On peut voir à l’IMEC une exposition sur le rêve. Son titre, Fragments du rêve, dit à lui seul le caractère lacunaire du rêve. C’est ainsi qu’il subsiste dans la conscience de chacun, par débris. L’IMEC conserve les archives de l’édition contemporaine. Quelles traces du rêve trouve-ton dans ces fonds divers et nombreux ? La recherche a été menée par deux érudits. Claire Paulhan, historienne de la littérature, et Olivier Schefer, philosophe et écrivain. Ce dernier a conçu un livre à partir des documents qui ont retenu son attention. Ils lui permettent de creuser une réflexion sur le rêve. Sa phénoménologie s’appuie donc sur des remarques, des lectures, des choses vues ici et ailleurs, maintenant et autrefois. Bref, c’est autant sa culture personnelle qui est mobilisée que ce qu’il a découvert dans les fonds de l’IMEC. N’ayant pas pu me déplacer à Caen pour y visiter l’exposition, je m’en suis fait une idée à partir, justement, de fragments. Photographies, descriptions, choses lues, choses racontées m’en ont donné une idée. Il m’est arrivé, maintes fois, d’imaginer une ville, un pays à partir de récits et d’images. Aujourd’hui, je rends compte d’une visite à l’aveugle. Un songe, en quelque sorte. Le voici.
Une vaste cour, ce jour-là, ensoleillée. Des personnes contournent un salon de jardin en acier laqué de couleur verte. Ils entrent dans les bâtiments réaffectés d’une ancienne abbaye. La première salle où l’on se trouve est tout en longueur. La commissaire d’exposition, à la voix feutrée, se met à parler de ce qu’il y a à voir dans cette longue pièce. Elle avance. Par ici, dit-elle. On la suit. Puis elle dit : oh, non, plutôt d’abord par ici. Elle parle avec précision. Elle a un plan dans la tête et semble pourtant improviser. En quelques phrases courtes, elle caractérise chaque chose désignée aux spectateurs. Les choses sont en papier. On y voit des écritures. Ce sont des rêves devenus des objets d’encre et de papier. Ils sont ici dans des vitrines ; dans l’abbaye d’Ardenne où sont conservées les archives de la vie intellectuelle contemporaine. Y figurent nombre de rêves, griffonnés au réveil ou soigneusement dactylographiés.
Comment l’agencement des documents est-il pensé ? Non par thème car il est difficile de catégoriser les rêves. Aucun d’entre eux n’a trait exclusivement à l’amour, la haine, le vol, la peur, etc ; c’est pourquoi une autre façon de les présenter a été envisagée. Le rêve se déploie dans des domaines nombreux. Pour résoudre la difficulté à les classer, on a placé dans une vitrine noire toutes sortes de récits de rêves ou de textes relevant du rêve. Ce sont des lettres qu’on envoie, des fragments de journal, des pré-manuscrits de roman. Le classement est chronologique. Le document le plus vieux est daté de 1908 ; le plus récent est de 2008. Ils proviennent de 40 fonds différents. Cela fait un siècle de rêves. Sont-ils en rapport avec les événements de leur époque ? On s’en fera une idée au contact de ces récits. Certains autographes demandent de la patience ; les retranscriptions sont plus faciles à lire.
