FloriLettres

Cioran, Manie épistolaire. Par Gaëlle Obiégly

édition février 2024

Articles critiques

La correspondance de Cioran, telle qu'elle est présentée dans l’ouvrage Cioran. Manie épistolaire, ouvre une fenêtre sur l'esprit tourmenté de ce célèbre philosophe, connu pour son pessimisme profond. Selon lui, la lettre représente un événement majeur de la solitude, en ce qu’elle est une conversation avec un absent. Il estime que chercher la vérité sur un auteur est souvent plus fructueux dans sa correspondance que dans son œuvre. « L’œuvre est un masque », écrit-il dans le petit texte qui ouvre le volume et nous informe sur la relation de l’écrivain et philosophe avec le genre épistolaire. Cioran accorde une importance primordiale à la correspondance. Pour lui qui considère que l'œuvre est souvent un masque, la lettre est le lieu d’une forme d'expression plus authentique. Ses propres lettres sont d'excellents textes. Cependant, il ne convient pas d’utiliser le mot « art » pour décrire sa pratique de la correspondance ; ce serait trahir son désir de rester fidèle à la spontanéité et à l'authenticité.
Le choix des lettres présentées, couvrant la période de 1930 à 1991, permet de tracer l'évolution de la pensée de Cioran et de découvrir les origines de son pessimisme. Chaque lettre révèle les tourments qui le hantent, mettant en lumière sa vive sensibilité. Contrairement à d'autres correspondances de l'époque, Cioran accorde peu d'importance à la mondanité et à la culture. Il privilégie un aspect exclusivement personnel dans ses lettres. Bien que Cioran estime que la correspondance soit un genre où excellent les femmes, la plupart de ses destinataires sont des hommes. Il puise l'inspiration de la profondeur de ses lettres dans son admiration pour les missives de Madame du Deffand à Voltaire. Les échanges avec Bucur Tinçu dans les années 1930 offrent un aperçu de la jeunesse de Cioran, de son existence en Roumanie et de la formation de sa pensée avant son exil en France à 26 ans.
Les lettres à Carl Schmitt révèlent la proximité des goûts de Cioran avec ce philosophe, malgré leurs différences psychologiques. On découvre également ses relations étoffées avec Mircea Eliade. À son désir de faire connaître l'œuvre de Schmitt en France s’oppose une réalité qu’il déplore : « malheureusement, la France est le pays du roman. »
Cioran mentionne rarement des lectures dans ses lettres, mais lorsqu'il le fait, ce sont des textes auxquels il peut s'identifier intimement. Son amitié fraternelle avec Henry Miller est évidente dans ses mots empreints de compréhension envers les tourments partagés. « J’ai vécu comme vous la poésie des bordels, les épilepsies intérieures, la hantise de la misère. » C’est aussi l’occasion de faire savoir à Miller, qu’il admire, qu’il est le fils d’un prêtre orthodoxe.
La lettre à Vincent La Soudière datée de 1989 offre un aperçu poignant de la résignation de Cioran face au vieillissement. Il annonce son abandon de toute activité, y compris l'écriture, déclarant que la sagesse est une diminution, presque une défaite. Il n’est pas étonnant que Cioran ait noué une grande amitié avec Vincent La Soudière dont les lettres, dont nous avons rendu compte dans FloriLettres (n°132, page 10) manifestent une immense qualité d’être, c’est-à-dire une sensibilité aussi vive que celle de Cioran et un niveau de réflexion hors du commun.
En résumé, la correspondance de Cioran est un trésor qui permet de sonder les profondeurs de sa pensée et de découvrir l'homme derrière le masque de ses œuvres. Elle offre un témoignage unique de sa vie, de ses tourments, de ses amitiés et de son évolution philosophique, faisant de chaque lettre une pièce essentielle pour comprendre ce grand pessimiste du XXe siècle.
Penchons-nous sur quelques sujets abordés avec ses correspondants. Les lettres échangées avec Bucur Tinçu, son ami d’enfance, constituent le terreau des conceptions existentielles de Cioran. Les échanges épistolaires entre Emil Cioran et son ami d'enfance offrent une plongée dans l'esprit complexe du célèbre philosophe. Ces lettres, datant de la jeunesse de Cioran, révèlent sa sensibilité vive au réel et son rejet catégorique de tout idéal ou exaltation. Il se définit comme un être contemplatif et froid, préférant l'observation réaliste de l'existence à l'exaltation puérile. Cela sera contredit des années plus tard, dans une lettre au philosophe allemand Carl Schmitt, dont il loue la capacité à intellectualiser ses émotions, auquel il confesse être dépourvu, quant à lui, de contrôle sur soi-même.
La méditation, pour Cioran, nécessite une existence moins bourgeoise, une âme tourmentée qui souffre intensément tout en observant sa propre vie. Cette perspective, teintée de mélancolie, s'inscrit dans sa recherche constante de comprendre la réalité, au-delà des illusions. Un débat passionnant entre les deux jeunes amis, Tinçu et Cioran, émerge sur la liaison entre l'art et la vie. Cioran remet en question l'emprise passée de la morale sur l'art, soulignant la stupidité de la morale dans la représentation artistique, particulièrement dans la condition de la femme. Il affirme la nécessité de libérer l'art de toute contrainte morale, déclarant que l'art possède son propre domaine indépendant de la morale. « Comme la vie dont il part, l’art est irrationnel et relève du vécu intuitif. » Ce point de vue est encore discuté de nos jours. Dans une lettre datée du 22 décembre 1930, Cioran aborde l'ambition intellectuelle, distinguant la vanité de la simple accumulation de connaissances de la véritable compréhension de la réalité. Il annonce également travailler sur une thèse de licence sur Kant, soulignant son engagement académique. Il se dessine une possible disharmonie entre son besoin de confiance et son souci d'exposer des idées rigoureuses.
Le ton mélancolique et sincère qui imprègne ces lettres est renforcé par la suggestion de les conserver pour témoigner de cet état d'esprit partagé. En effet, Cioran évoque la possibilité que, plus tard dans la vie, ces lettres acquièrent une signification nostalgique, rappelant ainsi la fragilité du temps et l'évolution des êtres. Mais, dans son cas, l’évolution touche certaines idées, politiques notamment, plus que la sphère de l’être.
Ces échanges avec Bucur Ţincu révèlent non seulement la profondeur de la pensée de Cioran à un stade précoce de sa vie mais aussi l'intimité d'une amitié teintée de réflexions existentielles. À travers ces lettres de jeunesse se dévoile un esprit tourmenté, passionné par la compréhension de la vie et de l'art, préfigurant le philosophe renommé qu'il deviendra. Bien qu’il s’adresse à son ami Bucur Tincu de manière très personnelle, ce qu’il lui dit nous concerne. Il s’adresse, malgré lui, à une foule de lecteurs, à un auditoire.
C’est une sorte de Socrate qui amène chacun à des questions sur l’identité et les valeurs que l’on a façonnées pour vous. Les questions sont, par exemple : qu’est-ce qui nous empêche de vouloir échanger notre vie contre celle d’un autre ? Les lettres nous soulèvent l’esprit parce que Cioran interroge l’état des choses, la culture, les sentiments, les actions, les doctrines. C’est un sceptique qui trouve le fardeau du doute aussi lourd que celui du croyant. Il a cette formule : « un croyant, sans la grâce, ainsi je me vois. »