FloriLettres

Entretien avec Pauline Basso, Adèle Godefroy, Mireille Calle-Gruber. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition mars 2024

Entretiens

Pauline Basso
Doctorante en littérature française au sein de l’équipe Handling, Pauline Basso prépare une thèse autour des gestes d’assemblages d’écrivains (Michel Butor, Marguerite Duras et Claude Simon) et de leurs processus créatifs.
Adèle Godefroy
Adèle Godefroy est photographe, enseignante et chercheuse. À la suite de sa rencontre avec Michel Butor en 2013, elle a fait une thèse sur l’étude des interactions entre la pratique photographique du poète et son écriture. Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture créative tout en poursuivant sa pratique personnelle de la photographie.
Mireille Calle-Gruber
Mireille Calle-Gruber est écrivain, professeur de littérature et esthétique à La Sorbonne Nouvelle. Elle a notamment publié la biographie de Claude Simon Une vie à écrire (Seuil, 2011) et Claude Simon : être peintre (Hermann, 2021) ; l’essai Pascal Quignard ou Les leçons de ténèbres de la littérature (Galilée, 2018) et dirigé le Cahier de L’Herne Quignard (2021) ; elle a édité les Œuvres complètes de Michel Butor en 12 volumes (La Différence, 2006-2010) et créé les Cahiers Butor dont le troisième numéro paraîtra à l’automne 2024. Elle est l’auteur de cinq romans dont Tombeau d’Akhnaton (réédition HDiffusion, 2019) et d’un récit-scénario Le Chevalier morose (Hermann, 2017) coécrit avec Michel Butor. 


Pauline Basso, comment est née l’idée de constituer cet ouvrage qui rend compte pour la première fois des cartes postales de Michel Butor ?

Pauline Basso : 
Ce livre s’inscrit dans un projet de recherches plus large, dirigé par Anne Reverseau à l’Uclouvain (Université catholique de Louvain) qui s’intéresse au maniement, à la manutention et à la manipulation des images par les écrivains, du XIXe siècle à nos jours : Handling[1], dans lequel mes recherches s’inscrivent. En effet, je m’intéresse à l’influence de la manipulation d’images par les écrivains (en particulier Michel Butor, Marguerite Duras, Claude Simon ou encore Henry Bauchau) dans le processus d’écriture. En consultant les archives de Dotremont pendant le confinement, je suis tombée, un peu par hasard, sur des cartes postales envoyées par Michel Butor et j’ai été tout de suite frappée par le soin accordé aux assemblages et par la diversité des matériaux utilisés par l’auteur. Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que personne n’avait encore exploré cette pratique butorienne qui me semble pourtant centrale dans son œuvre : j’ai alors eu l’idée de leur consacrer un livre qui ne se concentrerait pas sur le contenu de la correspondance (ce qui avait déjà été fait), mais sur sa forme et qui s’attacherait à insister sur les matières, sur les gestes que convoquent leur réalisation ainsi que leur lecture ; ce qu’Adèle Godefroy a su faire admirablement. J’ai eu la chance qu’Anne Reverseau me fasse confiance et accepte de financer le projet et d’avoir le soutien de Mireille Calle-Gruber ainsi que la confiance de Colette Lambrichs.

Michel Butor, qui a collaboré avec de nombreux artistes, a réalisé ces « assemblages de cartes postales », ainsi les nommez-vous, à partir d’un jeu de papiers et de matériaux divers. Quand débute cette pratique épistolaire qui entretient un rapport étroit avec l’œuvre d’art et quelle en est l’évolution ?

P.B. : Il s’agit là d’une vaste question, rien que mon choix d’appellation pourrait faire l’objet d’un développement dans la mesure où il n’y a pas de consensus sur la manière de nommer cette pratique. D’après mes recherches, cette pratique remonte aux années soixante, lors de son voyage à Albuquerque. Au départ, il s’agissait de cartes de vœux[2] réalisées avec le matériel de couture de son épouse, Marie-Jo. Selon Butor, comme cela a amusé ses amis, il a continué et n’a plus jamais abandonné cette manière de faire. Au fil du temps, la technique s’est perfectionnée et les matériaux utilisés se sont diversifiés : petit à petit, des cartes routières, des papiers collants japonais ou encore du scotch d’électricien ont fait leur entrée. Ce qui n’était au départ qu’un jeu, un délassement comme le disait Butor, est devenu un point central de son organisation[3] (il y consacrait son jeudi après-midi) et a rejoint l’œuvre littéraire. La contiguïté des pratiques apparaît relativement tôt : il confie à Roger-Michel Allemand[4] que ses assemblages de cartes postales rejoignent ce qu’il a cherché à faire dans Mobile. Cette correspondance est devenue pour lui un moyen d’expression artistique à part entière[5] au point de devenir une illustration de l’un de ses propres textes[6] dans Ruines d’avenir.

