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Honoré de Balzac, Lettres à sa sœur. Par Gaëlle Obiégly

édition octobre 2019

Articles critiques

Si Balzac avait rencontré la fortune aurait-il produit son œuvre colossale ? À plusieurs reprises, il dit à sa sœur vouloir être dans une position favorable. Non pas seulement pour son propre confort mais pour être utile à tous, à sa famille en premier lieu. Il est “obligé de travailler pour vivre”, c’est-à-dire pour bénéficier de conditions matérielles solides. La correspondance avec sa sœur Laure commence par un rapport détaillé sur ses débours. Cette lettre, rédigée à Paris le 12 août 1819, fait état de ses dépenses. Il est reproché au jeune homme de vingt ans son train de vie dispendieux. C’est sa mère qui s’indigne la plupart du temps. Et lui, Honoré, expose à sa sœur la contrariété que lui causent le ton et les remontrances maternelles. Plus tard, homme d’âge mûr, cela lui est même insupportable. Mais jeune il a pris la peine de s’expliquer sur ses nombreuses dépenses. L’arrangement coûteux de sa chambre nécessite quelques justifications, rectifications, précisions qui nous renseignent sur l’économie de Balzac, sur la manière dont il organise son existence. Les lettres à Laure, sa sœur cadette, ont pour objet principal cette économie singulière. On voit ici s’articuler comptabilité et littérature, opérations financières et romanesques, dettes et écriture. Ce qui débouchera sur l’œuvre que l’on sait. Œuvre à laquelle tout est reversé. Ainsi, on retrouve ici quelques moments ou détails des romans, de la Peau de chagrin notamment où destin et matière se nouent.  La correspondance de Balzac avec sa sœur Laure porte moins sur des motifs intellectuels que sur l’aventure matérielle que fut son existence. On en lit le détail dans ce corpus de lettres annotées avec précision. La préface du volume nous présente la famille de Balzac. Famille dont il veut “s’indépendantiser”. Les inventions langagières sont nombreuses dans ces lettres. Le frère montre toute sa fantaisie à sa sœur, et son énergie à regarder, écouter, sentir les mœurs de ses voisins. Toute son énergie aussi à ne rien faire, ce qui surprend. Après quinze jours à n’avoir rien fait du tout, il se « rembureautise ». Les moments qu’il passe dans une oisiveté furieuse sont aussi ceux où il se « relaurise ». Voyons-y l’activité qui consiste à écrire à sa sœur Laure, à laquelle il peut dire tant de choses avec des mots inédits. En 1827, il lui fait l’aveu d’avoir vécu une semaine à « pensailler, rangeailler, mangeailler, promenailler sans rien faire de bon ». Balzac expose, au fil des lettres à sa sœur, toutes les phases du travail d’écriture. La rumination, l’attente, l’étude ne sont pas négligeables, c’est là que se gaine sa vision.

