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Henry David Thoreau, Correspondance générale. Tome III. Par Gaëlle Obiégly

édition octobre 2020

Articles critiques

Il y a plusieurs manières d’évoluer dans une correspondance. On peut suivre la chronologie des lettres ou bien prendre un chemin plus sinueux, qui contournera les dates, pour observer une relation. Puis, cette lecture faite, on revient au début pour s’engager dans une nouvelle expédition avec un autre correspondant. L’intérêt de cette correspondance de Thoreau, dont voici le troisième volume, tient à la multiplicité des voix. Ce sont des figures de leur époque, face à un homme qui se tient en retrait de la société. Ou, selon ses mots, qui « l’a avalée d’une seule bouchée ». Il incarne sa philosophie. Une philosophie de la simplicité qui prône aussi un affranchissement de l’identité politique et sociale de l’Amérique.
Parmi les correspondants de ce troisième tome, on rencontre Thomas Cholmondeley qui est l’inverse de Thoreau. C’est un jeune patriote anglais. De Salop, en Angleterre, en janvier 1855, il écrit à Thoreau qu’il est devenu capitaine dans la Milice et que cela le conduira en Crimée, où des troupes anglaises et françaises sont au front. Depuis 1853, elles font face aux troupes de l’Empire russe. C’est une guerre de siège, racontée par Tolstoï dans Les récits de Sébastopol. Elle est particulièrement meurtrière, moins en raison des combats, que de l’attente dans d’effroyables tranchées où l’épidémie de choléra décime les soldats. Néanmoins, Cholmondeley « piaffe d’impatience » à s’y rendre. Pour y faire un service actif, et toute sa lettre à Thoreau expose un tempérament passionné où l’on reconnaît aussi les personnages littéraires d’une certaine époque. Le rêve de sa vie, dit-il, c’est : « une magnifique communauté ». Sans cela, la vie lui paraît vaine. Le mot de communauté, ici, désigne peut-être un mode de vie collectif mais surtout le commonwealth qui désigne un communauté démocratique reposant sur le Bien public. C’est ce à quoi il aspire alors que l’Angleterre tire un profit maximal de la Révolution industrielle. Henry David Thoreau répond à cette lettre qu’il est, lui, « rien moins qu’un politicien ». Il prend ce mot de communauté dans un autre sens et s’en tient à distance. Contrairement à Cholmondeley, il « rêve naturellement d’une magnifique vie secrète. » Ce sont des correspondants qui se parlent avec franchise, énonçant leurs divergences. Moins soucieux de se séduire avec des courtoisies que de s’exprimer pleinement.
Depuis la parution en 1854 de Walden ; or, the Life in the Woods, Thoreau bénéficie d’une certaine aura. Cette situation est dite dans la lettre de Franklin Benjamin Sanborn adressée le 30 janvier 1855 à l’auteur nouvellement illustre. Thoreau vit dans le Massachussets, à Concord, ville qu’il a rendue célèbre. Désormais on regarde « dans la direction de Concord comme vers une sorte de Mecque ». Sanborn se réjouit du succès de Walden grâce auquel le nom de Henry David Thoreau s’est fait connaître là où on l’avait rarement entendu avant. S’il se montre plein de gratitude pour le point de vue de Thoreau sur la nature et les belles descriptions qu’il en donne, Sanborn qui s’apprête à ouvrir une école à Concord, déclare dans la même lettre que sa philosophie en revanche « ne vaut pas un fétu de paille ». Sanborn éditera les dix volumes des Ecrits de Henry David Thoreau et lui consacrera une biographie comme aux principaux membres du Transcendantalisme, mouvement littéraire et philosophique fondé aux États-Unis dans la première moitié du XIXème siècle. C’est Emerson qui en est le fondateur. L’idée maîtresse de ce mouvement est une croyance – ou une vision. L’homme face à la nature contemplerait quelque chose d’aussi magnifique que sa propre nature. Thoreau, qui arpente de nombreux paysages, parle dans une lettre de la bonté d’un sommet enneigé, de la douceur de