Quels sont les différents types de papier utilisés, les différents matériaux ?

P.B. : À l’image de la diversité des formes que peut prendre l’œuvre littéraire butorienne, sa correspondance fait appel à des matériaux très divers, comme le montre l’échantillon présenté dans l’ouvrage. Peu à peu, les fils de coton laissent la place à du scotch d’électricien découvert aux USA (qui donnera lieu à un jeu avec ses correspondants, certains lui en offrant pour son anniversaire), du papier collant japonais, du papier végétal ou froissé, des cartes routières ou encore des morceaux de calendriers. Les cartes postales utilisées comme point de départ se modifient elles aussi afin de laisser la place à des reproduction d’œuvres de Michel Butor avec d’autres artistes. En effet, certains de ses poèmes qui accompagnent des photographies ou des peintures ont été reproduites en cartes postales au format A5 et ont ensuite servis de base à des assemblages pour la correspondance de l’auteur. La diversité des matériaux utilisés montre l’intérêt qu’avait l’écrivain pour les différentes matières et textures, mais rejoint également sa manière de créer les livres de dialogue : faire advenir une œuvre de ce que d’autres qualifient de « déchets[7] ».

Qu’apporte cette correspondance – œuvres plastiques et textuelles – à l’étude de la production littéraire de Michel Butor ?

P.B. : Vous touchez là à l’essence même de mon travail de recherche. Il existe, à mon sens, deux points centraux dans l’œuvre butorienne qui le sont également dans sa pratique de la correspondance : le rôle donné à l’Autre ainsi que l’approche spiralaire. L’écrivain a collaboré avec énormément d’artistes et reprenait beaucoup de ses textes afin de les republier ailleurs ou de les retravailler ; à ce titre ses Œuvres Complètes constituent un véritable labyrinthe ! De la même manière, il n’hésite pas à reprendre des reproductions d’œuvres en collaborations pour accueillir sa correspondance ou utilise une carte envoyée par un artiste pour ensuite la découper, l’assembler à d’autres et lui renvoyer. De plus, s’intéresser aux gestes effectués lors de la création de ces assemblages permet de comprendre la construction d’ouvrages plus complexes tels que Boomerang ou encore 6 810 000 litres d’eau par seconde. Enfin, étudier la correspondance de Michel Butor et construire un tel ouvrage, c’est aussi et avant tout en rencontrer les destinataires : échanger avec les artistes qui ont travaillé avec lui a été d’une très grande richesse et m’a permis de cerner l’importance de la plasticité dans son œuvre, ce qui permet de lire différemment un livre comme Mobile, dans lequel les blancs font partie intégrante du texte. Selon moi, cette pratique, qui permet de se faire rencontrer concrètement la plasticité et le texte est au centre du projet littéraire butorien qui est de « rendre visible ce monde qui est là, mais que nous sommes incapables de voir[8] ».

....................

[1] This project has received funding from the European Research Council (ERC) under the European Union's Horizon 2020 research and innovation program under grant agreement N° 804259.
[2] Michel Butor et Emès-Manuel Matos (de), « Entretien », dans 1001 livres d’artistes. Le livre de dialogue dans l’œuvre de Michel Butor, Marseille, Atelier Vis-à-vis édition, 2009, p.70.
[3] Michel Butor et Catherine Flohic, À l’écart, film réalisé par François Flohic, Argol éditions, 2009.
[4] Michel Butor et Roger-Michel Allemand, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, 2009, pp. 184-185.
[5] Butor confie que cela lui permettait de se « faufiler dans un autre atelier ». Michel Butor et Emès-Manuel Matos (de), « Entretien », op cit.
[6] Pour plus de développement sur cette question, voir : Pauline Basso, « Se saisir de la littérature en couleurs : Michel Butor en artisan », dans Corentin Lahouste et Marcela Scibiorska (dir.), Hapticité : quand l’image touche la littérature, Textimage n°16, printemps 2023 [en ligne : https://www.revue-textimage.com/22_hapticite/basso1.html].
[7] Mireille Calle-Gruber, « L’invention du livre. Au commencement était la blessure. À propos des brouillons illuminés de Michel Butor », dans Andrea Oberhuber et Sofiane Laghouati (dir.), Blessure du livre : écrivains et plasticiens à contre-emploi, Textimage, n°11, automne, 2019 [en ligne : http://www.revue-textimage.com/17_blessures_du_livre/calle-gruber1.html]
[8] Michel Butor et Roger-Michel Allemand, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, 2009, p.22.

