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« Le Désir » • Texte de Gaëlle Obiégly

édition mars 2021

Articles critiques

Désir fait partie d’une liste de mots que j’emploie avec timidité. Ce n’est aucunement par pudibonderie. Mon embarras tient plutôt à mon ignorance. Je n’ai jamais trop compris ce que c’est, le désir. Du moins, sa signification ne me dit pas grand-chose. Tandis que ses manifestations et ce que le désir fait de nous : ça, oui, je le vois. Et ce que nous faisons de notre désir, comme c’est passionnant. N’est-ce pas le fluide même de la littérature, du cinéma, de la vie ? La vie, d’une façon ou d’une autre, est reversée à tout ce que l’on crée.

C’est un mot que j’emploie peu, disais-je. Parce que je ne le comprends que vaguement. Mais l’ai-je sondé ?

Vu de l’extérieur, il ressemble à “désert”. Pour les non francophones la confusion doit être fréquente. On les entend parfois arpenter le désir, s’y perdre. On les voit aussi s’avancer dans le désir. De même que je confonds en italien omoplate et boîte, quand on débute en français on dit souvent désir au lieu de désert. Et vice versa.

S’avancer à la fois dans le désir et dans le désert, c’est ce que fait Marlene Dietrich dans le film Morocco, un éblouissant film de Sternberg. Elle s’appelle Amy Jolly, elle est chanteuse polyglotte dans les bars. Prostituée, sans argent, audacieuse, libre. Elle tombe amoureuse de Gary Cooper. Il s’appelle Tom Brown dans le film. Il est légionnaire. Il y a du badinage et, à la fin du film, un engagement absolu. Amy Jolly mue par son désir pour Tom Brown pénètre le désert où, lui et son régiment, partent au combat. Ils sont équipés pour cette traversée. Elle y va pieds nus, galvanisée par son désir. Elle aurait pu faire un beau mariage. Un richissime Français l’aime ; au point de l’accompagner dans son amour pour l’autre. Il y a une scène où en plein dîner mondain, alors qu’elle se hisse au sommet de l’échelle sociale, elle a un sursaut en entendant la compagnie des légionnaires au dehors. Elle fantasme Tom. Et c’est moins l’amour que le désir qui se manifeste alors. Marlene Dietrich ouvre grand les yeux, tend son cou, et ses narines palpitent. Elle se lève de table. Elle bondit de sa chaise ; avec un tel empressement que se rompt le luxueux collier de perles qui vient de lui être offert par son fiancé. Il réussit toutefois à la remettre dans la cage dorée convoitée par tant d’autres. Mais, de nouveau, quelques séquences plus tard, Amy Jolly redevient animale. Visage inquiet, gestes nerveux, elle incarne l’intranquillité du désir. Marlene Dietrich a donné une interprétation juste du désir. Rien de lascif, au contraire. Rien de sensuel, pas d’abandon, mais une force motrice. En effet, le désir vous donne une telle puissance d’être qu’il peut vous faire choisir le désert, la pauvreté, la souffrance, la mort plutôt que le confort, la position sociale. Elle ôte ses chaussures, s’avance dans le désert, rejoint les femmes des soldats qui les suivent. Elles portent chacune un baluchon. Elles tiennent un animal par la corde. Des chèvres, des ânes. De toutes ces femmes, Amy Jolly est la plus démunie mais elle marche fermement, sans aucune protection contre la tempête de sable ni contre le soleil. Elle saisit la longe d’une chèvre et la tire. Et l’on voit la bête réticente se mettre à marcher avec élan, à la cadence d’Amy Jolly qui n’est plus personne. Et qui est, justement, par son acte fou, devenue une héroïne. Pour la jouer, Marlene Dietrich a probablement observé des chats. Car il y a une similitude entre ses bonds, son visage sans expression, ses épaules nerveuses et les postures du chat qui guette une proie qu’il désire déchiqueter.  

