FloriLettres

Jean Dubuffet et Marcel Moreau. Correspondance. Par Gaëlle Obiégly

édition décembre 2014

Articles critiques

La correspondance de Jean Dubuffet et Marcel Moreau commence au début de 1969. Elle s’étend sur quinze années. Avant d’y entrer, on lira la préface tout en profondeur de Nathalie Jungerman qui présente les épistoliers en s’appuyant sur leurs lettres et sur sa connaissance de l’œuvre de chacun. Ce qui fait la distinction de cette correspondance tient à la présence s’y produisant par les puissances du verbe. De bout en bout, la parole y est embrasée. Les deux se vouent une admiration réciproque, celle-ci s’exprime dans des formules chaleureuses et des commentaires précis à propos de ce qu’ils se fournissent. Marcel Moreau envoie chacun de ses livres à Dubuffet dont les images le traversent. Mais quand il lui en dit quelques mots c’est de leur matière qu’il fait état, la matière cérébrale. Il est essentiel de lire ces lettres car on y trouve le prodigieux témoignage d’une expérience esthétique. Celle-ci est relatée avec un verbe fort et inquiétant. Marcel Moreau fait rejaillir les œuvres de son ami dans une langue qui assaille, une qualité d’expression aussi précise qu’énigmatique. Jean Dubuffet loue dès la première lettre cette écriture hors mesure dont peu de livres – qu’il lit avec lenteur – le régalent. De plus, il s’émerveille de se savoir si bien compris. Il vise la démesure et la constitution d’un lieu que Moreau a parfaitement défini. Ces peintures seraient « la voie vers l’incandescence blanche et muette de la folie ». Elles fusionnent dans l’écriture volcanique de Moreau. Ses lettres éruptives allient instinct et volonté. S’il suit sa pente, Moreau n’écrit néanmoins pas selon son caprice. Il n’est pas docte dans ses jugements, il n’en est pas pour autant écervelé. Sa compréhension de l’œuvre de Dubuffet l’engage viscéralement. Ce qui doit se traduire par le langage. L’expérience physique et mentale instantanée exige une prose éclatante. L’un et l’autre, semblablement artistes, vont puiser aux sources de la vie avec la même fidélité que celle qu’ils se vouent. Il ne s’agit pas de morale mais de vitalité. Et leur outrecuidance ne s’apparente pas à de l’orgueil. La souveraineté ici a son origine dans l’intransigeance, en premier lieu vis-à-vis de soi-même. Aucun fiel lorsqu’ils pourfendent l’intellectualisme, seulement l’affirmation d’un rapport instinctif à l’art comme à la vie. Dubuffet et Moreau s’accordent pour déplorer la trahison des commentateurs qui abordent l’œuvre d’art selon les instruments de la perception rationnelle. C’est la maladie de l’Occident, dit Dubuffet, elle ne cesse d’empirer. S’opposant à la folie, l’intellectualisme prisé par la culture sociale se sépare de l’épanouissement de la vie et du vertige auquel l’art nous convie. Pour révoquer le champ culturel, il faudrait faire des livres impubliables et des tableaux invendables. Cet appel de Dubuffet n’a pas pour seul but de consoler Moreau qui, dans cette optique, ne pourrait que se réjouir du refus d’un livre par Bourgois et par Gallimard. Et malgré sa propre injonction accueille toujours avec joie chaque nouvelle publication de Marcel Moreau. Celui-ci écrit beaucoup, ce qui impressionne le destinataire des envois. En effet, non seulement Dubuffet s’émerveille de la « cadence accélérée de l’éclosion des livres » mais aussi de l’intensité qui s’y perpétue et y redouble chaque fois. Il qualifie cette œuvre de brûlante. On l’a dit au début, les lettres sont des plaines de feu, à l’instar des paysages mentaux qu’ils abordent. Ces hommes-là ont en partage la volonté de « faire violence à des immensités nues, hostiles à l’homme de troupeau ». Leurs propos intellectuels sont dépourvus de références. Leur pensée se tient à l’écart de la culture sociale. Ils parlent individuellement, se tiennent dans des contrées « où resplendit le soleil du total oubli ». Cette image clôt la première lettre de Dubuffet. Celle-ci inaugure un compagnonnage placé sous le signe de la démesure et elle initie une équipée vers les terres de l’art brut.