Adèle Godefroy, dans votre thèse de doctorat qui portait sur Le Prétexte photographique dans l’écriture de Michel Butor, vous avez réfléchi notamment aux rapports multiples entre l’image et le texte… Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Adèle Godefroy : Je crois que l’idée de la thèse a surgi lors d’une conversation avec Michel Butor à l’Écart : en 2014, l’écrivain m’avait invitée à venir consulter ses négatifs photographiques, alors non connus du public, chez lui à Lucinges. Nous avons beaucoup échangé sur les questions des rapports entre image et texte. Puis il m’a dit ceci, à propos de son écriture : « Je ne me suis pas beaucoup servi de ces images. Je me suis servi du fait que je les avais faites. C’est autre chose[1]. » Une énigme ! D’autant que j’ai constaté par la suite combien l’immense bibliographie critique relative à son œuvre n’avait que trop peu pris en compte les liens multiples que Michel Butor entretenait avec plus d’une centaine de photographes. J’ai interrogé, parfois in situ, les différents usages que Butor faisait des images : quel rôle l’écriture peut-elle jouer pour la photographie et vice-versa ? La façon dont Butor insère son texte sur la page diffère selon les collaborations : en guise de préface ou d’introduction, à côté ou sous l’image, sur une autre page en vis-à-vis, dans la marge… On est loin du modèle classique de l’ekphrasis : même si Michel Butor parle du « défi » de l’image, parfois même de son « affrontement », c’est d’abord moins pour rivaliser avec elle que pour écrire avec elle. La photographie a été un pré-texte, qui a permis l’émergence d’écritures foisonnantes : j’ai montré dans ma thèse qu’elle avait d’abord été pour Butor un outil pour apprendre à voir, qui a installé durablement en lui un « viseur dans la tête », avant d’être une source d’inspiration inépuisable dans ses compagnonnages avec les artistes.

Vous avez rencontré Michel Butor en 2013, puis vous l’avez photographié à sa table de travail, à Lucinges. Pourriez-vous nous présenter sa pratique photographique sur laquelle il est resté discret ?

A.G : C’est en tant que photographe que j’ai rencontré Michel Butor, et au départ, j’ai découvert son univers par le biais de son petit livre Butor Photographe Archipel de lucarnes (2002) : ce livre est passé relativement inaperçu… Butor y fait un bilan pour la première fois de ses dix années de pratique photographique. Tout a commencé à Paris où il s’est exercé à utiliser le Semflex pour préparer ses voyages futurs. Il parle plusieurs fois de la photo comme d’une étude pour « méthodiquement interroger les monuments byzantins et les mosquées ». Butor se sert donc dès le départ de l’appareil pour mieux voir : comme un outil de mesure, de repérage et d’enquête de traces témoins de l’Histoire. Au total, il m’a confié avoir conservé près de mille négatifs : il a égaré la majorité d’entre eux, avant d’arrêter définitivement la photo. Même si cet arrêt a été définitif, il me disait rêver de reprendre un jour l’appareil photo. Pour ce qui est de la façon dont il agençait ses images, Michel Butor allait souvent chercher des motifs la veille, avant de s’installer : il privilégiait les moments où la lumière était la meilleure, quand les ombres étaient les plus prononcées. Il réfléchissait aussi beaucoup à ce que la réalité allait donner en noir et blanc. Et puis il y a ce format 6x6 du Semflex sur lequel il y a tant à dire…Prendre des photos formate l’œil et laisse des traces indélébiles dont on ne se sépare jamais définitivement. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’aux côtés de Marie-Jo, qui pratiquait la photographie, c’était comme « photographier ensemble à deux signatures » : Butor a gardé jusqu’au bout son regard de photographe, et écrire avec les images des autres lui a permis de continuer à « faire passer [ses] déclics[2]».

Vous a-t-il parlé à l’époque de la fabrication de ses cartes postales ? L’avez-vous vu à l’œuvre ?

