Jane Austen n’a jamais été seule. Derrière la romancière bien connue se trouve une autre femme, une présence constante. C’est Cassandra, sa sœur aînée. Sa confidente aussi, et sa complice. Leur correspondance est écrite avec une vivacité qui semble intacte deux siècles plus tard, sans doute grâce à la traduction de Constance Lacroix, qui signe également l’excellente préface de l’ouvrage. Le ton de ces lettres produit une conversation ininterrompue. Une chambre à soi où tout peut être dit : les petits événements familiaux, la météo, les deuils, les problèmes de transport, les bals, les voisins, les émotions – mais aussi, et peut-être surtout, les toilettes et les accessoires qui accompagnent le quotidien des femmes de la gentry provinciale.
Dans l’Angleterre rurale du début du XIXe siècle, les Austen forment une famille vive, lettrée, unie. Jane et Cassandra ont grandi côte à côte, partagé leurs chambres, leurs lectures et leurs observations. Quand elles sont séparées, la lettre devient leur moyen d’être ensemble. Elle tient lieu à la fois d’espace intime et de fenêtre sur le monde où elles évoluent.
La maison familiale de Steventon est à la fois un lieu d’intimité et de circulation. On y lit, on y joue, on y observe le voisinage. Jane y forge une manière très personnelle d’observer le monde. L’art de « regarder par la fenêtre », comme elle l’écrit à sa sœur Cassandra. Sa plume n’est pas seulement romanesque, elle est aussi celle d’une spectatrice acérée, mêlant moquerie et affection.
On peut lire ces lettres comme du théâtre. Un théâtre miniature. On y croise les voisins – Mrs Lefroy, les Bigg, les Digweed –, on y juge les bals, les soupirants, les toilettes. Tout est matière à commentaire ironique. Son élégante ironie est offerte à sa sœur Cassandra qui comprend chaque allusion, chaque sous-entendu. Leur correspondance est un espace d’écriture relativement libre et complice. Le quotidien y est relaté, matériau dont Jane Austen fera sa littérature.
Ce qui frappe à la lecture de ces lettres, c’est la présence insistante et joyeuse de la mode. Jane décrit des bonnets en mousseline de Cambrai, des rubans ivoire, des pèlerines de gaze noire, des pelisses à rafraîchir, des robes qu’elle retouche elle-même. Elle raconte ses achats chez le mercier ou la modiste, ses hésitations devant un tissu, sa satisfaction d’un bonnet réussi, ses déceptions quant à la teinture bleue d’une robe dont sa sœur, semble-t-il, possède une réplique.
Cette attention aux détails vestimentaires n’est pas une marque de futilité. À l’époque, la toilette est un véritable langage social. Elle signale le rang, la convenance, l’occasion. Toilette de bal, toilette de deuil, tenue de promenade, ou de visite apparaissent tout au long de cette correspondance. Jane et Cassandra échangent des patrons, des souliers, des chapeaux, parfois même des vêtements. Ce sont des signes d’affection autant que de gestion pratique. « Il faut que nous rafraîchissions un peu nos pelisses noires, car le velours se portera beaucoup cet hiver », écrit Jane à sa sœur.
Même dans la douleur, le vêtement reste une préoccupation. Au décès d’Elizabeth, peu après la naissance de son enfant avec Edward Austen, Jane évoque les toilettes de deuil. « Je me vêtirai de bombasin et de crêpe », dit-elle. « Je taillerai la doublure dans ma vieille pèlerine et je te ferai parvenir la tienne au cas où elle pourrait te rendre le même service ». Elle parle également de la fabrication de son chapeau, fait de soie et de crêpe. Là encore, il ne faut pas y voir de la futilité mais une économie vestimentaire à la fois intime et codifiée. Car, nous explique-t-on dans les notes, à cette époque, on devait porter le deuil pendant un an au décès d’une sœur. Il aurait été choquant de sortir de chez soi sans porter les vêtements adéquats. On avait donc recours à la teinture pour avoir une tenue entièrement noire et l’on adaptait sa garde-robe.
Jane Austen enregistre une quantité de détails vestimentaires. Elle les observe, les commente et souvent les tourne en dérision. Elle se moque doucement de ses propres achats impulsifs, note avec malice la perfection des toilettes de Lady Honeywood ou l’allure un peu trop étudiée d’une voisine. La mode est pour elle un plaisir personnel mais aussi un spectacle collectif : lors des bals, les toilettes sont aussi importantes que les visages. « Lady B., hier, arborait la robe noire de l’opulence. » Par le vêtement, elle caractérise les personnes et leur situation. Ses lettres témoignent d’un sens aigu de l’ironie. Elle sait, en effet, que tout cela est codé, ritualisé et elle aime en jouer. Elle aime malignement aussi souligner les intentions portées par les tenues vestimentaires.
Ces descriptions textiles participent d’un regard minutieux sur le réel. Achats d’étoffes, emplettes chez le gantier, rubans, souliers, coiffures, bagages trop pleins courent sur toute la correspondance avec Cassandra. Jane Austen parle de son monde avec la précision d’une miniaturiste. Ce sont des détails qui peuvent paraître secondaires mais ils donnent à ses lettres leur densité, leur relief. Le vocabulaire textile contribue au charme de ces lettres et nous fait entrer dans ses soirées mondaines ou à la maison. « Mon spencer de casimir m’est d’un grand réconfort, lors de mes promenades du soir. »
Ce regard de Jane Austen n’est pas réservé à l’intimité. Dans ses romans, les vêtements sont des signaux narratifs. Il se peut que la correspondance avec Cassandra alimente l’œuvre de la sœur cadette. Une robe blanche, une capote élégante, un ruban mal choisi suffisent à situer une héroïne sur l’échiquier social. Le vêtement n’est pas seulement un ornement, il dit le monde.
La force de cette correspondance tient à sa modernité ; on y entend une voix vive, souvent drôle, toujours lucide. À travers les étoffe et les chapeaux, à travers les conversations et les bals, Jane Austen trace le portrait d’une société qui se regarde dans le miroir de ses conventions. Ses lettres, loin d’être de simples billets domestiques, sont une matière première littéraire. On peut y entrevoir les coulisses de ses romans.
Dans cette conversation qui prépare des romans, Cassandra est l’interlocutrice idéale. Jane écrit pour être comprise sans s’expliquer. De cette complicité naît une écriture d’une souplesse rare, à la fois fine, ironique et incarnée.
Contrairement à ce qu’elles laissent penser à première vue, les lettres de Jane Austen à Cassandra révèlent bien plus que des anecdotes familiales. Elles sont un observatoire des gestes, des codes et des objets d’un monde disparu. C’est vraiment ce qui se dépose dans la mémoire des lecteurs. Le reste, les nombreux noms et personnages de la famille et de l’entourage, s’évapore. Subsistent des tableaux vivants où les vêtements ne sont pas accessoires. Ils sont langage, plaisir, mémoire. Et le matériau de son art romanesque.