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La Grâce, un texte de Gaëlle Obiégly sur le thème du Printemps des Poètes 2024

édition mars 2024

Articles critiques

La Grâce.

C’est le premier jour du printemps, la saison gracieuse. Ce grade correspond à un entrelacs de phénomènes réjouissants comme retour de la lumière, la renaissance des végétaux, les jours fériés, les amours, les fraises, les asperges, les poètes, les merles et les hirondelles, les agneaux et les cochons de lait, la floraison. J’ai remarqué, le premier jour de printemps, quelques fleurs énormes sur un magnolia. Elles ne m’ont pas surprise. Plusieurs publications sur Instagram avaient précédé leur réalité. De ce fait, quand j’ai vu en vrai cet arbre en fleurs, j’étais blasée. La nature nous a livré dans les délais. Magnolia conforme à nos attentes. Il est près de l’arrêt de bus où je suis montée pour me rendre dans une école d’art. L’arrêt St Hilaire, à Rouen, si vous souhaitez le voir sur Google Earth. Je me suis rendue dans un quartier de HLM de Rouen où se trouve l’école des Beaux-arts, qui y a été déplacée il y a une dizaine d’années, je me souviens que ça avait fait un tollé, au moment du déménagement, une pétition avait atterri dans ma boîte mail. On m’a proposé d’animer un workshop pour les étudiant.es en arts plastiques et création littéraire. J’ai dit oui en me promettant que ce serait le dernier workshop de ma vie. Enseigner est un travail très éprouvant, comme psychiatre sans doute. Ce sont des métiers de chevaliers. Chaque fois que j’ai à parler devant beaucoup de gens, j’appréhende leur jugement. Il me faut la compagnie de livres qui sont des amis. Non pour les lire et les citer mais comme secours. J’ai appris en lisant. J’ai fréquenté très peu d’écoles. Dans les établissements, je redoutais le jugement des adultes. À présent, dans les établissements, je redoute les jeunes. Pendant les études, il y a eu des moments de grâce. Ils ont eu lieu en dehors. Le professeur d’histoire de l’art médiéval, je me souviens, avait proposé une excursion à Laon. Nous avons regardé la cathédrale en détails. Au début des années 1990, nous n’avions pas encore de smartphones. Il nous fallait donc observer, écouter, dessiner, prendre des notes. C’était fatigant. Le professeur était un érudit affable et généreux. Il nous a expliqué beaucoup de choses puis, voyant notre attention baisser, il nous a emmenés manger des pizzas. Ce repas fut plein de rires et d’histoires. Le professeur nous aimait autant qu’il aimait les statues, les livres d’heures, les voûtes en ogive, l’art cistercien. Autour de lui, à table, il y a nous autres jeunes, qui aimons un peu l’architecture gothique, beaucoup l’art contemporain, les manifs, et surtout les jeux vidéo, les nuits au Palace, manger des kebabs, s’enivrer, s’embrasser à pleine bouche. Partager un repas avec le prof était clairement un témoignage d’affection mutuelle. Il a payé pour tout le groupe de jeunes fauchés que nous étions. Si bien qu’il incarne le moyen âge au style doux et souple. Un roi qui nous enseigne à devenir preux et courtois, en racontant des histoires, en détaillant un vitrail, en décrivant une enluminure aux entrelacs avant-gardistes. Nous l’écoutons paisiblement, devenus anges au sourire discret. Je n’avais pas encore rencontré Perceval ni les sorcières, j’aimais déjà leur décor. Le professeur nous a offert un banquet de gai savoir, de pizzas et de sodas. La trace de cet enseignement consiste en un énorme livre de quelques kilos, un livre consacré à l’art médiéval. C’était ma bible à une époque. J’y retrouve, en tout petit, des choses monumentales dont les détails s’appréhendent avec des jumelles. Ou par des textes. Ou des évocations.

Quand je suis arrivée à la gare de Rouen, la poignée de ma valise a cédé sous le poids des livres. J’ai dû la traîner. Normalement, j’évite cela, j’aime mieux la porter. J’évite, disais-je, de la traîner car le bruit rauque de ses roulettes écrase le chant des oiseaux. A l’aube, le dialogue de deux corneilles ; puis, celui de mon fardeau. C’est banal. Premier jour du printemps, pourtant la réalité est piteuse. Je pense à la grâce, à cause de la date. Qu’est-ce qu’on appelle la grâce ?

