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Agata Tuszyńska, « Affaires personnelles ». par Corinne Amar

édition mai 2020

Articles critiques

Romancière, essayiste, poète, Agata Tuszyńska écrit aussi pour le théâtre, est journaliste –c ertains de ses reportages lui ont valu nombre de récompenses – vit à Varsovie. Elle est l’auteure d’une biographie d’Isaac Bashevis Singer (Singer, paysages de la mémoire, Noir sur blanc, 2002), de récits autobiographiques comme Une histoire familiale de la peur (2006) ou Exercices de la perte (2009), de Wiera Gran : l’accusée (2011), histoire de la chanteuse étoile du ghetto de Varsovie, dans le Broadway juif des années 1941-1942 ; ou encore, de La Fiancée de Bruno Schulz (2015) (publiés aux éditions Grasset). De chacun de ses livres, on peut dire qu’il est une enquête, de chacun de ces livres, on peut dire qu’il est marqué par l’histoire juive polonaise.

Elle fait paraître aujourd’hui aux éditions de L’Antilope, Affaires personnelles, cette fois-ci, remonte au mois de mars 1968, en Pologne, alors qu’une nouvelle vague antisémite secoue le pays, à peine vingt ans après l’extermination de six millions de Juifs, contraignant nombre de Juifs polonais, dont ceux qui ont vingt ans à cette époque, à se sauver pour sauver leur peau, abandonnant leurs « affaires personnelles », avec un document de voyage stipulant qu’ils n’étaient plus citoyens polonais. Ce sont ces voix, vivantes, dispersées à travers le monde, que l’auteure veut faire entendre cinquante ans après, d’autant plus bouleversée elle-même qu’elle a partagé sa vie quinze années durant avec l’un de ces témoins que la cicatrice de ce Mars n’a jamais cessé de faire souffrir.
Dans Une histoire familiale de la peur*, Agata Tuszyńska, née en Pologne dans les années 1950, évoquait son histoire personnelle et la façon dont elle avait découvert à l’âge de dix-neuf ans sa judéité que sa mère lui avait cachée afin de la protéger, et le fait qu’elle était fille d’une survivante du ghetto de Varsovie qui avait vécu une partie de la guerre cachée dans une cave. Vérité qu’elle avait reçue telle une épouvante – elle avait grandi dans une famille polonaise avec un père catholique – et qu’elle mit plus de dix ans à assumer, jusqu’à en faire non seulement un premier livre autobiographique mais la matière des livres qui allaient suivre. Comment appréhender, avec ce que permettent les mots, la reconstitution d’un pan entier de l’histoire de la Pologne après-guerre et l’antisémitisme polonais ?
« La guerre ne fait pas partie de mon expérience. Mars, non plus. Mais ces deux moments de l’histoire me concernent et me touchent. Ils sont les miroirs fondamentaux de mon identité. Je vois dans les deux des variantes de mon propre sort », écrit-elle, en préambule de ce récit choral d’émigrés de Mars 1968 – élevés dans les mêmes écoles primaires, avec les mêmes maîtres, les mêmes références culturelles, habitant le même quartier résidentiel, enfants d’une génération qui avait vécu la Shoah et le drame de la survie sous l’Occupation. Et les voilà, frappés à nouveau, devoir dire adieu à la Pologne pour toujours sur un quai de gare, quitter leur langue, changer d’identité, lutter pour exister en terre étrangère. Au Canada, en Amérique, en Suède, en France, en Israël… « [Miroir]. Witek Goliat : Bien sûr, je savais qu’on était juifs. Les antisémites nous le rappelaient suffisamment souvent. Les copains dans la cour disaient que pour un youpin j’étais sympa. » « Halka Rubinstein-Dunlop : Quand j’ai commencé à aller à l’école, mon père m’a expliqué que j’étais " d’origine juive ". Je lui ai demandé si c’était bien ou