FloriLettres

Lettres choisies - Alice Baxter & Frédéric Benrath

édition octobre 2022

Lettres et extraits choisis

De Frédéric à Michèle. 24 juillet 1970
De Paris à Cherbourg

Je pense à la peinture. Elle m’aide au dépouillement comme l’espace dirait Michaux.

 

De Michèle à Frédéric. 30 ou 31 août 1970
De Cherbourg à Paris

Au creux de la nuit
Il est parfois d’étonnantes coïncidences de pensée entre toi et moi.
Je ne t’ai jamais dit ma surprise quand tu m’as donné la gouache : l’âme de mon ombre, dissoute. (Que ce titre soit de toi ou de Michaux, l’important est que tu l’aies choisi). Quelque temps auparavant cette expression était venue en moi, je la trouvais très belle, mais sans trop savoir par où la prendre : l’âme de mon ombre… ou « l’ombre de mon âme » ? Et voilà que tu as choisi pour moi ! S’agit-il du hasard ? N’as-tu jamais imaginé la mer en train de brûler ? C’est un spectacle fascinant, qui me hante depuis deux nuits. Et les algues pétrifiées figées par le feu en plein mouvement, les cavernes abyssales mises à nu, enfin toute la beauté extraterrestre de ces fonds calcinés après ce merveilleux incendie marin. Toute vie disparue.
N’as-tu jamais imaginé une immense forêt en feu ? Mais pas ce feu destructeur et porteur de souffrance. Une flamme qui ne brûle pas, issue naturellement des pores de la terre. Une flamme qui, comme l’air, épouse toutes les formes qui s’y promènent. Je me suis promenée dans une telle forêt, aux abords du rêve. […]
Je trouve de plus en plus dans ta peinture un je-ne-sais-quoi empreint de mysticisme.

 

De Frédéric à Michèle. Postée le 29 septembre 1971
De Paris à Paris

« Moi comme une flèche
Issue de la nuit
»
(Georges Bataille)

Je n’arrive pas à travailler aujourd’hui, j’ai rangé mon atelier que les derniers jours avaient mis en désordre, j’ai tendu une toile et tout d’un coup sa blancheur m’effraie et… rien, l’absence.
Que la peinture soit un acte solitaire égoïste, réactionnaire, loin du peuple, en un mot non révolutionnaire, c’est un fait, une évidence.
Ce n’est pas cela qui m’importe mais :
« les difficultés
la malchance
une grande excitation déçue
»
(encore Georges Bataille).
Acheté aujourd’hui Une Histoire de rats, toujours Bataille.
J’ai aperçu en rangeant l’atelier mon « journal », pas écrit une ligne depuis que je suis ici. Dans le fond j’ai trop besoin de « quelqu’un » à qui je puisse m’adresser. Un journal c’est un miroir, je suis l’autre et cela me fait rire ou pleurer… […]
La peinture aujourd’hui c’est le refus de la peinture, demain ce sera la vie qui sera le refus de la vie. Cette démagogie à rebours est écœurante, avilissante. La grande satisfaction bourgeoise c’est cela, tuer l’art, mais si nous tuons l’art nous tuons la vie.
Qui peut prétendre que la procréation des êtres n’est pas un acte esthétique. L’art est lié à la sexualité par nature ce n’est pas de moi, mais l’art et la sexualité m’ont apporté assez de souffrances et de joies pour me permettre d’en parler. Les êtres sont grands dans l’art et l’amour par la dépersonnalisation et en marge des lois. Sinon que d’œuvres rentrées, que de désirs refoulés au nom du conformisme et de la peur.
« Il serait affreux de croire encore au péché, au contraire tout ce que nous faisons,
dussions-nous le répéter mille fois, est
INNOCENT
. » (Nietzsche 1881/1882)

 

De Frédéric à Michèle. 30 janvier 1972
Déposée chez moi à Paris

Très chère, j’ai bien trouvé ta lettre voici déjà quelques jours et j’avais très envie de t’écrire mais tu imagines combien l’exposition me prend, ce qui ne m’empêche pas de penser à toi… […]
Inconsciemment ma peinture s’est orientée vers une plus grande gravité, une plus grande austérité. Tu en connais l’essentiel, mais depuis j’ai peint des grands formats qui ne sont que plus baignés d’angoisse, non point subie, mais je le crois, par l’ivresse, exprimée et assumée. Il n’y a plus ni terre ni ciel, ni fin. Il y a l’infini et l’espace soufré ou glacé. Mais je pense que l’homme et la femme y sont potentiellement présents, non pas figurés. Mon geste peut-être à peine dévoilé est celui qui pénètre l’espace ou le corps, c’est tout un. Car en somme c’est l’acte qui compte et non l’image qui n’en est que le simulacre. Que la peur soit elle-même liée à l’amour qui lui, est un combat joyeux, l’ivresse même dont parle si bien Nietzsche.
Que tout cela soit entendu, ce n’est pas certain, peu, sinon toi et quelques autres savez le véritable mouvement de ma peinture qui est lié au mouvement de ma vie.
Je suis heureux du parcours effectué par ma peinture, heureux que cette exposition soit le reflet d’une exigence. Je n’ai pas peint une série mais je crois, je me suis ouvert à tout un monde de possibilités dont tout ce que j’ai vécu en est le germe et tu sais ce que je veux dire.
Ce sera pour moi l’exposition la plus exigeante que j’ai pu faire, la plus physiquement et moralement complète, mais heureusement une éternelle errance. L’errance et l’éternel retour de l’errance, elle-même.