Je me suis penchée sur ces pages non sur place mais en lisant le livre qui accompagne l’exposition. C’est un album dont la couverture affiche des mots et un objet. Au centre, un globe oculaire plein de curiosité repose dans un écrin ouvert. Il ne s’agit pas d’un œil organe mais d’un œil métaphore. Un œil dont la fonction a glissé. Il sera commenté par l’auteur de l’ouvrage. Olivier Schefer nous informe que cet œil en porcelaine dans son petit coffret lui a été offert par le fils d’un médecin prothésiste. Information qui semble elle-même provenir d’un rêve. Il n’ouvre jamais l’écrin mystérieux, dit-il. Sa présence seule lui suffit. Il l’associe au rêve, à la peinture, à la vision. Et plus particulièrement à Caspar David Friedrich dont il cite une formule énigmatique sur le type de regard à l’œuvre dans la peinture. L’œil artificiel, ainsi conservé dans un coffret qui l’occulte, matérialise « la puissance intérieure du voir ». Cela peut s’appeler l’œil de l’esprit. L’objet ouvre à des évocations du rêve, celles qui concernent l’espace intérieur. Si la création y germe, on l’associe aussi à l’enfermement. Claustration en soi-même, dans sa peau, ou bien dans une cellule où l’on est prisonnier. Le camp, image familière à Georges Perec dont la mère est morte à Auschwitz en 1943, est le lieu d’enfermement et de menace qui se répète dans ses rêves. On lira cette notation dans La boutique obscure, livre où il expose 124 rêves. Son édition originale, datant de 1973, est visible dans l’exposition ainsi que d’autres ouvrages présentés dans des vitrines verticales. Les cahiers, les manuscrits eux, sont plutôt à l’horizontale, invitant les spectateurs à une autre posture corporelle et mentale puisqu’il leur faut déchiffrer les écritures. Celle, exubérante, de Beatrix Beck s’échappe du quadrillage du cahier. Elle penche comme sous l’effet de bourrasques. Et elle se redresse. Les lettres se pressent les unes contre les autres, à l’étroit sur la page. Puis elles ondulent avec calme et souplesse. Le journal personnel de Béatrix Beck recueille des rêves, des cauchemars, des fulgurances et des pensées incongrues. Rêves qui se glisseront dans ses œuvres. Olivier Schefer, dans les notices consacrées aux documents choisis pour son ouvrage, établit un rapport entre les carnets et l’importance des rêves dans le roman Léon Morin, prêtre, paru en 1952. Béatrix Beck y conte la conversion d’un jeune communiste pendant la Résistance. On y lit notamment cette question : « Le Christ rêvait-il ? Quels pouvaient être ses rêves ? ». Mystère insondable que seule une fantaisie pourrait illustrer.
Un dessin de Philippe Soupault vient apporter une réponse drôle et opaque au désir de clarifier la vie du rêveur. Il a pour titre Le poids des rêves, il est signé, daté. C’est une pelote de fil mauve qui est représenté, dirait-on. Ou un labyrinthe sans entrée ni sortie. Une forme toute repliée sur elle-même, offrant quelques ajours. Ce dessin rapide a l’allure d’un gribouillage, d’un dessin inconscient. L’auteur l’interprète après coup. Ce tracé lui évoque la densité, la force des rêves, leur gravité aussi. À quoi rêvent les prisonniers ? Jean Cayrol a rédigé peu après la Seconde Guerre mondiale des feuillets saisissants sur les « rêves concentrationnaires ». On peut considérer leur action – action de contrepoids vertueux à la réalité humaine des déportés – à la lecture du préambule du texte dactylographié et corrigé de la main de l’auteur sur un papier devenu bistre. Cayrol a recueilli le témoignage d’hommes ayant été internés dans les camps de concentration. Leurs rêves « devenaient un moyen de sauvegarde, une sorte de « maquis » du monde réel ». Ainsi, ils leur arrivaient de retrouver leur liberté, leur amour, leur bonheur confisqués dans des visions nocturnes. Et les prisonniers se racontaient leurs rêves malgré les difficultés. Ceux-ci leur ouvraient l’accès à l’ancienne vie, leur donnaient la sensation de retrouver leur terre. À l’ombre des rêves, il était permis de croire en un avenir meilleur.
Le texte d’Olivier Schefer est un fil qui nous emmène dans tous les enchevêtrements de la bobine du rêve. En nouant des brins, il a déployé une tenture. Elle est parfaitement tissée. Elle harmonise une multitude. Une nuit d’éclats auxquels il fait place dans sa vaste vision intérieure ici mise au jour.
Institut Mémoires de l’édition contemporaine | Fragments du rêve