la glace. Sur les traces d’Emerson – l’auteur de Nature, son ami de longue date –, moins présent dans ce volume de la correspondance que dans le précédent, Thoreau, plus praticien et plus poète que son mentor expérimente la symbiose de son être avec la nature. L’usage qu’il fait de la nature, on en a de nombreux exemples, pas seulement dans son œuvre, mais aussi dans les lettres. Ainsi, on lit dans la lettre 713, datée du 24 septembre 1860, adressée au docteur Montgomery Smith Jackson : « Il y a environ deux mois j'ai pris ma hachette, ma couverture et des provisions et je me suis installé pendant six jours et autant de nuits au sommet du Monadnock dans le New Hampshire afin que le mont avec ces rochers sa faune et sa flore aient le temps de s'imprimer en moi. »
Lors de ses excursions, il observe les moindres éléments du paysage. Son intérêt pour l’Histoire naturelle le conduit à partager sa connaissance par le biais de textes, de conférences, de lettres ou d’une invitation à Concord pour y voir telle créature en sa possession. À Eben Jenks Loomis, il propose de montrer une tortue. « J’ai une tortue qui semble être une Sternothaerus, mais ce n’est pas la Sternothearus odoratus de nos rivières. »
Les relations épistolaires de Thoreau font apparaître une volonté de transmettre son savoir, son expérience. Dans le même temps, on le sent épris de solitude et de « vie secrète ». L’un de ses correspondants réguliers est Horace Greeley qui espère voir Thoreau devenir l’enseignant de ses enfants. Une partie de leur échange tourne autour de cette offre d’emploi. Thoreau est invité à instruire par des conversations familières orales en marchant par les champs et les bois car il est possible que ce ne soit pas très bon de rester toujours confiné. Les parents espèrent que l’intérêt et l’amour pour ces trois enfants-là « supplanteront bientôt toutes les stipulations formelles », autrement dit le cahier des charges de l’enseignant. Thoreau dans une lettre suivant ces injonctions à la souplesse pédagogique annonce son tarif. Il est au-dessus de ce que l’on comptait le payer, mais cette demande est acceptée. Finalement, Thoreau refuse ce travail en raison de l’âge des enfants. Il dit n’avoir aucune envie d’enseigner à de si jeunes enfants. Autrement, le philosophe gagne sa vie de diverses manières. Il est arpenteur, notamment. Et il prononce des conférences. C’est par les lettres échangées avec Harrison Gray Blake que l’on sait sa manière de composer ses conférences. Il rassemble ses pensées afin de les lire à l’assemblée. Il les rassemble, il les met en forme. Elles sont destinées à « délasser », à « distraire » les gens. « J’apprends toujours, je n’enseigne pas, me nourrissant toujours plus ou moins comme un omnivore, broutant tiges et feuilles. » Thoreau tire des merveilles des choses ordinaires qui s’offrent à sa vue. Ainsi, il fait le récit d’une nuit passée à traîner dans les rues de Worcester. Le 6 décembre 1856, il raconte à celui qu’il appelle Mr Blake, ce qu’il a vu durant sa promenade nocturne. « J’ai arpenté Main street à 5h30 dans le noir. » La solitude très peuplée qui caractérise la nuit est aussi propice à l’envol que celle des forêts, se dit-on en lisant ce récit. Plusieurs choses se sont passées, qui ne sont pas consignées dans le Transcript, c’est-à-dire dans le journal local. Et Thoreau de montrer une chatte attrapant une souris pour la donner à ses chatons qui en font un jeu, de peindre une autre scène de soins maternels. « J'ai vu aussi un jeune Irlandais s'agenouiller devant sa mère, comme pour une prière, pendant qu'elle ôtait une poussière de ses yeux avec sa langue. »


Henry David Thoreau
Je m’offre comme un correspondant encore plus rare – Tome III (1855-1862)
Correspondance générale de Thoreau en trois volumes. 3e et dernier volume.
Éditions La Part commune, 663 pages, 24 septembre 2020.

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