Mais peut-on parler de désir pour un chat ? Le chat entend l’oiseau sous la fenêtre. Il ne l’écoute pas, contrairement à moi qui prête l’oreille de manière désintéressée. Le chat détecte la présence d’un oiseau dont il veut s’emparer. L’oiseau est pour le chat une proie potentielle. Mais comme le chat est enfermé, certes dans une cage dorée, cette proie potentielle est surtout un fantasme. Car il ne pourra pas posséder cet oiseau qu’il veut pourtant très fort. Il ne s’agit au départ non pas d’un désir mais d’un besoin, c’est-à-dire d’une nécessité de se procurer quelque chose d’essentiel à sa vie. Mais le chat est nourri avec des croquettes et il est enfermé dans un appartement. Il y est à l’aise. On le considère. On est plein d’attentions pour lui. Il n’a plus besoin de chasser les oiseaux pour s’en nourrir. Cependant cet instinct de prédation demeure. Seulement ce n’est plus le besoin qui détermine le chat mais le désir. Le désir anime le chat. Son joli corps est tendu au-dessus du vide. Il ne peut pas sauter car des filets le retiennent. Ils ont été posés pour sa sécurité. Son bien-être a-t-il transformé les besoins de l’animal en désirs ? Je ne sais pas si l’on peut dire que l’animal a des désirs, ce serait l’humaniser tout à fait. Mais il y a chez lui un substitut du besoin qui ressemble fort au désir tel que le joue Marlene Dietrich. Le désir donne de la vitalité, au chat et à Dietrich. Il et elle font des bonds ; respirent fort ; courent. Je vois le chat qui tout à coup ignore sa gamelle, son jouet à plumes et les caresses. Il est mu par le désir, c’est-à-dire par l’envie de quelque chose qui n’est pas essentiel. Qui n’est plus essentiel, vu qu’il est nourri. Ce à quoi il aspire n’est pas essentiel à sa survie. Et l’envie de cette chose qui n’est pas essentielle, c’est précisément ce qui le rend si vivant. Si tu satisfais les besoins du chat, tu transformes sa vie. Il est humanisé. Il a une super vie. Tous ses besoins sont comblés par quelqu’un qui travaille pour lui. Le chat s’adonne à la chasse s’il lui est possible de sortir et d’arpenter les environs ; mais sans nécessité aucune. Il n’a pas à se nourrir. Il chasse par vice. Tous les mouvements du chat perdent leur finalité. Il se meut gratuitement. On contemple sa chorégraphie, ses déplacements inessentiels, on contemple les effets du désir.

Le désir chez nous autres, c’est l’appétit pour ce qui n’est pas essentiel à la survie. Est-ce que, pourtant, nous ne devons pas notre vitalité à ça, au désir ? Dans Les Récits de Sébastopol, qui est une sorte de reportage que Tolstoï a écrit sur la guerre de Crimée à laquelle il a pris part comme soldat en 1855, il y a un chapitre consacré à un homme victime de son désir. C’est une toute petite histoire où l’on fait connaissance avec un officier pantouflard. Il avait une très belle position. Il allait faire un beau mariage. Il avait acquis une magnifique maison qu’il avait mis huit ans à meubler avec le bon goût de l’époque. Il gagnait pas mal d’argent. Et tout irait de mieux en mieux. Mais tout à coup il a été pris d’un désir de gloire. Il s’est produit en lui une sorte de révolution. Cet homme menait une existence tranquille dans une ville de province où il y avait une école militaire. Il lisait des reportages dans les journaux et des lettres, des récits sur les exploits des héros de Sébastopol parmi lesquels se trouvaient d’anciens camarades. Il veut tout à coup lui aussi des lauriers immortels. Il se sent soudain enflammé d’un désir de gloire. Le voilà qui fait une demande pour aller au champ de bataille. Il veut se rendre à Sébastopol, là où ça pète le plus. Mais son affectation tarde et dans l’attente son désir s’éteint. Sa fièvre a totalement passé quand il est enfin envoyé au champ de bataille. Son désir a fait place à la peur. Son désir s’est éteint peu à peu à mesure qu’il s’approchait de Sébastopol où il lui faudrait affronter la mort violemment. Il s’est même mis à ralentir sa progression vers le champ de bataille, à chercher des moyens de ne pas y parvenir. Le désir de gloire l’a mis en chemin puis la poltronnerie lui fait trouver mille ruses pour ne pas aller à la mort. Est-ce que Tolstoï veut dire que la gloire est conditionnée par la mort ? Pour obtenir la gloire tu dois renoncer à quelque chose ? Pour être une héroïne, Amy Jolly doit renoncer au confort. Est-ce conciliable avec l’hédonisme de notre époque – où, selon les publicités qui l’illustrent, le désir est synonyme de plaisir ?

 

Livres de Gaëlle Obiégly

·  Petite figurine en biscuit qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique, Gallimard-L'Arpenteur. 2000.

·  Le Vingt et un août, Gallimard-L'Arpenteur. 2002.

·  Gens de Beauce, Gallimard-L'Arpenteur. 2003.

·  Faune, Gallimard-L'Arpenteur. 2005.

·  La Nature, Gallimard-L'Arpenteur. 2007.

·  Petit éloge de la jalousie, Folio, 2008.

·  Le Musée des valeurs sentimentales, Verticales, 2011.

·  Mon prochain, Verticales, 2013.

·  N'être personne, Verticales, 2017.

·  Une Chose sérieuse, Collection Verticales, 2019.