Nathalie Jungerman a donné pour titre à sa préface une expression de Marcel Moreau qui, considérant ce qu’il se passait entre les deux amis, parle d’une « manière de s’accompagner, toutes différences acceptées, dans telle descente aux origines du Sens ». Ils cherchent en eux-mêmes, se déposent dans leurs œuvres et repartent en quête. Ils s’entretiennent de cela, c’est ce que nous lisons. Chacun fait usage de l’art. Il s’agit de l’éprouver, d’en avoir une pratique. C’est d’ailleurs ce mot-là qu’emploie Dubuffet au verbe rigoureux quand il remercie Moreau pour son Ivre Livre dont il a différé la pratique. Tout aussi avisé, le terme de « fournitures » utilisé par Moreau pour désigner les œuvres de son ami. Ami, oui, plus que mentor bien que Dubuffet soit de trente-deux ans son aîné et de grande renommée. Ils parlent à égalité, leur admiration est mutuelle. Certes, l’écrivain est plus disert que l’artiste dans l’analyse enthousiaste de peintures qui l’intriguent. Avant elles, il n’aimait pas la peinture. Celle-ci, celle de Dubuffet, est « comme un cerveau visible fumant dans l’espace ». Il est aux prises avec les mots, quand l’autre produit « de la pensée immédiatement tangible ».

Marcel Moreau s’entretient physiquement avec l’art et la personne de Dubuffet par l’intermédiaire du langage qu’il doit parfois dégager de son propre corps. On lit dans la préface qu’il lui faut bouger pour faire venir une phrase, façonner sa langue qui tantôt lui apparaît comme une matière inerte. Contrairement à la « matière cérébrale » des tableaux de Dubuffet « séduite par sa propre plasticité ». L’artiste exprime lui aussi son émoi au contact des proclamations de Moreau qu’il trouve « comme un fleuve en furie qui emmène tout dans son eau ». Entre eux, il n’est pas question de commercer d’affinités mais d’avoir des « dialogues de tonnerres » qui ont leurs racines dans un accord profond. C’est ce qui nous est donné à lire au fil des lettres, une conformité de vues. « Frère en doctrine », Dubuffet surnomme ainsi Moreau pour qui il est un « frère en hérésie ». Leur fraternité s’avoue explicitement. Malgré son évidence, elle est spécifiée. S’ils ne sont pas du même ventre, leur fraternité consiste en un mouvement ensemble vers l’origine. Élan auquel ils trouvent une forme, dont celle d’un échange de lettres incandescentes aux extrémités de l’œuvre. C’est peut-être là que leur collaboration est la plus manifeste, sans regard extérieur, chacun s’adressant à la solitude de l’autre. Les lettres échappent, de fait, au champ culturel n’étant pas destinées à la publication.

« L’insidieuse contamination » redoutée par Dubuffet entraverait leur descente vers les terres inconnues auxquelles ils aspirent. L’Art Brut qu’ils visent, qu’ils se promettent, procède d’une discipline exténuante où ils puisent une force démesurée. Celle-ci conduit toute cette correspondance.


De l’Art Brut aux Beaux-Arts convulsifs
Jean Dubuffet & Marcel Moreau
Préface de Nathalie Jungerman
Édition complète de la correspondance inédite échangée entre le  peintre et l’écrivain entre 1969 et 1984, suivie d’un essai de Marcel Moreau écrit spécialement pour cette publication.
Avec la reproduction de 20 documents (lettres et dédicaces) tous inédits
Éditions L’Atelier contemporain, novembre 2014. 20 €, 96 pages

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation La Poste.
Édition établie en collaboration avec la Fondation Dubuffet.