A.G : Nous n’avons pas directement abordé cette question. Cependant, j’ai pu constater combien cette activité était essentielle pour lui : lors de mes visites, notre rendez-vous suivait ou précédait ce temps de fabrication et d’écriture. Il est arrivé que je poursuive mes lectures dans le bureau pendant que Michel Butor terminait ses correspondances. Assis dans son fauteuil, il avait à sa disposition immédiate tous les outils dont il avait besoin pour se focaliser sur son activité sans s’interrompre. J’ai toujours pensé que le temps et le soin avec lequel il s’adonnait à cette activité était à la mesure de celui qu’il avait toujours pris pour la manipulation de ses propres images quand il pratiquait la photographie. Après tout, il a commencé à envoyer des cartes au même moment qu’il a arrêté de faire des images. Au format carré se substitue un éclatement total du cadre qu’il déjoue dans ses collages…  

Pour cet ouvrage, vous avez fait « des images à partir d’images ». Comment avez-vous préparé vos prises de vues, orienté vos cadrages ? Y avait-il des contraintes ? Vous écrivez avoir rencontré certains destinataires des cartes postales…

A.G : Plus les lots étaient conséquents, plus c’était fascinant : je souhaitais lire l’ensemble de ce que j’avais à disposition avant de photographier, afin que mes prises de vue soient motivées par l’échange épistolaire. Comme je l’explique dans le livre, j’ai tenté de mettre en valeur tel ou tel motif, texture, pli, selon ce que m’inspirait la relation qui l’avait motivé. L’idéal pour moi était de photographier les cartes sur place : chez Michel Butor où elles avaient été conçues ou chez les artistes. Je me suis adaptée au lieu sans apporter de lumière artificielle ou anticiper un décor, mais toujours en partant de lui. À Lucinges, j'ai aussi photographié des cartes en extérieur, en jouant parfois de l'équilibre des papiers soulevés par le vent. Lorsque j’ai pu me déplacer chez les artistes, la rencontre et l’échange avec les heureux destinataires jouaient tout leur rôle dans mon inspiration. Ainsi de Lucien Giraudo, Marie Morel, Mylène Besson et Maxime Godard qui m’ont chaleureusement accueillie dans leur univers. Les artistes ayant échangé avec Butor étaient si nombreux ! On aurait pu faire un tour de France, du monde…

....................

[1] « Conversation avec Michel Butor, 10 juin 2014, Lucinges », Adèle Godefroy, Le Prétexte photographique dans l’écriture de Michel Butor, thèse de doctorat, Université Sorbonne-Nouvelle, p.522.
[2] Voir le "Dossier Butor" sur le site PHLIT, Répertoire de la photolittérature ancienne et contemporaine (2011). URL : http://phlit.org/press/?p=90 (consulté le 30 septembre 2016)

Mireille Calle-Gruber, vous êtes également l’une des destinataires de cette correspondance visuelle. Comment appréhendiez-vous cette forme épistolaire, ces cartes composées et poétiques ? Que produisait leur réception ?

Mireille Calle-Gruber : Le nom de « cartes magiques » ou de « courrier magique » correspondrait mieux que celui de « cartes postales » pour exprimer ce que suscitait en moi la réception des messages de Michel Butor. L’enveloppe déjà, qui se distinguait par son format A5, portait les traces de l’extraordinaire voyage :  flèche noire, parfois verte, devant le nom du destinataire, le mot LETTRE en majuscules manuscrites rouge, sur la gauche, entouré d’un large rectangle de couleur, nom et adresse de l’expéditeur sur le front gauche cependant que sur le front vis-à-vis à droite les timbres dansaient, toujours différemment, dans une envolée d’images choisies. Comme si ces missives, balafrées tamponnées, estampillées, avaient traversé nues et océans. Les lettres de Michel Butor semblaient arriver des antipodes, et avoir affronté tous les risques des longs courriers !
Bien que nous ayons beaucoup travaillé ensemble et échangé, cette aventurière, je l’accueillais chaque fois avec le sourire, avec curiosité, et un brin de fébrilité devant la découverte.  À la réflexion, je pense qu’à l’arrivée de la poste, j’étais un peu comme un enfant déballant ses paquets cadeaux le matin de Noël ! C’était certainement l’effet recherché par Michel Butor.
Quant au feuilletage des fragments assemblés, il offre les joies du secret sans secret. Il faut, de l’œil, du doigt, des deux mains, soulever, retourner, déplier, écarter, rabattre, vérifier qu’aucune plage aucune paperolle n’a échappé. L’écrit tient du poème en prose tant l’espace est contraint ou enjambe d’un pan à l’autre. Un tableau de la vie courante s’esquisse sur la crête des mots, cependant que  sautent aux yeux des images multicolores porteuses de mondes. Ce ne sont pas des nouvelles, que l’on reçoit, c’est un héritage !
« Cartes magiques », car ces strates de papier qui coulissent rappellent l’ardoise magique, avec cette différence que, alors que les tracés sur les couches de l’ardoise s’effacent d’une glissade de côté, les assemblages de Butor invitent à une manipulation qui fait réapparaître ce qui a momentanément disparu. Lire le courrier de Michel Butor, c’est apprendre à lire : combiner, interpréter, modifier et composer sans fin. C’est un assemblage poétique et c‘est aussi un partage politique.

