FloriLettres

Le Monde horizontal de Bruno Remaury. Par Corinne Amar

édition décembre 2019

Articles critiques

L’homme est discret, tout juste a-t-on quelques indices. On sait Bruno Remaury Docteur en sciences sociales, ayant plusieurs cordes à son arc ; responsable du Département Création de l’Institut français de la mode (en 1994), professeur à l’Institut français de la mode (en 2004), maître d’ouvrage du Dictionnaire de la mode au XXe siècle (Éditions du Regard) en 1994. L’essayiste fit paraître Modes et vêtements, aux éditions Gallimard en 1995, dirigea une collection de livres aux Éditions de l’Institut français de la Mode, s’intéressa de près à l’image idéalisée de la femme vue à travers le prisme des médias et de la publicité, dénonçant le caractère aliénant des discours sur le corps féminin dans un essai intitulé Le beau sexe faible, paru chez Grasset, en 2000. Il reçoit aujourd’hui la mention spéciale du Jury Wepler-Fondation La Poste pour Le monde horizontal, publié aux Éditions Corti.
Rien d’un roman classique qui nous donnerait à voir une grille établie avec des personnages, une identité claire, des dialogues, des interactions entre eux. D’ailleurs, ce n’est pas un roman. Il s’agirait plutôt d’un texte, à la fois fiction et essai, qui interrogerait la place de l’homme dans le monde aujourd’hui, déroulant un fil rouge par associations d’idées, anecdotes et événements de la grande Histoire, égrainant des situations, des personnages réels ou imaginaires, qui jamais ne se croisent, ne se suivent pas, sont simplement juxtaposés – sans explication, sans chapitre, sans note... Alors, peut-être, lorsqu’on s’est accordé au ton, pris au jeu du conte, des digressions, et parce que même à notre insu, nous savons que tout, à tout, toujours, est relié, nous voyons mieux les correspondances. D’une découverte archéologique du début du XXème siècle dans les Pyrénées à l’Amérique contemporaine, en passant par Milan des années 1500, à une catastrophe minière dans le Pas-de-Calais ; autant d’histoires apparemment sans lien les unes avec les autres, mais résonant l’une avec l’autre, finissant par dérouler un tableau formant un tout. L’auteur brosse des portraits de personnages qu’il associe à trois années : 1906, 1506, et 1946. C’est avec ces trois dates historiques qu’il nous montre ainsi comment l’humanité est passée d’un monde autrefois lié à la verticalité, aux astres, à la pierre, aux dieux – un monde sacré, social, poétique, vivant – à un monde horizontal, multidimensionnel, matériel, matérialiste, mortifère. « Ça commence à chaque fois par un geste simple oh tout simple, celui d’un peu de couleur au bout de la main et par celle-ci sur un support appliquée. Et au commencement du commencement de ce geste il y a l’homme ancien dans le noir de la grotte qui lève sa main vers la voûte et la presse contre la paroi afin que s’y inscrive sa trace colorée. Première époque, premier tableau. Un homme d’une soixantaine d’années, le regard un peu absent, le visage fatigué, portant barbiche et complet, est assis un soir de juin 1906 dans l’auberge d’un petit village des Pyrénées. Il s’appelle Félix Régnault. Il vient de passer la journée dans la grotte de Gargas qu’il connaît et fouille depuis plus de trente ans, sauf que ce jour-là ce ne sont pas les mêmes choses qu’il est venu chercher, esquilles, os, crânes d’animaux oubliés, mais de la couleur (…). » Et parce qu’il n’a plus le nez au ras du sol, c’est en levant les yeux que cet homme repère des silhouettes de mains. Des mains peintes comme au pochoir, dessins préhistoriques sur cette voûte de la grotte de Gargas, qu’il revisite pour la énième fois depuis toutes ces années – des mains, dont on ne sait pas ce qu’elles font là... Félix Régnault, toulousain, né en 1847, mort en 1908, éditeur, libraire, naturaliste, qui parcourt