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Marcel Drouin, Pierre Louÿs, Paul Valéry Correspondance 1889-1938. Par Gaëlle Obiégly

édition été 2022

Articles critiques

Si Pierre Louÿs et Paul Valéry sont bien connus du public littéraire, Marcel Drouin ne l’est pas du tout. L’intérêt principal de cette correspondance à trois voix est de nous le faire découvrir. Son parcours intellectuel et sa personnalité en font un interlocuteur important pour les deux écrivains – même si Valéry se dit « peu écrivain ». Une imposante correspondance entre Gide, Louÿs et Valéry a précédé celle-ci qui vient compléter ces échanges. Gide est l’initiateur de cette longue amitié à trois têtes. Son nom figure fréquemment dans leurs lettres. Mais il s’agit d’apparitions ; et la personne de Gide, à l’origine de ce groupe d’amis, ne fait pas obstacle à des relations individuelles ayant chacune leur spécificité. Marcel Drouin, le moins connu, offre à chacun une attention caractérisée. Par ses réponses précises, il manifeste un doux tempérament, d’intelligence et d’humilité. Il a également échangé beaucoup de lettres pendant cinquante ans avec André Gide qui était son beau-frère et ami. Comment se sont rencontrés les trois jeunes hommes dont ce volume rassemble et commente la correspondance ? Nous l’apprenons par l’introduction de Nicolas Drouin qui a établi cette édition avec Pierre Masson. Les notes sont nombreuses et indispensables car les références de ces jeunes intellectuels abondent. La précision de l’édition nous permet d’approfondir les sujets évoqués au fil des lettres. Pierre Louÿs et Marcel Drouin se sont connus au lycée Janson de Sailly, à Paris. À la fin de sa carrière d’enseignant, Marcel Drouin souhaitera y obtenir un poste pour se rapprocher de son domicile et peut-être pour retrouver quelque chose de ses jeunes années. Dans sa maturité, Paul Valéry confie à Marcel Drouin arrivé à l’âge de la retraite : « les hommes de notre âge ne savent plus trop quoi écrire ni à qui, ni pourquoi écrire. Alors on se retourne vers le passé très antérieur. » Marcel Drouin, lui, n’a pas fait d’autre carrière que dans l’enseignement. Etait-ce sa vocation ou le résultat d’un manque d’ambition ? La question occupe une partie de la correspondance tant avec Louÿs qu’avec Valéry avec lequel il a bien plus d’affinités. Quand Valéry lui fait cet aveu, ils ont derrière eux de nombreux échanges, que l’on découvrira grâce à cet ouvrage. C’est donc en confiance que Valéry peut à la fois dire à son ami qu’il est curieux de l’effet que fera sur lui un livre qu’il vient d’écrire. Leur âge crée une proximité comme, depuis leur adolescence, leurs profils et leur éthique commune. Louÿs est très différent des deux autres épistoliers qui, au fond, semblent correspondre dans les coulisses d’un spectacle où brille ce « poëte ». Adepte du tréma, il a modifié l’orthographe de son nom pour le poétiser. Cependant, son simple nom de Louis apparaît dans certaines lettres de Drouin. Car leur amitié a commencé avant que Louÿs n’adopte ce nom pour sa carrière d’écrivain. Après avoir obtenu son baccalauréat, il a décidé de ne pas poursuivre ses études afin de se consacrer à l’écriture. Il forme aussi le projet d’un cénacle où il inclut ses camarades de lycée Léon Blum, Marcel Drouin et Paul Valéry, qu’il a rencontré à Montpellier. Cela débouchera sur la publication de la revue La Conque. Pour qui a essayé de monter un journal ou aurait consacré son temps à un fanzine, les lettres du début sont particulièrement parlantes. Elles sont écrites par Pierre Louÿs. Initiateur et animateur de la revue, il se met en quête des locaux où sera le « bureau de la rédaction ». Accompagné de Gide, il trouve ce