Vous parlez notamment, dans votre préface, de la « première correspondance assidue, lettres et cartes postales », que Michel Butor a entretenue avec sa mère…

M.C-G. : L’expérience de l’ardoise magique, Butor l’a vécue : une première fois, adolescent, avec sa mère, devenue sourde, qui l’utilisait pour communiquer ; plus tard, avec son ami Georges Perros devenu muet suite à un cancer de la gorge.  Avec sa mère, il usait aussi d’un parler son coupé, il dessinait les mots du mouvement de ses lèvres lesquelles étaient comme un livre ouvert. C’est dire que très tôt, dans la vie de Michel Butor, communiquer ça a été écrire.  Et que c’est cet apprentissage créateur du lire-écrire qu’il transmet par les cartes magiques à ses destinataires.
Lorsque Michel Butor quitte le domicile des parents pour étudier à Paris, puis lorsqu’il commence à voyager, Égypte, Italie, Espagne, Grèce, il continue à écrire quasi quotidiennement à sa mère, conservant grâce au lien épistolaire l’intimité de la langue maternelle. Le plus touchant est que ces lettres et cartes postales (à ce moment-là, ce sont encore de vraies cartes postales touristiques) expédiées entre 1945 et 1965 ont été soigneusement conservées par la destinataire ; elle les a organisées en classeurs intitulés « Lettres à sa mère », et l’on peut suivre ainsi la brillante carrière du jeune intellectuel par les yeux de celle qui croit en lui. Ces écrits composent des descriptions littéraires, de paysages, de scènes, d’espaces pittoresques ainsi que des remarques, çà et là, sur l’état du roman en cours. C’est l’époque où Michel Butor fait de la photographie argentique – on est « au temps du noir et blanc » ainsi qu’il a intitulé l’album publié chez Delpire  –, il prend des notes de « choses vues », découvre ce qu’il appellera le « génie du lieu ». Dans ces années cinquante, à l’adresse de sa mère, il invente ainsi un genre littéraire :  une géographie poétique critique qui va nourrir son œuvre, ouverte sur la diversité du monde.

Quelle place avait la correspondance dans la vie et l’œuvre de Michel Butor ?

M.C-G. : La correspondance, c’était un véritable rituel chez Michel Butor. Après le petit-déjeuner suivi de la promenade matinale avec son chien, il montait dans son bureau, s’asseyait à la table aux couleurs où se trouvait tout un petit atelier, ciseaux, papiers, les scotches multicolores, bouts de laine bouts de ficelles, et il farfouillait, bricolait, écrivait avec un plaisir évident. Il y avait chez Butor, et il y a dans son œuvre, un imaginaire postal très puissant qui va de pair avec l’imaginaire du voyage et le désir d’étranger. Envoyer des lettres aux quatre coins du monde, c’est multiplier les correspondances : dessiner des réseaux, tisser les espaces-temps les plus inattendus, entre les contraires, les opposés, les inconnus, entre les langues, entre les cultures. Il y a les vraies lettres, les Lettres des Antipodes, que Michel écrit à Marie-Jo depuis l’Australie, et qui sont intégrées dans Boomerang. L’écriture adressée lance des idées, fait bouger les mots de la pensée, elle met en mouvement, tout est mobile, la vie, la terre entière est un mobile – c’est le titre d’un de ses livres inclassables : Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis, que rythme la partition des fuseaux horaires et l’écho des voix multilingues dans une Babel heureuse. Le  rythme même des ouvrages de Michel Butor est celui des échanges  (Envois, Exprès, sont des titres de recueils), ou celui des correspondances à la manière de Baudelaire : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Butor appelle cela « l’Utilité poétique » : elle favorise l’écoute et la tolérance. Je pense qu’il aurait pu dire, comme Jean-Luc Godard : « Tout texte est un envoi, une adresse, tout texte est une lettre, une lettre à la bien-aimée ».