 

De Frédéric à Michèle. 10 mars 1975
De Paris à Paris (de main à main)

Ce besoin de reprendre l’écriture, c’est déjà l’avant-propos de la peinture, une réflexion qui s’impose pour ramener la pensée en son lieu privilégié. La reprise de la peinture c’est un peu une douleur qui ne s’exprime pas, une peur aussi, très grande, inexprimable. Peut-être cette peur s’exprime-t-elle par la suite dans la peinture, ça je le crois, je n’y ai pas songé souvent mais aujourd’hui c’est présent. Une boule d’angoisse m’étreint, quand je ne peins pas j’ai l’impression d’avoir tout désappris. Je dirai même que cela se passe au niveau tout à fait élémentaire, technique. La substance colorée m’échappe, je n’y songe même pas, ou si j’y songe c’est très vague. Gris. Oui je songe au gris.
Quand je disais parfois que je peignais le gris c’était un songe, car aucun de mes tableaux récents n’est gris. C’est toujours du gris et quelque chose qui le mine, le pousse à être autre chose, vers le bleu ou le rouge, le rose, ou je ne sais trop. Mais du gris il n’en reste qu’une infime allusion. Je crois même que je n’y tiens pas tellement à ces tableaux qui ne seraient que gris, mais je véhicule cette idée en moi, comme pour ne pas songer à des tableaux qui sont en moi comme une potentialité d’une autre couleur.
(…)

 

De Michèle à Frédéric. Du 1er au 4 avril 1975
De Toulon à Paris

Mardi
Ta présence ici est forte, intense, comme l’image de ta peinture, deux tableaux Rose Désert et Objet Total ressurgissent en moi constamment sous le bleu glacé du ciel, poussé à l’extrême limite de lui-même, brouillard et transparence, métal et ouate à la fois. […]

Mercredi
Deux lettres de toi reçues ce matin. Je ne peux croire que nous étions si près l’un de l’autre sans pouvoir se rencontrer. Quelques centaines de mètres, un gouffre pourtant. « Les abîmes les plus étroits sont les plus difficiles à franchir », dit Nietzsche. Nous en savons quelque chose. Si un jour le « bonheur » nous est donné » de vivre « libres » (en employant ces mots avec l’immense prudence qu’ils nécessitent), je lutterai plus que jamais, avec une volonté décuplée, non seulement pour préserver, mais pour pousser le plus loin possible notre recherche affective, « spirituelle », littéraire et picturale. Si mes forces ne sont pas infaillibles, mon exigence l’est.
Moi aussi je pense beaucoup à Jean-Noël et à votre amitié. Si cette rencontre est bienfaisante pour toi, je sais aussi que de telles amitiés sont terriblement exigeantes, difficiles et dures parfois. J’en suis heureuse, car ceci est rare. Et je suis heureuse pour toi, vivre dans l’ombre d’une telle amitié est pour moi un privilège exceptionnel.

Jeudi
« J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve : par soustraction ».
(Barthes. Le plaisir du Texte)
J’écris pour me soustraire aux mots moi aussi, j’écris à la recherche de la « sensualité du langage », comme le dit si bien Barthes. […]
Je t’écris dans le désir de trouver des mots qui t’atteignent dans ton corps, qui traversent ta peau et circulent dans tes veines. Que le sang de l’écriture coule dans celui de la peinture, et s’y mêle.
Qui peut comprendre que là où on se rencontre il n’est pas de lieu, mais un devenir, une dérive, un passage. La permanence n’est qu’apparence. Ceux qui figent notre Aventure dans une forme arrêtée n’ont vraiment rien compris. La « forme » même du mariage est un immense piège social et humain, je refuse de me laisser couler à jamais dans ce moule illusoire et paralysant. […]
Je crois que le permanent apparent qui nous lie n’est permanence que pour les autres. Pour moi, si permanence il y a, c’est celle d’un perpétuel devenir, d’un risque renouvelé à l’infini.