qu’il faut : une chambre « en plein ciel, avec une vue sur tout Paris ». À ce moment-là de la correspondance, ces jeunes hommes citadins ressemblent aux personnages des films de la future Nouvelle Vague. Ce sont des bourgeois lettrés animés par des ambitions diverses. Louÿs veut faire carrière dans les lettres. Valéry écrit sans se sentir écrivain. Quant à Drouin, il résiste à Louÿs qui voudrait le convaincre de ne pas être un pion pour se consacrer à l’écriture poétique. Mais Drouin se voyait bien plus devenir professeur qu’homme de lettres. Cette vocation d’enseignant, Louÿs ne la comprend pas. Et comme il déteste l’École normale supérieure, il essaie de dissuader son ami d’y poursuivre son cursus. Surtout, ce qui échappe à Louÿs, c’est l’absence de but. Il reproche à Drouin, comme à Valéry, de ne pas avoir de « but » dans la vie. Fondamentalement, eux deux sont mobilisés par la formation au long cours de leur esprit. Toute leur vie, ils s’aventurent, à cette fin, dans des domaines très divers – notamment les mathématiques – et refusent toute limitation intellectuelle. Valéry avait écrit dans une lettre à Gide : « Quand d’autres font des livres, je fais mon esprit. » Marcel Drouin le défend à ce sujet dans une lettre adressée à Louÿs pour qui ces embardées dans des domaines non poétiques sont difficiles à admettre. Marcel Drouin est très intelligent. C’est Gide qui le dit dans son journal. Il n’y a pas plus intelligent que Marcel Drouin, à la rigueur Valéry. Est-ce que cette intelligence supérieure, assortie d’une humilité exceptionnelle, font de lui le confident d’une grande variété de personnes ? De plus, c’est un homme normal ; sans obsession, sans mélancolie. Valéry qui n’a pas le culte de la vocation artistique peut lui confier son manque d’ambition. Ils se comprennent. Car ni l’un ni l’autre ne ressent l’obligation morale de se consacrer à la poésie. Ce détachement accroit leurs divergences avec Louÿs et Gide fortement influencés par le symbolisme. Au contraire, Drouin et Valéry sont semblables dans leur incapacité à choisir entre nombre d’intérêts et de dons. Si certains considéraient cela comme une insuffisance, eux aspiraient à être des intellectuels universels, portant leur curiosité, leur compréhension sur maints objets. Louÿs est souvent irrité par les dérobades de Drouin auquel il demande des textes. Mais face à Valéry, il n’a à craindre aucun reproche quant à sa faible production.  De plus, ce qui les rapprochait davantage, l’enseignant et l’auteur de La jeune Parque avait des obligations familiales et matérielles inconnues à Louÿs. Ces obligations ne sont jamais sans effet sur la production artistique. Mais l’un et l’autre correspondant de Drouin s’adressent à lui avec le même genre de demandes. Ils s’adressent à son savoir, à son expertise si l’on peut dire au sujet de philosophie, d’archéologie, de culture antique. Valéry a besoin de son aide pour des questions de psychologie et il lui demande de l’aide également pour mettre au point son problème de « l’attention » auquel il envisage de consacrer une étude. Drouin est toujours ravi, tout autant dans ses réponses à Valéry qui fait appel à lui en tant que technicien de la philosophie que dans celles à Louÿs qui lui demande des précisions sur l’existence des paysannes dans l’Antiquité en vue de nourrir l’œuvre qu’il compose alors, à savoir Les Chansons de Bilitis. Louÿs, de son propre aveu, s’intéresse plus, sinon exclusivement, à la forme qu’au fond. Il peut ainsi déléguer à Drouin la fourniture du contenu d’une œuvre. Et quand ils font la revue, puisqu’il ne se soucie que de forme, il laisse ses camarades imposer le fond ; par exemple des idées politiques qu’il tient à distance.