pas. Ça l’a énervé d’avoir une fille aussi bête, il m’a envoyé voir ma mère. Elle m’a longuement raconté l’histoire récente des Juifs. Je n’ai rien compris. Je ne sais pas comment on peut expliquer ça à un enfant. Elle a fini par se lasser puis m’a dit : Demain, quand tu iras à l’école, si quelqu’un t’insulte, frappe-le. » « Krzysiek Melchior : J’ai appris que j’étais juif quand j’avais dix ans. Je m’étais toujours demandé pourquoi mes copains d’école avaient une grande famille avec de nombreux parents alors que nous, on n’avait personne. Juste un père, une mère et des frères et sœurs. »
Ela Kofman (Elka), Rysiek Szulkin, Wytek Goliat, Ursula Hibner-Bonnet…, autant de noms porteurs d’histoires, autant de témoignages de ces enfants dont les parents avaient grandi pendant la guerre, dont certains avaient changé de nom, s’étaient fait faire de nouveaux papiers, avaient caché à leurs enfants leur identité, jusqu’à ce que ces derniers, au détour d’une circonstance, ne l’apprennent – des témoignages, longs comme une vie, ou brefs comme un songe. « [Famille]. Irena Bogusz-Gregori : Mon oncle le petit frère de mon père, a changé de nom lui aussi en rentrant d’URSS. Il ne pouvait pas porter le nom de Kaufman avec un frère au Comité central qui s’appelait Bogusz. Il logeait souvent chez nous. Un jour, j’ai vu son passeport diplomatique. Un passeport, à l’époque, c’était quelque chose. Je l’ai ouvert et qu’est-ce que j’ai lu ? Prénom des parents : Meir et Szeina… Je me souviens, maman était dans la salle de bain. Je suis entrée en hurlant : " Vous vous foutez de moi ou quoi ? " Comme mon père avant elle, elle a essayé de minimiser. C’est là que j’ai tout compris. »
Agata Tuszyńska réussit ce récit choral qui entremêle les voix de ceux qui se sont construits de nouvelles vies, et continuent, quelle que soit la langue de l’exil, de parler, entre eux, polonais. « Ils se sont reconstruits. Sans jamais cesser de se souvenir. »
Pour mieux appréhender ce que sa propre mère lui avait tu pendant des années de son identité, ce qu’elle n’était ensuite parvenue à dire à personne, Agata Tuszyńska lut tout de l’œuvre de l’écrivain polonais, Isaac Bashevis Singer (1902-1991), pour lui consacrer un essai biographique : Singer, paysages de la mémoire. Elle mit ses pas dans ceux de l’écrivain ignoré des Polonais jusqu’à son prix Nobel, en 1978, celui qui écrivait en yiddish, une langue que ne lisaient plus que quelques poignées de rescapés de l’Histoire. « Je suis arrivée en retard pour sa mort », écrit-elle dans Singer, Paysages de la mémoire, pour expliquer comment elle a enquêté. En archéologue de la mémoire et des lieux, elle sait aussi qu’elle écrit sur un monde disparu. Elle alla le chercher dans des villages polonais, des cafés de Tel-Aviv, des quartiers juifs de New York, en Floride où il était mort, en juillet 1991. Isaac Bashevis Singer avait quitté la Pologne en 1935, mais n’avait jamais éloigné ses personnages du petit peuple juif et de la misère de la rue Krochmalna, à Varsovie, où il avait passé une grande partie de son enfance.
Pour Libération, en novembre 2015, dans un entretien avec la journaliste, Natalie Levisalles, elle confiait ce qui la passionnait, bien en amont du travail fastidieux de l’écriture : « les idées, les voyages, chercher les gens, trouver des photos, des objets, des lieux, faire des interviews, c’est comme une enquête policière. En fait, j’ai toujours voulu être détective. On ouvre le mystère de la vie de quelqu’un – j’adore ».

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* Une histoire familiale de la peur, traduit du polonais par Jean-Yves Erhel, éd. Grasset, 2006.