Vendredi
Ici, le bleu du ciel m’accable par son intensité, me fatigue, me repose, m’inonde, me répand, me dissout et me concentre. Tendu, métallique, il absorbe autant qu’il renvoie. Crois-tu qu’on peut s’enivrer d’une couleur, d’une certaine lumière ? Je connais ta réponse. Moi, sous ce bleu, je tangue, je vacille, je rêve. Les nuits s’accumulent, se chargent d’images. Et je rêve ta peinture, ta solitude, l’amour.
Je t’écris parce que le bleu implacable du ciel me renvoie l’image de ta peinture et le sans-fond de ton regard. Je t’écris parce que je t’aime, et que j’aime écrire, l’écriture est une sécrétion de moi-même, une respiration. […] J’écris sur ton corps des mots qui seront vite effacés par mon corps. J’écris dans ta peinture des mots qui ne se voient pas.
C’est ce côté secret, caché, gommé, voilé de l’écriture, qui me cherche, et que je cherche.
J’aime les mots qui se cachent sous les ratures et les effacements.
J’aime les gens qui cherchent leurs mots, et parfois même les oublient, ou les perdent. J’aime le silence grouillant de vibrations. Et pourtant j’aime aussi les mots qui s’amusent, qui dansent, qui volent, qui perdent leur temps, pour le simple plaisir. J’aime le grain des voix qui se consument au plaisir. J’aime aussi l’espace de l’écriture, le papier comme matière, la blancheur comme espace.

 

De Frédéric à Alice. 5 avril 1976
De Paris à Paris

Je suis venu et revenu avec Lewis Carroll pour retrouver Alice.
Hélas point d’Alice, donc point de merveilles et je m’en retourne un peu grotesque, mais je veux penser que ce temps de l’attente est celui qui se nourrit d’un peu de bonheur et l’espoir au cœur.
Je suis tout surpris moi-même de ma propre vigilance sans l’assurance certes de savoir sur quelle route tu es, et surtout si ce maudit CAPES ne t’a pas blessée si profondément que tu ne puisses revenir dans ton terrier ô mon Alice !
Dirai-je la jouissance de l’attente, et pas de jouissance sans le cristal de la peur… […]
Oui je lis Alice au pays des Merveilles je me souvenais bien mal de ce merveilleux-là, et je le découvre autrement, décidément Deleuze a raison, on lit autrement et c’est joyeusement que je le constate. N’y aurait-il pas dans notre démarche, l’écriture et la peinture, un peu de « merveilleux ». Mais si j’ai scrupule à manier (manipuler ?) ce mot, il me plaît de plus en plus, et puis l’idée, tiens, du terrier où Alice se précipite. Je comprends J.N. qui a généreusement et excessivement parlé d’Alice au sujet de mes derniers tableaux et de l’idée que je voudrais inscrire à mon exposition future – celle de confronter d’immenses tableaux, tels ceux de Rodez, et de petits, tels ceux que tu connais. Passer par le terrier ou franchir comme Gulliver d’immenses contrées. Nous restons décidément dans cette relation étroite avec le dedans et le dehors.
(…)
Sur ce, je t’embrasse ô mon Alice, à très bientôt.

 

D’Alice à Frédéric. 25 avril 1977
Entre Cherbourg et Paris

« Quel est ce mal ? Le mien ? » demande le Vice-Consul à Anne-Marie Stretter. « L’intelligence », lui répond-elle. Ces mots m’ont toujours profondément troublée car je sens leur criante vérité en moi. Anne-Marie Stretter, qui pleure toute la souffrance du monde dans ses larmes. Il y a dans la femme un immense pouvoir émotionnel qui, sans être exclusivement sensuel, mêle intimement les sens et l’intelligence. Il s’agit là d’une force, et non pas d’une faiblesse, comme on veut trop souvent le laisser croire, lorsqu’on ne veut y voir qu’une sentimentalité au rabais, une sensiblerie de « midinette », comme tu dis si justement et là-dessus je suis bien d’accord avec tes propos. Malheureusement la pensée de la femme, la pensée femme porte un lourd atavisme. Si les larmes coulent plus au féminin qu’au masculin, il y a bien des raisons à cela qu’il ne faut pas mésestimer. Je ne parle pas des larmes-armes, moyen de défense ou de chantage. Je parle des pleurs qui sont l’explosion d’une trop lourde charge émotionnelle. Après tout, l’eau est un élément typiquement féminin, j’aime beaucoup la manière dont tu en parles dans tes dernières lettres. Les larmes sur un visage de femme, c’est un peu comme la pluie dans un ciel d’orage. Deux écoulements de même nature. […]
Oui, ces pleurs intérieurs sous la douleur mentale lancinante, je les connais bien. Douleur mentale, blessure affective dans le rapport au monde. Je ne restreins pas le domaine affectif au seul lien avec un autre être, mais je dirai qu’il désigne tout rapport « électrisé » avec le monde, phénomènes irrationnels d’attraction et de répulsion, pôles positifs et négatifs où la sensibilité ne peut se séparer de l’intelligence.
« Quel est ce mal ? Le mien ? »…
Étrange complicité que je vis avec ces femmes (Virginia Woolf et Marguerite Duras) dans leurs écrits. Ce n’est probablement pas un hasard que je situe ma douleur à travers l’opacité de l’écriture. (…)