Vous avez travaillé pendant des années avec Michel Butor, écrit une fiction à quatre mains : Le Chevalier morose, dirigé la publication de ses Œuvres Complètes (12 volumes – 2006-2010 – réunis par les éditeurs de La Différence, à l’époque Joaquim Vital et Colette Lambrichs) et vous codirigé les Cahiers Butor (annuels) dont le numéro 3 intitulé, Michel Butor et la musique, va paraître cette année. Presque tous les auteurs du « Nouveau Roman » ont investi d’autres territoires artistiques (théâtre, cinéma, radio, peinture, musique) et ont poussé les limites du médium choisi. Butor en a exploré plusieurs et les Cahiers restituent justement la diversité de son œuvre…

M.C-G. : Vous avez raison : avec la création des Cahiers Butor, création que j’ai projetée en accord avec Michel Butor, j’essaie de restituer la diversité vertigineuse de son œuvre. Il est vrai que les écrivains du Nouveau Roman en particulier, et plus généralement les écrivains du XXème et XXIème siècles, conjuguent la littérature avec les arts : Robbe-Grillet le cinéma, Nathalie Sarraute et Robert Pinget le théâtre, Claude Ollier les pièces radiophoniques et la critique cinématographique ; Claude Simon la photographie et la peinture. Michel Butor les surpasse tous : photographie, musique, livre d’artistes, collages, cinéma, scénario sont ses champs d’action, outre la littérature qu’il pratique en poète, romancier, essayiste et inventeur de formes hybrides.  Il écrit partout et sur tous supports : sur la glaise mise en boules par Jean-Luc Parant, sur l’écorce des arbres d’André Villers, sur les étoles de soie pour la Boutique Extraordinaire d’Agnès, sa troisième fille. Ce sont ces expériences faites en collaboration avec les artistes avant la publication en volume, qui se trouvent recueillies dans les Cahiers Butor. Ils exposent, ces Cahiers, la pluralité des formes générées par un faire-ensemble ; et ils donnent le sérieux nécessaire à l’étude. La place des images est très importante. À part le troisième, Michel Butor en musique, qui paraîtra à l’automne, nous avons publié Michel Butor et les peintres, et Les Compagnonnages de Michel Butor. Les artistes sont en effet pour l’écrivain de véritables « compagnons » : l’amitié les soudent, mais aussi, ils forment, telle les guildes autrefois, des ateliers d’artisans qui travaillent ensemble et s’enseignent mutuellement. Nous prévoyons encore : Michel Butor et les objets ;  Michel Butor photographe parmi les photographes ; Michel Butor au cinéma ; Michel Butor et le politique.
En fait, les Œuvres complètes sont toujours incomplètes, observe Michel Butor au terme de notre entreprise aux éditions de La Différence où 12 volumes ont été publiés. L’écrivain considère qu’il y a une « littérature dormante », où puise tout écrit, et que ces eaux dormantes de la littérature sont difficilement identifiables. Ce sont aussi bien des lectures, des échanges épistolaires, des propos de table, des événements familiaux… Ce sont ces nappes phréatiques de l’œuvre que nous essayons de donner à découvrir dans les Cahiers Butor.

....................

Références bibliographiques

Georges Perros, L’Ardoise magique, avec un poème liminaire de Michel Butor, La voix coupée, et une postface de Bernard Noël, Paris, L’œil ébloui, 2014.
Michel Butor, Au temps du noir et blanc, avec la collaboration de Mireille Calle-Gruber, Paris, Delpire, 2017.
Michel Butor, Le Génie du lieu, Paris, Minuit, 1958.
Michel Butor, Boomerang (1978), Œuvres Complètes de Michel Butor, sous la direction de Mireille Calle-Gruber,  V. Le génie du lieu 2, , Paris, La Différence, 2007.
Michel Butor, Mobile. Etude pour une représentation des Etats-Unis, O.C., op.cit., 2007.
Michel Butor, Envois, Exprès (Envois 2),  O.C., IV. Poésie 1, op.cit., 2006.
Cahiers Butor I. Compagnonnages
(sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Adèle Godefroy, Jean-Paul Morin), Hermann, 2019.
Cahiers Butor 2. Michel Butor et les peintres (sous la direction de Mireille Calle-Gruber et Patrick Suter), Hermann, 2022.
Michel Butor en musique (sous la direction de Mireille Calle-Gruber et Marion Coste), à paraître en 2024.

                                                                               *