Laure est de 18 mois sa cadette. Il est avec elle très à l’aise. Il a à cœur d’amuser sa jeune sœur quand elle l’enjoint à mesurer ses dépenses. Ainsi, quand il lui annonce qu’il a fait “bien pis qu’un achat”, il a pris un domestique, il évoque ce serviteur d’une manière très drôle. Son domestique s’appelle “Moi-même”. L’évocation de ce double rappelle Zakhar, le domestique d’Oblomov, aussi désinvolte que son maître. Ce roman de Gontcharov est postérieur à la mort de Balzac. “Moi-Même est paresseux, maladroit, imprévoyant. » Mais il rassure sa sœur en se montrant exagérément parcimonieux : « je m’abstiens de sortir pour ne pas user d’habits ». Il se dit peu attaché aux choses qui l’entourent et même heureux à l’idée qu’un de ses créanciers veuille le mettre en prison. Il ne s’y sentirait pas plus captif que du travail auquel il est astreint. Le travail pour « s’acquitter envers tous », c’est l’écriture.
Motivée par la volonté de rembourser ses dettes, tout d’abord à sa famille qui lui reproche jusqu’à l’arrangement de sa chambre et les frais que cela engendre, l’écriture chez Balzac est un moyen de gagner de l’argent. Il s’efforce d’honorer un carnet de commandes de plus en plus rempli à mesure que son talent se fait connaître. Il met parfois sa sœur à contribution. Autrement, elle est consultée par l’écrivain débutant qui tente d’écrire des vers. Tentatives vaines qu’il avoue sans se morfondre, bien que cela l’empêche de composer un drame en vers sur Cromwell qu’il estime être le sujet le plus beau de l’histoire moderne. Il a peu d’adresse, dit-il, à produire une rime, sauf s’il s’agit d’exprimer des sentiments tendres.  Sentiments qu’il voue à Laure, sa chère sœur. C’est son cœur alors qui pense et qui prend la parole. Ainsi, entravé par son incapacité à la versification, Balzac s’acharnant sur son Cromwell pour lequel il déborde d’idées, invoque Laure et sa famille aimée. Car cela fait venir des émotions qui peuvent générer de la poésie.
On voit l’importance accordée par l’écrivain à sa famille dont la sœur est la représentante privilégiée. S’il vise la gloire, c’est pour qu’elle rejaillisse sur eux tous. Ce serait sa plus grande joie, déclare-t-il à Laure à ses tout débuts. C’est à elle aussi qu’il annonce, plus loin dans le volume, sa renommée qui croît en Europe. On remarque aussi la constance de Balzac pendant ces trente années de correspondance, de travail forcené, de vie sentimentale et de business. Cela tient à son caractère évidemment mais aussi à l’interlocutrice à laquelle il donne des nouvelles toujours enjouées même quand tout est difficile. Témoigne-t-il ainsi, par l’humour, de la tendresse vive qu’il éprouve vis-à-vis de sa sœur cadette ?
Ses sollicitations évoluent au fil des années. Il ne demande jamais vraiment d’aide à sa sœur mais un accompagnement. En particulier, il lui demande son avis sur des textes. Mais l’on voit son attitude changer vis-à-vis des jugements qu’elle et la famille portent sur les écrits d’Honoré de Balzac. Il se rendra compte que les proches « sont incapables de juger l’auteur ». C’est pourquoi, en 1827, il annonce ses Chouans, promet de faire porter le livre chez Laure et son mari, mais ne veut « en entendre parler ni en bien ni en mal ». Moins de dix ans plus tôt, Balzac s’entretenait avec sa sœur du Cromwell, ce texte qui ne venait pas, de ce monument qu’il projetait d’accomplir. Tout jeune, il confesse un amour de la gloire. Un amour qui donne beaucoup de tourments dont, selon lui, sont épargnés les épiciers. « Vivent les épiciers, morbleu ! Ils vendent tout le jour, comptent le soir leur gain, se délectent de temps à autre à quelque affreux mélodrame, et les voilà heureux ! »

Outre sa persévérance, les lettres de Balzac à sa sœur manifestent une verve, une grande énergie qui produisent un bouillonnement mais aussi un décousu dans les propos. Il passe d’une chose à l’autre, à toute vitesse. C’est émietté. C’est, dit-il, de la macédoine. Il écrit à Laure tout ce qui lui vient à l’esprit et regrette, parfois, le temps gaspillé à bavarder sur ces demi-feuilles. Du temps qui aurait pu être « mieux employé à notre gloire commune », dit-il à sa sœur. La gloire, pour vaincre l’oubli, sera partagée par ce « vous tous » fréquemment mentionné. Il n’a aucun doute sur sa venue. Mais avec plus d’urgence que la gloire, il lui faut de l’argent. Il y a des perspectives de fortune grâce au chemin de fer qui se développe en Europe de l’Est où Balzac passe les dernières années de sa vie, auprès de Madame Hanska en Pologne. Mais avant la fortune, il essaie de gagner de l’argent grâce à l’écriture. « J’ai l’espoir de vendre un roman tous les mois six cents francs ». Ce qui nécessite de se tenir fermement à sa besogne.

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Éditions La Part commune