique n’a pas encore été inventée, c’est à la plume d’oie qu’on écrit, outil qu’il faut aussi savoir tailler et retailler. Joseph Ferdinand a onze ans, lorsque sa mère meurt, à partir de ce moment, le temps de l’enfance est terminé. Au deuil terrible à porter pour la famille entière, succèdent les années difficiles de labeur pour survivre. À son tour, le père meurt, et le cocon partiellement reconstitué est définitivement éclaté. Les responsabilités sont accélérées. À l’âge du service militaire, Ferdinand, de santé et de corpulence fragiles, en est exempté. Les catastrophes climatiques – des crues dévastatrices qui vont, récoltes après récoltes, tout emporter et laisser les frères sur le carreau – achèvent de ruiner la famille. Joseph Ferdinand appelle son tuteur à l’aide, et n’a plus qu’à partir pour la grande ville, à Valence, comme apprenti boulanger dans une boulangerie. L’apprentissage est dur mais s’avère fructueux, il devient second ouvrier, progresse dans le métier, apprend à pétrir le pain – un art en six étapes – parvient à économiser, n’est plus dans la misère. Lorsqu’il tombe amoureux et qu’il épouse Rosalie, un enfant naît peu après qui meurt un an plus tard. Ravagé de chagrin, de dettes, il lui faut trouver un autre travail. « Nous sommes en 1867. Si jusqu’ici, Ferdinand est parvenu à gagner assez pour nourrir les siens, sa situation reste des plus fragiles. (...) La précarité de son emploi le préoccupe assez pour le pousser à tenter sa chance du côté de l’administration des Postes où le métier de facteur bénéficie d’un salaire fixe. Pour ce faire, mieux vaut ne pas avoir dépassé les trente-cinq ans (il en a trente-et un), avoir de bonnes aptitudes physiques et « être exact, actif, d’une grande discrétion, poli, honnête. (...) Un article du Règlement relatif au personnel des facteurs, de 1853, souligne de fait que « les sujets à préposer seront pris parmi les hommes sachant lire et écrire, sobres, de bonne conduite. » Joseph Ferdinand Cheval entre définitivement dans l’administration des Postes cette même année en prêtant serment d’honnêteté et de discrétion. On apprend ainsi que, jusqu’au début du 19e siècle, les habitants des campagnes n’avaient pas accès au courrier, parce qu’il n’y avait pas de service de distribution, qu’il fallut attendre l’édit du roi Charles X, en 1829, pour que chaque commune fût dotée d’un service postal avec le courrier systématiquement distribué jusque dans les coins les plus reculés des campagnes, tous les deux jours. Trois ans plus tard, une nouvelle loi exige que le courrier soit distribué tous les jours. Aussitôt qu’il en aura les moyens, Ferdinand décide de faire construire une maison, mais il perd sa femme, Rosalie, qui le laisse, comme son fils de sept ans, orphelin. Malheureux, taciturne, solitaire, il met des années à s’en remettre, trouvant consolation dans la nature, les cartes postales et les premiers magazines illustrés qu’il distribue. Dans sa tournée de facteur, pendant ses journées de marche de village en village – il effectue trente à trente-cinq kilomètres, soit dix heures de marche quotidienne, quelle que soit la saison – dans la campagne fleurie du printemps, dans les parfums de l’été ou la neige, la glace de l’hiver, il rêve. Et c’est le même rêve qui revient : il construit un palais féérique, avec des tours, des grottes, des sculptures, des jardins, des animaux – tout un bestiaire de pieuvres, de biches, caïman, éléphant, pélican, ours, oiseaux – tout un monde où son imagination, sa fièvre créatrice s’épancheraient. Et puis, la vie reprend, exaltante à nouveau, lorsqu’il rencontre Philomène, une jeune veuve, à qui il vient apporter le courrier et avec qui il s’est découvert des affinités. Elle sera la deuxième femme de sa vie. Avec elle, il aura Alice, et c’est pour elles qu’il fera ce pari fou, alors qu’il bute, un matin, sur une pierre à la forme si bizarre si pittoresque qu’il l’enveloppe dans un mouchoir de poche et qu’il la rapporte à la maison, la dépose dans son potager : construire, pierre après pierre, aidé de sa seule brouette et de ses mains, sans modèle, sans aucune règle d’architecture, sans aucun talent en maçonnerie, ce Palais qu’il voyait en rêve, ce palais qu’il croyait avoir oublié... On est en avril 1879. Il l’achèvera en 1912. On le croit fou, il est juste inspiré, qui prend tout de même le temps d’écrire au préfet de la Drôme pour lui demander l’autorisation de faire courir un mur de clôture le long du champ qu’il possède sur le bord du chemin vicinal. Il construit un petit monument qu’il voit « égyptien », il veut lui ajouter à l’intérieur, une petite grotte qui sert d’écrin à de plus petites encore, ce sera son « temple hindou » qu’il élève sur quelques six mètres de hauteur, et y dépose toutes sortes de fossiles. Il décide que l’entrée en sera gardée par de gros animaux sauvages qu’il recréé pour enchanter sa petite fille ; de part et d’autres, deux énormes colonnes barbaresques. Il voit tout grand, et rien de ce qui est grand ne lui fait peur. On est déjà en 1892. À Paris, l’inauguration de la Tour Eiffel est déjà fêtée depuis trois ans, le peintre Claude Monet cultive ses Nymphéas dans le jardin d’eau qu’il vient de faire aménager dans sa propriété de Giverny, qu’il peint et qui l’occuperont les trente dernières années de sa vie – unique source d’inspiration devenue. Ferdinand Joseph ne s’arrêtera jamais trente-trois ans durant, et son palais fera la stupéfaction des uns – reconnu plus tard par les surréalistes comme une œuvre d’art brut – l’agacement des autres – Quoi ? Un simple facteur, allé tout juste six ans à l’école, un fils de paysan, aurait-il eu plus de trente ans d’avance sur les surréalistes ? Le Palais idéal du facteur Cheval sera classé, en 1969, « Monument Historique » par André Malraux, alors Ministre de la Culture, au titre d’Art naïf.


Nils Tavernier
Le facteur Cheval
Jusqu’au bout du rêve.
Éditions Flammarion,
Hors collection – Biographies et mémoires
352 pages, novembre 2018

Avec le soutien de la Fondation La Poste