En Saintonge avec Gustave Courbet
Le Cahier Courbet n°3 se referme sur une lettre de Champfleury. Critique d’art et ami de Gustave Courbet. C’est à ce titre qu’il justifie son refus de livrer les lettres du peintre à la publicité alors que s’ébauche un projet de publication de la correspondance de Courbet. Ce projet implique différentes personnalités de son entourage ; certaines sont présentées dans cet ouvrage qui étudie en profondeur deux aspects majeurs de la vie du peintre. D’une part, un séjour en Saintonge qui dura une année environ. D’autre part, une relation amoureuse qui devint conflictuelle. D’un côté, une tranche de vie paisible, marquée par l’amitié des hommes ; Étienne Baudry, son protecteur, Jules-Antoine Castagnary, Théodore Duret, négociant en Cognac et critique d’art, entre autres. Durant cette longue villégiature, les rencontres avec d’autres peintres – Corot, notamment – ont généré des œuvres qui furent rassemblées lors d’une exposition collective à Saintes en 1863, à la fin du séjour saintongeais de Courbet.
Mais revenons à cette lettre de Champfleury par laquelle s’est achevée notre lecture du Cahier Courbet. Le caractère problématique de la publication de la correspondance de l’artiste y est exposé très clairement. « C’est presque toujours une faute de publier la correspondance complète d’un homme célèbre, il est rare qu’il n’y perde pas ». Selon Champfleury, lire ces lettres ne pourrait que nuire à la réputation de l’artiste. Il les dit « accablantes par leurs enfantillages », évoque leurs incohérences, leurs grossièretés pour signifier leur manque d’intérêt. Mais c’est précisément, avec le recul, ce qui fera la valeur de Courbet dont la correspondance ne sera publiée intégralement qu’à la fin du XXe siècle. Un changement de regard aura rendu possible la publication des lettres de cet artiste majeur, mais sulfureux en son temps. Or, on le voit, ses proches se soucient de sa respectabilité. Quelques années après la mort de Courbet, sa correspondance est encore jugée dangereuse pour sa réputation. Car ses lettres révèlent un Courbet provocateur, agressif envers les institutions, parfois vulgaire ou brutal dans le ton, très explicite sur l’argent, le pouvoir, les stratégies de carrière. À la fin du XIXe siècle, il est trop tôt pour exposer cela au public. À cette époque, on a à cœur de construire des figures d’artistes morales et héroïsées. Donner accès à la réalité de Courbet est perçu comme compromettant.
C’est dans ce contexte qu’il faut considérer le conflit relatif à sa correspondance avec Mathilde. Le dossier est, dans la revue, intitulé Le roman de Mathilde. Ce sont moins les lettres qu’ils se sont échangées dont il s’agit ici que de la crainte qu’elles ne provoquent un scandale de mœurs pour Courbet, déjà attaqué pour sa responsabilité dans la destruction de la colonne Vendôme et critiqué pour son rôle actif pendant la Commune. Quelles sont donc les péripéties de ce roman de Mathilde ?
À l’hiver 1872, Courbet entretient une correspondance amoureuse avec une jeune femme. Elle s’appelle Mathilde Gorringe, il ne l’a pas encore rencontrée. Mathilde est née comtesse Montaigne Carly de Swazzema. Sa plume vive affiche des sentiments et une réelle attirance pour Courbet, qu’elle appelle son « cher amant ». Pourtant, le cercle de Courbet la considère comme une intrigante, une amoureuse professionnelle. On s’emploie à la dénigrer, à mettre en doute ses élans, à faire obstacle à sa relation avec le peintre célèbre et décrié qu’est Courbet.
Le Cahier Courbet apporte des éléments nouveaux sur la figure complexe de Mathilde et la relation enflammée qu’elle entretint avec Courbet. Les lettres publiées dans ce volume dévoilent la sensualité intense mais aussi les orages d’une passion amoureuse, le conflit qu’elle génère et la rupture définitive qui s’ensuit. Elles complètent la correspondance découverte à la bibliothèque municipale de Besançon, récemment éditée par Gallimard.