inlassablement les grottes des Pyrénées et publie ses découvertes dans des revues d’histoire naturelle ou d’anthropologie. Quand l’auteur évoque Félix Régnault qui découvre ces mains dans la grotte – mains qui demeurent, mains qui font le lien – lui revient en mémoire le souvenir d’autres mains – celles des survivants prisonniers dans les ténèbres de l’enfer souterrain qui marchent les mains en avant pour se frayer un chemin : cette même année 1906, eut lieu l’explosion de la mine de Courrières, dans le Pas-de-Calais, qui aura causé officiellement plus de mille morts. Une catastrophe minière, et la plus importante de tous les temps, en Europe, à trois-cent-quarante mètres sous terre, dans les exploitations de charbon de la Compagnie des Mines, quand les cent-dix kilomètres de galeries souterraines soudain prennent feu, brûlant, calcinant, ensevelissant vivants tous ces mineurs – la plupart, des gamins d’à peine quatorze, quinze ans. Le secours tardera et, mis sur la balance – de la sécurité des humains ou de l’exploitation du charbon –, le calcul était vite fait ; le charbon d’abord, l’état choisirait de privilégier la préservation de la mine. Voilà ce que nous dit Bruno Remaury ajoutant à son tableau la figure d’August Sander. Car s’il est un photographe qui connaît bien ce monde de la mine et des mineurs, c’est lui, né, allemand, dans les années 1880, à Herdorf, en Rhénanie, fils de mineur, qui travailla, à la fin de l’école obligatoire, comme garçon de terril dans les installations minières de la région, commença par assister un photographe qui travaillait pour la société d’exploitation minière, puis, finira par s’offrir un équipement photo et de quoi installer son laboratoire. Cette même année, nous dira l’auteur, Sander expose pour la première fois une série de portraits – hommes et femmes dans leur quotidien, travailleurs, mendiants dans la rue – qui marquera le début de son œuvre à venir, ce pour quoi il s’est engagé à vie. Montrer, par la photographie, le monde. « (…) on comprend que sa vision du monde est pour lui aussi pareille à une chaîne verticale et continue au long de laquelle s’organise le visible humain, de la mendiante au pâtissier, du notaire au chancelier. (…) Félix travaille sur l’homme ancien, August sur celui de son temps mais l’un comme l’autre se consacrent aux traces que la figure humaine laisse à la surface (…). » Dans la deuxième partie du livre, on est en 1506, Léonard de Vinci peint ses figures sur fond de rochers des cavernes, un filet d’eau rappelle la crainte du déluge au jour du Jugement. Voilà les deux obsessions du peintre ; les rochers et les cavernes d’un côté, l’eau de l’autre, « la peur du déluge ». Milan est entourée d’eau. Les crues du Pô sont dévastatrices. C’est l’époque où on supprime les forêts au profit des cultures, le bois sert à la construction des bateaux. Avec trois gros navires, il y a peu, Christophe Colomb et son équipage découvraient le continent américain en débarquant sur une petite île de l’archipel des Bahamas. Ainsi, petit à petit, l’homme, trace des pistes puis des routes, avance vers l’extension progressive d’un monde horizontal. Au XXème siècle, aux États-Unis, un homme noir peut être battu à mort par le simple fait qu’il est noir – les États-Unis ne traitent pas les Noirs avec égalité et la statue de la Liberté n’a rien d’un symbole de dignité. Verticalité versus horizontalité. En 1946, Jackson Pollock décroche sa toile du mur pour la poser à terre et peindre à plat, appuyant ses paumes sur la terre. Il « renverse le geste de l’homme ancien (…) et définitivement, la peinture tourne le dos au ciel. » Ce que la troisième et dernière partie viendra conclure ainsi : « C’est peut-être cela le monde horizontal, un monde dans lequel une vision mythologique de l’espace a remplacé une vision mystique du temps. »