Il m’est rarement arrivé d’employer ce mot. Je me souviens brutalement d’une situation où le mot est monté dans ma gorge. J’écoutais une cassette des Beatles dans l’Austin de ma mère. Une voiture grise, je vais dire gris perle pour que ce soit gracieux. En entendant Penny Lane, j’ai vraiment eu l’impression d’avoir des ailes et un pénis. C’est-à-dire ce qu’il me manque. Je ne comprenais pas tout ni à la chanson ni à mon vertige assorti d’une folie des grandeurs. Au-delà du pare-brise, le parking d’Intermarché. Fondu image. Un autre décor apparaît. Plusieurs garçons, je m’y inclue, jouant de la musique dans la cave d’un logement modeste. Cinéma mental. Une rue triste, humide, misérable, un patelin lugubre. Un commerçant sur le pas de sa boutique, le ciel soudain superbe, très bleu. Vient un tourbillon mordoré. Il fend les murs. Lumière éclatante, comparable aux rayons qui pénètrent dans les églises vides. Dans l’Austin de ma mère, je sais que j’ai prononcé ce mot : la grâce. Pour désigner, alors, un phénomène météorologique et musical. Mais aussi, cela m’apparaît avec le recul, pour désigner l’accueil d’une joie insoupçonnée. L’absorption d’une gorgée d’éternité. Quelque chose de frais. La réalité devenue affectueuse. On aime la vie, on la trouve extra. Est-ce que ça vient d’en haut, la grâce ?

Ce premier soir de printemps, avec la question ci-dessus énoncée, j’erre dans une ville où je viens pour la première fois. Je la connais par un livre qui m’a fait pleurer d’amour. Le roman de Flaubert, lu autrefois sur la plage de Trouville. A Rouen, à présent, je remarque un autochtone. Il se tient droit. Il est calme au milieu des passants. Je pense à Charles Bovary. Son regard semble s’adresser aux pierres et cela me ramène à la scène poignante où Charles, veuf, tourne en rond dans sa courette en marmonnant des phrases aux murs. L’homme que j’observe est tourné vers la façade de la cathédrale de Rouen. Il a les lèvres qui remuent. Je fais pareil. Des phrases se forment sur ma bouche à peine ouverte. L’homme est habillé en bleu ; je suis en rouge. La pierre se teinte d’un rose presque violet, fusion de nous deux. La façade rougit, on dirait. L’émotion de l’homme s’est transmise à la pierre. La façade, vieillarde rongée, retrouve sa jeunesse un instant. La cloche se met à sonner. Ouverture du printemps. La rumeur de la ville s’éteint. Tout le monde se tait. Tout le monde se regarde. Est-ce que la grâce vient d’un regard ? D’une attention ? Cette fameuse grâce, comment ça se produit ?

Un instant où tu lèves le regard. Et quelque chose t’arrive, quelque chose de soyeux. Cela vient de toi partiellement. La montée de ta puissance, tu la sens. Un instant où l’on n’est pas blasé. Un instant où l’on s’éveille d’un cauchemar avec joie. Ce premier jour de printemps, cela survient devant une façade lumineuse mais cela peut arriver n’importe comment, même par une gifle. Est-ce qu’une violence peut faire surgir la grâce ?

Oui. S’il s’agit de faire grâce. Comme on le lit dans les aventures de Perceval. Le jeune homme met pied à terre, raconte Chrétien de Troyes. Une fois descendu, il tire son épée. Il lance l’assaut sur son ennemi. Les coups sont violents. La bataille dure très longtemps. L’ennemi tombe. Il tombe et il demande grâce. Le jeune homme lui répond qu’il n’en est pas question. Il veut l’étriper. En finir. Il a la rage de vaincre. Mais un souvenir lui revient brutalement. Il interrompt ses assauts. Il pense au gentilhomme qui lui a appris à ne pas tuer un chevalier du moment qu’il l’a déjà vaincu. Le jeune homme réfléchit. Il tire sa vertu de l’enseignement reçu, il l’offre à son tour. Il fait grâce. Et c’est ainsi qu’il domine son ennemi. Est-ce que la grâce est l’inverse de la force ?


« Le Désir » • Texte de Gaëlle Obiégly | Fondation la Poste : Printemps des Poètes 2021

L'Éphémère. Par Gaëlle Obiégly | Fondation la Poste : Printemps des Poètes 2022

Texte inédit sur le thème du Printemps des Poètes : Frontières. Gaëlle Obiégly | Fondation la Poste : Printemps des Poètes 2023