De novembre 1872 à mai 1873, Courbet adresse à Mathilde une quarantaine de lettres « très intimes » à l’hôtel parisien où elle loge avec sa domestique, 99, rue Neuve-des-Mathurins. Mathilde répond chaque jour dans la même veine que le peintre. Elle a peu d’argent, Courbet lui en envoie. Il semble convenu que leur correspondance pourra être publiée comme roman érotique en Belgique. Mais Courbet prétend, à l’inverse, qu’il aurait été abusé par cette jeune femme. Il la soupçonne d’une tentative d’escroquerie pour un manuscrit sans valeur qu’elle lui aurait confié.
Courbet subit-il l’influence de son entourage ? Sa passion pour Mathilde a pris soudain une toute autre tournure. Tout à coup, Courbet a le sentiment que son amante l’espionne pour le compte de la police. Il lui réclame ses lettres. Mathilde vient en mai à Ornans les lui rendre et réclamer son dû. Les documents présents dans les cahiers Courbet nous permettent de comprendre les détails et les revirements de cette affaire assez compliquée. On se demande, en effet, qui intrigue le plus. La jeune femme ou l’entourage de Courbet. Il est probable que ses amis et sa famille cherchent à protéger Courbet au moment où recommence la chasse aux sorcières. L’artiste, républicain militant – rappelons-le – est une cible pour les hommes au pouvoir, sous la présidence de Mac Mahon. Il est compréhensible que les proches de Courbet l’incitent à la méfiance. Notamment envers la jeune femme à laquelle il a adressé tant de propos luxurieux. Les lettres en sont la trace, un brûlot dangereux si elles venaient à être rendues publiques. On craint qu’à ses ennuis consécutifs à la reconstruction de la Colonne Vendôme s’ajoute un scandale moral à Ornans. Les griefs politiques pourraient être aggravés par une affaire de mœurs, c’est pourquoi divers noms de l’entourage de Courbet, les Patà, Édouard Ordinaire, Cornu et Brigot, Blondon, se liguent pour neutraliser Mathilde qui, selon eux, et sans doute à raison, représente un danger.
Si les lettres de Courbet n’ont pas été retrouvées, celles de Mathilde, en revanche, furent gardées par leur destinataire. Ce qui peut laisser penser que, malgré son rejet, il lui garda une place et que pendant son exil en Suisse, ses phrases d’amour et de débauche lui furent une compagnie. En effet, Courbet s’installe à La Tour-de-Peilz, au bord du lac Léman, en 1873. Ce n’est pas un choix mais une nécessité juridique et financière née de la répression qui suit la Commune de Paris. Il y meurt en 1877. Sa sœur Juliette Courbet s’occupera dès lors de la gloire de son frère.
Un des articles du Cahier s’intéresse à la transmission de deux œuvres de Gustave Courbet à des institutions muséales. Dans quel contexte et par quelle entremise ont-ils été confiés ? Deux personnages sont à l’œuvre dans cet épisode : l’ami Baudry, déjà rencontré dans l’évocation de la période saintongeaise, et la sœur de Courbet, Juliette. Ils se sont disputé la propriété de deux tableaux de Gustave Courbet, notamment Les demoiselles des bords de la Seine. Cette discorde dessine en creux un portrait de Juliette Courbet, caractérisée par un esprit de convoitise et un tempérament autoritaire. Elle les met au service de sa cause. Face à elle se trouve un Baudry, qualifié d’homme d’affaires très nonchalant. Les Demoiselles au bord de la Seine est un des tableaux les plus importants de Courbet. Juliette veut le reprendre à Baudry qui, pourtant, le lui a acheté. Sa démarche n’a d’autre visée que de transmettre l’œuvre dans une institution française afin de glorifier l’artiste qu’est son frère et le nom qu’ils ont en partage.